L'heure décisive
XIII
C’était un commencement de novembre doucement humide, presque tiède encore aux heures brèves où le soleil allumait une flambée d’or sur le pourpre des rameaux, sur la jonchée frissonnante des feuilles roussies qui s’écrasaient sur la terre humide.
Bertrand avait toujours aimé ce somptueux décor d’automne. Mais, cette après-midi-là, revenant de chasser dans les bois qui s’étendaient derrière le château d’Astyèves, il ne songeait pas, pourtant, à remarquer qu’il semblait avancer à travers un paysage de légende, où les arbres étaient d’or. Il se demandait, distrait, quels visiteurs annonçait le sillon nouveau creusé par les roues sur le sable de l’allée menant au perron d’entrée. Il fit encore quelques pas. Alors, il aperçut, immobilisé dans un angle de la cour, dite d’honneur, l’équipage bien connu des Arnales.
Encore eux ! Sans cesse, depuis quelques mois, il les trouvait sur sa route ; Yvonne, tentation brillante et coquette, redoutable pour un homme qui avait, aussi dominateurs, des besoins, des goûts, des habitudes de luxe, dont il ne se sentait ni le désir ni la volonté de se défaire.
Et parce qu’il se connaissait bien et savait la mesure de sa fragilité, qu’il devinait autour de lui la double complicité de sa mère et de Mme Arnales, il voulut se dérober à cette visite et se dirigea vers une petite allée qui fuyait discrètement sous la voûte d’or fauve de ses branches pressées.
Trop tard ! Du haut de la terrasse sur laquelle s’ouvraient les appartements du rez-de-chaussée, une voix claire, d’une froide sonorité de cristal, lui jetait :
— Impossible de vous sauver ! Monsieur d’Astyèves, je vous ai aperçu…
Il s’arrêta, levant la tête et vit Yvonne qui le saluait d’un sourire coquet. Habillée d’un costume sombre, artistement taillé, son visage menu coiffé d’une toque à grandes ailes, ennuagé par le long boa de plumes d’un gris de perle très pâle, elle incarnait ainsi une jolie vignette de Parisienne blonde dont les yeux connaisseurs de Bertrand furent flattés. Tout de suite, elle discerna le muet éloge et une sensation de plaisir anima sa physionomie sans charme.
Lui répondait, se rapprochant, vaincu par les circonstances :
— Je désirais me dérober parce que ma tenue de chasseur me fermait la porte du salon. Mais si vous voulez bien excuser mon accoutrement, j’aurai l’honneur de me joindre à ma mère pour recevoir votre très aimable visite.
— Prenez garde, monsieur d’Astyèves, si vous étiez femme, on pourrait justement vous accuser de coquetterie.
— Parce que…?
— Parce que…, — prenez ma déclaration pour ce qu’elle est, la simple constatation d’un petit fait, — parce que votre accoutrement, comme vous dites, ne vous donne vraiment pas le droit de fuir vos semblables, fussent-elles même réunies dans un salon.
Bertrand s’inclina :
— Vous êtes infiniment indulgente, mademoiselle.
Ils étaient demeurés sur la terrasse. Du salon, une voix s’éleva, celle de Mme d’Astyèves :
— Bertrand, est-ce toi ? Entre donc et ramène Yvonne, elle va avoir froid.
— Me voici, ma mère. Je m’excusais auprès de Mlle Yvonne d’avoir à me présenter en tenue de chasseur et j’ai le même pardon à solliciter de Mme Arnales.
— N’importe comment, vous savez que vous êtes toujours le bienvenu. C’est pourquoi nous trouvons que vous vous êtes fait un peu rare à la Saulaie depuis notre retour ! Vous allez avoir à vous prodiguer, si vous souhaitez faire oublier votre négligence à vos amis et voisins.
— Madame, je m’y emploierai de mon mieux.
Elle lui tendait sa main qu’il baisa. Sous sa voilette, amincie par le costume tailleur bleu foncé, elle semblait vraiment beaucoup plus la sœur aînée que la mère de sa fille. Il le lui fit délicatement entendre, et ce discret compliment parut lui être très sensible. C’était décidément un parfait gentilhomme que ce Bertrand d’Astyèves, et elle ne pouvait s’étonner qu’il plût si fort à sa fille, que celle-ci parût s’être, sérieusement, mis en tête de ne pas vouloir d’autre époux.
— Bertrand, une tasse de thé ? proposa sa mère qui avait noté la petite scène. Je vais t’en verser.
— Ma mère, je vous en conjure, ne vous dérangez pas, je me servirai fort bien seul.
— Hum ! tu sauras bien user de mon samovar ?
— Madame, voulez-vous me permettre de vous remplacer et d’offrir du thé à M. d’Astyèves ? proposa Yvonne, se levant de la petite banquette où, attentive, elle écoutait en silence les propos échangés.
— Mademoiselle, vous me remplissez de confusion. Ne prenez, je vous en prie, nul souci de moi. Ma mère me fait injure en me croyant incapable de me servir d’un samovar.
— Bah ! le dérangement ne vaut même pas la peine qu’il en soit question, et verser le thé rentre dans mes attributions de jeune fille.
Elle s’était rapprochée de la table où luisait l’éclair d’argent de la théière, sur la nappe ourlée de guipure ; et sa main dégantée versait le liquide brûlant, offrait le sucre.
— Un morceau ? deux ? trois ?
Près de la cheminée qu’embrasait une joyeuse flambée de bois, les deux mères causaient, liées plus encore par leur commun séjour à Gérardmer. Une même arrière-pensée flottait en leur esprit, tandis qu’elles échangeaient de menus propos de salon. De la même voix haute, qui était si désagréable à Bertrand chez Yvonne, Mme Arnales expliquait :
— Ce que fait mon mari ? chère madame. Il est en Italie, attiré par sa passion de collectionneur, pour assister à je ne sais quelle vente de bibelots anciens qu’on lui a annoncés comme fort précieux. Il en est fanatique, comme sa fille l’est, du reste, de peinture, surtout depuis quelques semaines. Elle prétend que les nuances d’automne sont un véritable régal pour les yeux et que les chrysanthèmes valent, pour elle, toutes les roses de juin !… Et, à ce propos, il paraît que vous avez une admirable collection de chrysanthèmes ?
— Oui, assez réussie, en effet. S’il vous était agréable de la voir…
— Chère madame, je vous avoue que je crains beaucoup l’humidité, mais Yvonne serait ravie de contempler vos fleurs.
— Bertrand est tout à ses ordres pour lui en faire les honneurs, si vous l’y autorisez et si Yvonne le désire.
— J’accepte bien volontiers pour ma fille ; n’est-ce pas ? Yvonne. Monsieur d’Astyèves, je vous la confie. Ne la laissez pas s’éterniser dehors. En cette saison et à cette heure, un rhume est vite attrapé.
Ravie, Yvonne l’était aussi profondément que le lui permettait sa froide nature, et bien plus encore que sa mère ne le supposait. D’un pas léger, elle descendit les marches de la terrasse auprès de Bertrand, qui n’avait pas eu un mot pour appuyer l’offre de Mme d’Astyèves.
Un souffle humide les enveloppa d’une averse de feuilles mortes. Au passage, Yvonne en saisit une et se mit à rire :
— Ne vous moquez pas de moi, la légende veut qu’une feuille d’automne ainsi prise au vol porte bonheur.
— Le bonheur ? Mais je pense que vous êtes de celles qui n’ont pas à le désirer…
Elle glissa vers lui un regard rapide.
— Qu’en savez-vous ?
— Rien, en effet, si je ne m’en rapporte aux apparences.
— Dans quelques années, je vous dirai si les apparences étaient justes ou non, pour peu qu’il nous soit encore donné de cheminer ainsi solitairement, par une tiède après-midi d’automne.
Bertrand mordit sa lèvre avec impatience. Quelle lubie prenait à la futile Yvonne de se montrer sentimentale après avoir laissé afficher un instant plus tôt ses ridicules prétentions à la qualité d’artiste… Elle, artiste ! Éprise de peinture ! Quelle comédie jouait-elle là ?
Une envie mauvaise lui traversa l’esprit de répondre par une de ces ripostes qui, sous leur forme courtoise, écrasent les rêves, de telle sorte que jamais plus ils ne peuvent renaître. Mais il l’aperçut à ses côtés, si élégamment svelte et blonde, que, l’œil charmé de nouveau, il désarma.
Tournant vers lui son visage souriant, elle interrogeait :
— L’automne est votre saison favorite, n’est-ce pas ?
— Du moins, je l’ai en sympathie particulière pour tout ce qu’elle renferme de poésie mélancolique, pour son charme triste d’adieu, pour ses lumières voilées et l’harmonie incomparable de ses feuillages…
Il songeait tout haut, insoucieux d’être entendu par l’étroite cervelle de cette petite mondaine. Mais, d’instinct, elle répliqua, cherchant à se mettre à l’unisson :
— Oui, les bois sont étonnants de couleur à ce moment… Et puis, c’est joli ce petit bruit de feuilles qui s’écrasent sous les pieds… Joli et amusant ! je dois me hâter de jouir de cette fête de l’automne, car nous ne tarderons plus beaucoup à regagner Paris.
— Perspective qui vous est fort agréable ?
— Comme vous dites ! d’autant que je compte bien profiter de mon dernier hiver d’entière liberté.
— Votre dernier hiver ?
Hardiment, elle expliqua, les yeux arrêtés sur la pointe effilée de sa bottine :
— Mon dernier hiver de jeune fille. Mon père trouve qu’il m’a donné un assez long crédit pour me décider à fixer mon avenir… conjugal ! Qu’enfin il me faut faire un choix…
— Et cela vous effraie ?
— Un peu !
Pour éviter un silence, il demanda machinalement :
— Pourquoi ?
— Parce que j’entends être heureuse à ma guise, que je vois comment je puis l’être, mais que je ne suis pas sûre d’obtenir jamais la réalisation de mon désir ! Je sais ce que je veux, mais il ne suffit pas toujours de vouloir…
Presque une émotion vibrait dans la voix trop claire d’Yvonne ; et son visage coquettement mièvre, avait une vie inaccoutumée, tandis qu’elle avançait dans l’allée sur la jonchée d’or rouge que foulaient ses pieds menus. Il s’étonna ; et, si indifférente lui fût-elle, il se demanda, avec une curiosité détachée, quel pouvait bien être le rêve de cette parfaite poupée de salon, de cœur sec, d’esprit frivole, que ses lèvres minces trahissaient de volonté tenace pour réaliser ses désirs comme ses fantaisies.
Sincère, il dit :
— Vous n’avez guère non plus, je le crois, le droit de craindre que ce que vous souhaitez ne puisse s’accomplir…
— Le croyez-vous…, vraiment ?
— Je le pense, du moins.
Une seconde, elle demeura silencieuse ; puis, d’un accent singulier, elle dit :
— J’accepte l’augure. Mais n’allez pas trop, je vous en prie, imaginer, parce que votre parc encourage, par sa poésie, aux belles rêvasseries, que je suis devenue une langoureuse créature ! Personne n’est moins sentimentale que moi…
— Vous le regrettez ?
— Non. Je tiens le sentiment comme de trop fragile qualité pour tenter d’en faire du bonheur.
— Ce qui est infiniment sage de votre part.
Un sourire d’ironie crispait la bouche de Bertrand. Elle ne s’en aperçut pas. Ils arrivaient devant le massif de chrysanthèmes qui lui arrachaient une exclamation charmée.
En son genre, le jardinier de Mme d’Astyèves était un artiste, et il avait créé là une admirable symphonie de couleurs, une floraison presque fabuleuse de pétales soyeux, contournés, touffus, qui composaient de grandes fleurs étranges, pareilles à des fleurs de rêve.
— Voulez-vous, mademoiselle, me permettre de vous offrir quelques-uns de ces chrysanthèmes, puisqu’ils vous plaisent ? Avez-vous une couleur préférée ?
— Le jaune d’or, si vraiment je ne suis pas indiscrète de dépouiller ainsi madame votre mère.
Des chrysanthèmes d’or ! C’était bien ceux-là, en effet, qu’il fallait à une aussi riche héritière. Il lui en cueillit une superbe moisson, tandis qu’elle s’exclamait en phrases d’admiration puérile, un peu mignarde, exprimée avec des termes de peintre. L’éblouissante gerbe enserrée à peine par ses mains gantées de blanc, elle la contemplait ; contente, bien moins des fleurs que de l’attention qu’il avait eue de les lui offrir, de sa solitude avec lui dans ce grand parc majestueux dont les lointains embrumés les isolaient du reste du monde. A travers le ciel gris, de rares oiseaux passaient. Autour d’eux, les branches frissonnaient sous leur feuillage de légende. Elle vit qu’il regardait les rameaux empourprés ; et, aussitôt, dit en souriant :
— Vous préférez, n’est-ce pas, ces feuilles rousses aux aiguilles vertes des sapins de Gérardmer ?
Mais la réponse se fit attendre un peu et la voix d’Astyèves semblait s’être tout à coup assourdie, quand il dit d’un indéfinissable accent :
— J’aimais tout à Gérardmer… J’y ai passé des semaines que je n’oublierai jamais, de celles qui vous hantent plus tard quand on a la certitude de n’en plus pouvoir revivre de semblables !
Elle ne pouvait savoir que ce seul nom de Gérardmer vibrait en tout son être, évoquant aussitôt, au plus intime de son âme, la vision de la jeune fille qui était le fantôme exquis et redouté de ses heures de solitude… Elle ne pouvait savoir. Et, revenant auprès de lui, vers la terrasse, elle réveillait légèrement le souvenir des jours d’été. Tout à coup, très naturelle, elle nomma Denise, expliquant :
— Maman pense reprendre ses quinzaines musicales dès janvier et y faire figurer assez souvent Denise Muriel, qui est, paraît-il, en train de passer étoile. Elle est annoncée aux concerts du Conservatoire et aussi à Colonne. Vous allez pouvoir vous offrir, de nouveau, le plaisir de l’entendre…
— Ce n’est pas chose certaine, car j’ai toute sorte de chances pour n’être pas à Paris cet hiver…
Elle le considéra saisie, tellement qu’elle s’arrêta.
Il avait toujours son masque de froideur nonchalante, et, comme il regardait devant lui, elle ne vit pas l’amertume sombre, presque douloureuse de ses yeux.
— Où serez-vous donc ?
— Je l’ignore encore. Je n’en suis qu’à la période des négociations pour être attaché à quelque ambassade.
Alors rien n’était perdu ! Elle respira plus librement et se reprit à marcher. Tout haut, elle dit, redevenue bien maîtresse d’elle-même, d’un simple ton de politesse :
— Vos amis ne doivent guère souhaiter que vous réussissiez dans vos négociations.
— Pourquoi ?
— Parce qu’ils préfèrent vous garder à Paris.
— Vous me faites trop d’honneur, mademoiselle. Je vous assure que je ne mérite pas tant…
Elle ne répondit pas, cette fois. A quelques pas d’elle, venant à leur rencontre, apparaissaient Mme d’Astyèves et sa mère. Celle-ci s’arrêta et s’exclama d’un accent de reproche aimable :
— Monsieur d’Astyèves, vous abusez de ma confiance en ne me ramenant pas Yvonne ! Je viens vous l’enlever. Il est déjà quatre heures et nous n’aurons pas regagné notre home avant la nuit…
Il s’excusa courtoisement. Devant le perron, en effet, les chevaux étaient avancés, fouillant le sable d’un sabot impatient. Mme Arnales, d’ailleurs, ne paraissait nullement contrariée, et, très gracieuse, tout en se dirigeant vers sa voiture, elle retint Bertrand à causer près d’elle. Devant eux, avançait Yvonne dont Mme d’Astyèves avait, d’un geste amical, glissé le bras sous le sien.
— Alors, monsieur d’Astyèves, c’est entendu, nous comptons sur vous à dîner, jeudi prochain. Madame votre mère a bien voulu me donner sa promesse. J’emporte aussi la vôtre, n’est-ce pas ?
Il s’inclina, avec quelques mots d’acceptation polie, mais un pli presque dur s’était creusé entre ses sourcils. Les adieux s’échangeaient. Mme Arnales, prodigue de démonstrations sympathiques, Yvonne correcte, remerciant encore des fleurs qu’elle emportait.
— Il faudra revenir en chercher si vous les trouvez jolies, ma petite amie.
— Oh ! madame, vous êtes trop bonne…
Et, avec une révérence de jeune fille bien élevée, elle s’inclina sur la main que lui tendait Mme d’Astyèves. A Bertrand, elle dit adieu en dernier ; puis, appelée par sa mère, elle monta en voiture.
L’équipage s’ébranla. Sur la robe sombre, rayonnaient les chrysanthèmes d’or, la lumineuse nuque blonde dont les cheveux moussaient dans le duvet pâle du boa… Puis la vision s’enfonça dans la brume qui voilait maintenant la clarté grise tombée du ciel d’automne…
Mme d’Astyèves, frissonnante, était vite rentrée dans la tiédeur du salon. Elle s’étonna, voyant que son fils ne l’avait pas suivie. Immobile sur la terrasse, il songeait, sa pensée enfuie très loin, car il tressaillit quand elle l’appela :
— Bertrand ! tu restes dehors à rêver ?
— Rêver ! Mère, vous savez bien que les diplomates, de mon espèce du moins, ne rêvent pas !… Ce sont des gens d’un prosaïsme… pitoyable, qui leur donne, d’ailleurs, un très juste mépris pour eux-mêmes, dès qu’ils en ont conscience.
Mme d’Astyèves regarda son fils avec surprise. Pour ne pas la retenir au froid, il était rentré dans le salon, et, adossé à la cheminée, l’œil distrait, il parlait d’une voix brève et mordante.
— Mon Dieu, Bertrand, quelle sévérité ! Et quelle misanthropie ! Heureusement, mon cher grand, tous, — et toutes surtout ! — ne vous jugent pas à cette impitoyable mesure…
— C’est que ceux-là — et celles-là ! — ne me connaissent pas comme je me connais…
Mme d’Astyèves ne pouvait savoir à quel point il était sincère ; et, un peu impatientée, elle dit :
— Voyons, Bertrand, assez plaisanté. Tu sais très bien, humilité à part, que tu as l’heur de plaire… très fort ! non pas seulement à Yvonne, mais encore à sa mère qui vient de me le laisser très clairement entendre, il y a un instant, tandis que vous étiez dans le parc.
Bertrand avait eu un léger mouvement qui rejetait son visage dans la pénombre, et Mme d’Astyèves n’en vit pas la soudaine altération.
— Et quand cela serait ? ma mère.
— Cela est, Bertrand ! A ce point que, si tu le veux, Yvonne Arnales est à toi… Et c’est une fiancée telle qu’il ne t’en sera pas souvent offert de semblable…
— Au point de vue dot, je vous l’accorde. Le malheur est que je ne me sens nulle disposition pour essayer, en ces conditions, de la vie conjugale.
Il s’exprimait avec une sorte de résolution froide, âprement ironique, qui lui était si étrangère dans ses rapports avec sa mère, qu’elle le regarda de nouveau, étonnée, un peu inquiète ; son beau visage d’aristocratique douairière s’était soudain assombri.
— Yvonne ne te plaît pas ?
— Elle m’est trop absolument indifférente pour me déplaire. Si, comme vous le désirez, je l’épousais, ce serait sans nul espoir de bonheur conjugal, uniquement pour faire un brillant mariage ! Et vous m’accordez que la perspective n’a rien d’engageant !…
— Je ne la trouve pas, moi, si terrible ! En vérité, Bertrand, tu es inouï. On t’offre une jolie fille, dotée de neuf cent mille francs, que tous recherchent inutilement… Et tu n’as même pas une bonne raison à articuler pour te dérober !
Il ne répondit pas. A peine, il avait entendu. Les yeux arrêtés sur l’horizon obscurci des bois, il songeait à la femme qui avait été la tentation vivante de ces jours d’été dont le souvenir était, pour toujours, entré dans sa vie. L’image qu’il gardait d’elle n’avait pas perdu son charme troublant et délicieux ; mais elle lui semblait lointaine, pareille à une vision de rêve. Pourtant l’écho vibrait encore en lui, bien puissant, de la passion qui lui avait jeté aux lèvres une folle demande, folle mais si douce…
Il savait bien qu’aucune femme ne serait pour lui ce qu’était celle-là…
Soudain, un regret d’elle l’étreignit, aigu à en être une souffrance. Si elle eût été près de lui, il l’eût suppliée de ne plus le repousser, car il comprenait qu’elle lui était précieuse comme nulle autre ne le serait jamais…
Mme d’Astyèves l’observait, anxieuse :
— Bertrand, à quoi songes-tu ? Si tu refuses Yvonne Arnales, est-ce… parce que tu lui en préfères une autre ?
— Et s’il en était ainsi ?
Un peu pâle, elle se redressa, et sa main cessa de jouer avec le gland du coussin sur lequel elle s’accoudait :
— Veux-tu me dire qu’il y a une femme, une jeune fille que… tu aimes ?
— Que j’aime autant que je suis capable d’aimer, avec toute la passion, tout l’égoïsme, toute la fragilité d’un homme ?… Oui, peut-être !
Sa voix résonnait ironique et dure. Un lourd silence s’abattit dans la pièce. Mme d’Astyèves avait peur de la réponse qu’allait amener la question qui lui montait impérieusement aux lèvres :
— C’est une fille du monde que tu pourrais m’amener, certain que je serais heureuse de l’accueillir ?
— Si vous renoncez à tout rêve ambitieux, oui, vous serez heureuse… Autrement, non ; la jeune fille dont je parle, qui appartient à notre monde par la naissance et l’éducation, est pauvre ; pauvre à devoir travailler pour gagner sa vie…
Il ne finit pas, « elle est artiste ». Car, s’il était possible, il ne voulait pas qu’à cette heure encore, sa mère devinât que Denise Muriel était en jeu. Bouleversée, elle le regardait.
— Qu’est-ce que cette folie ? Bertrand.
— Une folie ? Pourquoi ? ma mère.
— Parce qu’avec ton caractère, tes besoins, tes habitudes, ton ambition, tu souffrirais tous les jours, en la moindre occasion, d’avoir sacrifié ta vie entière à un caprice sentimental, si séduisant fût-il !
Pas plus que Denise, sa mère n’avait foi en lui. Aprement, il jeta :
— Vous me jugez bien lâche !
— Dis que je juge de la situation avec mon expérience de mère et de vieille femme qui sait que, neuf fois sur dix, un homme qui engage tout son avenir dans une heure de passion n’a souvent pas assez de jours ensuite pour le regretter !
Elle parlait avec la force de sa conviction, très maîtresse d’elle-même en apparence. Mais son cœur battait à grands coups dans sa poitrine et ses pommettes se tachaient de rose dans la pâleur ivoirine du visage. Ambitieuse pour ce fils unique à qui son veuvage prématuré l’avait donnée toute, elle l’était jalousement ; et la brusque révélation la meurtrissait d’une angoisse aiguë qu’il voulût vraiment une pareille union…
— Enfin, Bertrand, quelle est cette jeune fille ?
— A quoi bon vous dire son nom puisqu’elle refuse d’être ma femme !
— Elle refuse !
Il semblait à Mme d’Astyèves qu’elle échappait à un abîme, et une sensation irraisonnée de délivrance lui dilata le cœur.
— Elle refuse… Mais alors ?…
— Alors, je garde l’espoir de vaincre son refus auquel je ne me résigne pas, parce qu’on ne se résigne pas à perdre son bonheur !
— D’autant, n’est-ce pas, — sois franc ! — que ce refus n’a pu être qu’une suprême habileté de sa part… Une fille pauvre ne repousse pas un parti comme celui que tu lui as follement offert !
Ses lèvres tremblantes martelaient les mots presque avec violence. Bertrand devint livide comme si l’insulte eût été lancée contre lui-même.
— Ma mère, je vous en supplie, ne prononcez pas des paroles dont vous ne pouvez mesurer la monstrueuse injustice ! C’est d’abord parce qu’elle est sans fortune qu’elle s’est refusée à moi… Puis aussi, hélas ! parce qu’elle me juge comme vous-même venez de le faire, qu’elle n’a pas eu confiance dans la sincérité, ni dans la durée de l’amour qui m’amenait à elle…, pourtant avec tout ce qui peut exister de meilleur en moi !
— Et… depuis ce moment… tu ne l’as pas revue ?
— Non.
— Eh bien ? Bertrand.
— Eh bien, vous comprenez qu’ayant dans tout l’être la pensée et le regret d’une femme, je ne me sens pas le courage de me laisser jeter dans une aventure matrimoniale où je ne serais qu’un corps sans âme !
Doucement, elle répéta :
— Oui, je comprends.
Son intuition de femme l’avertissait que la sagesse était, à cette heure, de ne pas entrer en lutte avec son fils, de laisser l’absence accomplir son œuvre dissolvante. Rien n’était perdu encore puisque cette mystérieuse inconnue avait été assez imprudente pour n’accepter aucune promesse…
En silence, comme lui, elle réfléchissait, n’essayant plus de poursuivre, — à cette heure, du moins, — une conversation trop délicate… Un domestique entra, apportant les lampes.
Alors, il se leva aussitôt, prétextant qu’il avait à s’habiller, et elle ne chercha pas à le retenir.