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La cité de l'épouvantable nuit

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VII
PLUS BAS, TOUJOURS PLUS BAS

Je me suis bâti une maison de plaisance seigneuriale,
Pour y demeurer toujours en mes aises.
J’ai dit : ô mon âme, réjouis-toi, fais bombance,
O ma chère âme, car tout est bien.

Le Palais de l’Art.

— Où allons nous ensuite ? Colootollah n’est guère à mon gré.

Le Policier et son protégé se sont arrêtés au milieu de l’interminable étendue de maisons, sous la lueur des étoiles.

— Au fin fond de l’évier, mais vous ne le croiriez pas si on vous le disait.

Ils vont jusqu’à ce qu’ils arrivent au dernier cercle de l’Enfer, par un chemin long, tranquille, tournant.

— Vous y voici, vous pouvez regarder.

Mais il n’y a rien à voir.

D’un côté, des maisons hautes et sombres, nues, sans meubles, de l’autre de basses et laides échoppes, éclairées, avec les portes effrontément ouvertes, où des femmes sont debout, marmottent, et se parlent à voix basse.

Ici règne le silence, ou du moins le silence occupé d’un bureau, d’un comptoir aux heures de travail.

Un regard jeté dans la longueur de la rue, et c’est assez !

Marchez en tête, meneurs de la Police de Calcutta. Nous n’aimons pas cette rangée de portes ouvertes, ces lampes qui flamboient à l’intérieur, cette vision furtive de tables de toilette en camelote, qui ont pour ornements des petits chiens en plâtre, des boules de verre provenant d’arbres de Noël, et aussi, — on a beau être des femmes déchues, on ne méprise pas pour cela la religion — des gravures de piété, et des statuettes de la Vierge.

Cette rue-là est longue, et il en part d’autres rues pleines de ces pitoyables marchandises.

— Pourquoi sont-elles si tranquilles ? Pourquoi cette absence de vacarme, de chansons, de cris ?

— Pourquoi en feraient-elles, les pauvres diablesses ? dit le Policier.

Et il conte d’horribles histoires de femmes attirées par ruses, et tuées d’une balle dans ce piège.

Puis ce sont d’autres récits qui réduisent à rien votre croyance aux choses et aux gens de bonne réputation.

— Vous autres, de la Police, comment pouvez-vous avoir foi en l’espèce humaine ?

— C’est que vous voyez tout cela en un tas, en même temps, et de cette façon-là, ce n’est pas très beau. Il y a de quoi vous faire bondir, n’est-ce pas ? Mais, ne l’oubliez pas, vous avez demandé à voir les pires endroits, et vous n’avez pas le droit de vous plaindre.

— Qui est-ce qui se plaint ? Sortez vos atrocités. Cette femme sur cette porte-ci, n’est-ce pas une Européenne ?

— Oui, mistress D… veuve d’un soldat, et mère de sept enfants.

— Pardon, neuf, et je vous souhaite le bonsoir, dit d’une voix criarde mistress D…, adossée à un des côtés de la porte et les bras croisés sur sa poitrine.

C’est une Eurasienne assez jolie, le corps assez grêle, et si jamais elle a eu quelque pudeur, elle s’en est défaite, il y a longtemps de cela.

Une jument birmane, informe, aux pommettes extrêmement saillantes, et une bouche comme la gueule d’un requin, appelle mistress D…, Mem Sahib.

Cette appellation détonne d’une façon qui ne peut se rendre.

Pour la façon de vivre, c’est affaire entre elle et son Créateur. Mais étant la veuve d’un soldat de la Reine, et tombée à cette bassesse triviale, à la face de la Ville, elle a commis un délit envers la Race blanche.

— Vous êtes du Haut Pays, et naturellement vous ne le comprenez pas. Il y en a un tas de cette sorte dans la Ville, dit le Policier.

Voilà le secret de l’insolence de Calcutta expliqué.

Comment s’étonner que les indigènes manquent de respect envers les Sahibs, étant donné ce qu’ils voient et ce qu’ils savent.

Au bon vieux temps les honorables Directeurs déportaient celui ou celle qui se conduisait grossièrement mal, et l’homme blanc sauvait sa face.

Il avait pu être un bandit, mais il était un bandit de grande envergure. Il ne faisait pas le plongeon devant le monde.

Les indigènes ont parfaitement le droit de ne pas céder le pas à un Sahib qui s’est donné beaucoup de peine pour prouver qu’il est de leur chair et de leur sang.

Pendant tout ce temps-là, mistress D… reste sur le seuil de sa chambre et regarde les hommes avec aplomb.

Mistress D… est une dame qui a une histoire.

Elle n’est pas fâchée de la raconter.

— Quelle était donc… ahem… cette affaire… ahem… à laquelle vous fûtes mêlée, mistress D… ?

— On disait que j’avais empoisonné mon mari en versant quelque chose dans l’eau qu’il buvait…

Voilà qui est intéressant.

— Ah ! ah ! vous avez fait cela.

— Ça n’a pas été prouvé, dit mistress D…, avec un rire agréable, de vraie dame, et qui fait le plus grand honneur à son éducation et à son instruction.

Digne mistress D., vous feriez un succès à un romancier — disons-le, à la mode française — un écrivain qui vous sortirait de cette bauge et vous ferait causer.

Le Policier fait un mouvement en avant, dans une Légion peuplée de mistresses D…

Partout les maisons vides, et les femmes qui bavardent, en robes de cotonnades imprimées.

Les horloges de la ville vont sonner minuit, mais le Policier ne paraît pas prêt à s’arrêter.

Il fait des plongeons d’ici, ou de là, comme des naufrageurs, et à chaque plongeon rapporte un spécimen de misère, de saleté, de souffrance.

Une femme, une Eurasienne, se lève assez pour se mettre sur son séant dans la couchette, et clignote d’un air endormi du côté du Policier :

— Qu’avez-vous ?

— Je demeure dans Markis Lane et…

Elle reprend avec une gravité intense.

— Je suis tellement saoule !

Elle a une physionomie de gipsy assez frappante, mais son langage aurait besoin de retouches.

— Marchons toujours, dit le Policier, nous allons revenir à Bentinck-Street et vous mettre sur le chemin du Grand Hôtel d’Orient.

On marche longtemps sans s’arrêter, et la conversation roule sur les tapis-francs.

— Il faudrait que vous vissiez nos hommes faire irruption dans quelqu’un d’eux. Lorsque nous avons marqué un enfer, nous postons des hommes à l’entrée, et nous le prenons d’assaut. Parfois les Chinois mordent, mais généralement ils se battent loyalement. C’est dommage que nous n’ayons pas un enfer à vous montrer. Entrons ici, il y aura peut-être quelque chose en train.

Ici paraît être au cœur d’un quartier chinois, car les queues de cochon (leur arrive-t-il de se coucher) fourmillent dans les rues.

— N’allez jamais seul dans une niche à Chinois, dit le Policier, en ouvrant brusquement une porte bâtarde dans une porte cochère solide verte.

Deux Chinois apparaissent.

— Qu’allons-nous voir ?

— Des petites Japonaises peut-être…

— Non, certes, par Jupiter. Attrapez ce Chinois, vite !

L’homme à la queue de cochon tâche de se sauver à travers une cour pour se réfugier dans une chambre intérieure, mais une grosse main posée sur son épaule lui fait faire volte-face et le ramène en arrière de la ligne des Anglais qui font un bruit considérable avec leurs bottes, il faut le reconnaître.

Une seconde porte est ouverte, et les visiteurs s’avancent dans une vaste pièce carrée, flamboyante de gaz.

Là, treize queues de cochons, sourds et aveugles quant au monde extérieur, sont penchés au-dessus d’une table.

Le Chinois prisonnier se démène d’un air embarrassé à l’autre bout du cortège.

Cinq… dix… quinze secondes se passent. Les Anglais sont debout en pleine lumière à moins de trois pas de la troupe, si absorbée qu’elle ne voit rien.

Alors le solide surintendant laisse tomber sa main sur sa cuisse avec un bruit comparable à une décharge de pistolet, et crie :

— Comment va, John ?

Et aussitôt, bousculade frénétique de Célestes effarés, qui tombent presque les uns sur les autres dans leur hâte à s’esquiver.

Une des queues de cochon rafle une pile de monnaie de billon.

Un autre chipe une soupière de porcelaine et il ne reste plus qu’un petit tas de cauries accusatrices sur la natte blanche qui couvre la table.

En moins de deux minutes, deux faits se sont imposés à la conviction du visiteur.

D’abord, que la queue de cochon se compose de soie en grande proportion et graisse le creux de la main pendant qu’elle y glisse ; en second lieu, que l’avant-bras d’un Chinois est étonnamment musclé et développé.

— Qu’est-ce qu’on va faire ?

— Rien. Nous ne sommes que trois et les meneurs s’échapperaient. Nous nous sommes assurés d’eux de façon à les prendre quand nous voudrons, si cette petite visite ne leur donne pas l’idée de déménager… Hi John ! pas de prise cette nuit. Montrez-nous comment vous faites jouer. Celui qui nous a renseignés, c’est ce gros jeune homme.

La moitié des queues de cochon s’est sauvée dans l’obscurité, mais les autres, ayant reçu l’assurance, la triple assurance que ce soir la Police ne veut pas faire de capture, retournent autour de la table pendant que le croupier manipule les cauries, le petit râteau de bambou recourbé, et la soupière.

Ils ne jouent jamais aux jeux de hasard, ces innocents.

Ils sont seulement venus pour regarder et aller fumer l’opium dans la chambre voisine.

Toutefois, à mesure que la partie marche, leurs yeux s’allument l’un après l’autre, ils mettent de l’argent sur pair ou impair, le nombre de cauries qui se trouvent couvertes ou non couvertes par la petite soupière.

Cet amusement-là s’appelle Mythan, et quelle que soit sa gravité, il est propre.

La police regarde pendant qu’ils risquent la somme énorme de deux annas distribués par fractions sur une horreur peinte sur parchemin, — un des Struldbrugs de Swift, qui aurait perdu le chemin de Laputa[8].

[8] Voir les Voyages de Gulliver, 3e partie.

Quand cette somme fabuleuse revient doublée, à son propriétaire, le perdant n’est pas loin de se casser le front contre la table, pour manifester sa reconnaissance.

— Très immoral, ce jeu-là ? On pourrait perdre cinq roupies si on commençait à jouer au coucher du soleil, et que l’on continuât pendant toute la nuit. Est-ce que vous ne jouez pas au whist, de temps en temps ?

— Ah ! si nous vous promenons, ce n’est pas pour que vous tourniez notre admiration en blague. On peut perdre autant qu’on veut et se battre tout aussi bien, et quand on perd tout son argent, on vole pour en gagner davantage. Le Chinois a une passion folle pour les jeux de hasard et la moitié de ses crimes viennent de là. Il faut enrayer cela. Nous voici à Bentinck-Street, et en quelques minutes une voiture vous ramènera au Grand Hôtel d’Orient… Les Temples à idoles locales. Oh ! oui. Si vous tenez à voir d’autres horreurs, le surintendant Lamb vous emmènera dans sa tournée demain à cinq heures du soir. Bonne nuit !

Le Policier s’en va.

Quelques minutes plus tard, me voici dans le quartier respectable de l’ancienne rue du Conseil, au bout de laquelle est l’édifice rébarbatif de l’Église libre.

Tout ce qu’il y a d’honnête à Calcutta est au lit ! le dernier tram est passé et la paix de la nuit s’étend sur l’Univers.

Serait-il sage et raisonnable de grimper au haut du clocher de cette Église, et de crier : « O vrais croyants, la décence est une supercherie, un masque. Il n’y a rien de propre, rien de propre sous les étoiles, et nous allons à la perdition tous ensemble. Amen ! »

Tout bien considéré, ce ne serait pas sage, car le clocher est glissant, la nuit est chaude, et la Police s’est fait un devoir spécial d’avertir son protégé de ne pas se laisser entraîner trop loin par la vue d’horreurs qu’on ne peut décrire telles quelles ni par allusion.

— Bonne nuit, dit le Policeman qui arpente le pavé en face du Grand Hôtel d’Orient.

Et il hoche la tête d’un air agréable, pour montrer qu’il est le représentant de la Loi et de la Paix, et que la Cité de Calcutta n’a rien à craindre d’elle-même pour le moment.

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