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La cité de l'épouvantable nuit

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III
L’ASSEMBLÉE DES DIEUX

Il posa des conclusions au nombre de neuf mille sept cent soixante-quatre… Il alla ensuite à la Sorbonne, où il soutint argument contre les Théologiens l’espace de six semaines, depuis quatre heures du matin jusqu’à six du soir, excepté un intervalle de deux heures pour le rafraîchissement d’iceux, et prendre leurs repas, auxquels étaient présents la plupart des Seigneurs de la Cour, les Maîtres des requêtes, Présidents, conseillers, ceux des Comptes, Secrétaires, Avocats et autres ; et aussi les eschevins de la dicte ville.

Pantagruel.

— Le Conseil législatif du Bengale est actuellement en séance. Vous le trouverez dans l’aile octogone des Bâtiments des secrétaires, tout droit en traversant le Maidân. Cela vaut la peine d’être vu.

— Quel est l’objet de leur séance ?

— Affaire municipale. Des débats à n’en plus finir.

Voilà qui m’apprendra à fréquenter la basse société. Les flâneurs de la longue rive doivent demeurer dans le vague.

Sans doute ce Conseil fera pendre quelqu’un à cause de l’état où se trouve la Ville et Sir Stewart Bayley sera le bourreau.

On ne se trouve pas tous les jours en présence d’un Conseil.

Les Bâtiments des Secrétaires sont vastes.

Vous pouvez déranger les travailleurs affairés d’une demi-douzaine de services avant de tomber sur l’escalier semé de taches noires qui mène à une chambre d’un étage supérieur d’où l’on a vue sur une rue populeuse.

Des plantons sauvages encombrent la route.

Les Conseillers sahibs sont en séance mais tout le monde peut entrer.

— A la droite de la chaise du Lât Sahib et marchez sans faire de bruit !

Larbin mal éduqué ! S’attendrait-il à ce que le spectateur, frappé d’un saint respect, bondisse en avant en poussant le cri de guerre, ou qu’il fasse la roue tout autour de cette somptueuse chambre octogone au toit en dôme bleu ?

Les piliers sont surmontés de chapiteaux dorés et un stencillage à fleurs de lotus de style égyptien égaie les murs.

Un tapis d’une épaisseur moelleuse couvre le parquet : ce doit être délicieux quand il fait chaud.

Sur un trône de bois noir, confortablement capitonné de cuir vert, se tient Sir Stewart Bayley, gouverneur du Bengale.

Tous les autres sont des personnages considérables, sans quoi ils ne seraient pas ici.

Ne pas les connaître, c’est prouver qu’on est soi-même un inconnu.

Ils sont là une douzaine, en deux groupes de six à deux rangées légèrement courbes de bureaux d’un beau poli.

Ainsi Sir Stewart Bayley occupe la fourchette d’un fer à cheval mal fait, qui serait fendu à l’endroit de la pince.

Devant lui, à une table couverte de livres et de brochures, besogne un secrétaire.

Il y a un banc pour les reporters.

C’est tout.

L’endroit est plongé dans un demi-jour adouci, et son atmosphère suffit à vous remplir de respect.

Cela, c’est le cœur du Bengale, et il est remarquablement bien meublé.

Si la besogne est en rapport avec l’ameublement qui est de première classe, avec les encriers, avec le tapis, avec le plafond resplendissant, ce sera quelque chose qui méritera d’être vu.

Mais où est le criminel qui doit être pendu pour expier cette puanteur, qui monte et descend à travers les escaliers des Bâtiments des secrétaires, pour expier les tas de décombres sur la route de Chitpore, pour expier l’odeur écœurante qui règne à Chowringhi, pour expier les sales petites mares qu’on voit derrière le Belvédère, pour expier la rue pleine de varioleux, la station de fiacres qui fume et empeste en dehors du Grand Hôtel d’Orient, l’état du pavé de pierre et de boue, celui des ravins de Shampooker, cent autres choses ?

— Ceci, j’en conviens, c’est un plan artificiel pour remplacer l’unité naturelle, l’individu.

L’orateur est un indigène, de construction légère et maigre, coiffé d’un chapeau-turban plat, et vêtu d’un habit noir en alpaga.

Des pieds à la tête, il a une tournure de scribe. Avec son sourire invariable et ses gestes réglés, il rappelle des souvenirs de tribunaux du haut pays.

Il n’hésite jamais, n’est jamais embarrassé pour trouver ses mots, et jamais il ne se répète dans une même phrase.

Il parle, parle, parle, d’une voix égale, qui s’élève de temps en temps d’un demi-octave, quand il s’agit d’un argument à faire entrer.

Certaines de ses périodes ont l’air de vieilles connaissances.

En voici, par exemple, une qui pourrait provenir du Mirror :

— Voilà pour le principe. Examinons maintenant jusqu’à quel point il est confirmé par les précédents.

Ceci est de fâcheux augure : lorsqu’un indigène loquace se lance dans les « principes » et dans les « précédents », il y a des chances pour qu’il marche un bon bout de temps.

Et puis, où est-il, le criminel, et que signifient tous ces propos sur des abstractions ?

Ce sont des pelles qu’il faut, et non des sentiments, dans cette partie du monde.

Un murmure d’encouragement apporte quelque lumière.

— On y bûche ferme sur le Bill municipal de Calcutta : pluralité des votes, vous savez ; voici les journaux.

Et c’est cela en effet. Une masse de motions, d’amendements sur des matières relatives à des votes par quartier.

A. peut-il être admis à avoir deux voix dans un quartier, et une dans un autre ?

Doit-on omettre la section 10, et doit-on donner à chaque homme un vote, pas davantage ?

Combien de votes comporte une propriété foncière valant trois cents roupies ?

Vaut-il mieux embrasser un poteau, ou bien le jeter au feu ?

Pas un mot au sujet de l’acide phénique ou des bandes de balayeurs !

Le petit homme en habit noir se délecte dans son sujet.

Il est très fort sur les principes et les précédents, sur la nécessité « de populariser notre système ».

Il sent que dans certaines circonstances, « le statut des candidats déclinera ».

Il se vautre dans les « majorités de compensation automatique » et dans « l’influence salutaire des classes moyennes instruites ».

En guise de réponse pratique, il entre furtivement dans la Salle du Conseil une légère bouffée de l’infection.

On dirait quelqu’un qui rit tout bas, d’un rire amer. Mais personne n’y prend garde.

Les Anglais ont l’air démesurément ennuyé. Les membres indigènes leur font face, les yeux d’une fixité stupide.

La figure de Sir Stewart Bayley est aussi fermée que celle du Sphinx.

Il reçoit son traitement pour discuter ces choses-là, un traitement faible pour une aussi lourde besogne.

Mais l’Orateur, maintenant à la dérive, n’est pas absolument à blâmer.

C’est un Bengali, et qui a trouvé devant lui un sujet tel que les aime son âme, une question de réforme académique qui ne mène nulle part.

Voici une salle tranquille, pleine de plumes et de papiers.

Voici des hommes qui sont obligés de l’écouter. Il paraît qu’il n’y a pas de limite à la durée des discours.

Étonnez-vous donc qu’il parle !

Il dit : « j’admets » une fois toutes les quatre-vingt-dix secondes. Il varie la forme en disant : « Je reconnais » que l’élément populaire du corps électoral devrait avoir la supériorité.

C’est tout à fait vrai.

Pour le prouver, il cite un certain John Stuart Mill.

Alors l’auditeur se sent envahir par la sensation engourdissante d’un cauchemar. Il a déjà entendu tout cela quelque part, mais où ? Et jusqu’à l’allusion à J. S. Mill, et aux « Vrais intérêts des contribuables » ? Il devine ce qui va suivre.

Oui, voici la formule journalistique du Vieux Sabha, l’anjuman : « L’Éducation occidentale est une plante exotique d’introduction récente. »

Comment diable cet homme a-t-il pu amener l’éducation occidentale dans ce débat ?

Qui le sait ?

Sir Stewart Bayley le sait peut-être. On dirait qu’il écoute.

Les autres regardent leurs montres.

Le charme de cette voix monotone plonge l’auditeur dans un coma de plus en plus profond.

Il est hanté par les fantômes de tout le cant de tous les tréteaux politiques de la Grande-Bretagne.

Il entend les vieilles, vieilles phrases de sacristie, et une fois encore il perçoit l’Odeur.

Cela, ce n’est pas un rêve.

L’éducation occidentale est une plante exotique.

C’est l’arbre upas, et tout cela par notre faute.

Nous l’avons apportée d’Angleterre, tout comme nous avons apporté les encriers et les modèles des chaises.

Nous l’avons plantée, et elle a poussé, monstrueuse comme un figuier banian.

Maintenant nous voilà étouffés sous l’abondance de ces racines qui s’étalent si dru dans le sol gras du Bengale.

L’orateur continue.

Nous avons construit morceau par morceau ce dôme tant visible qu’invisible, qui forme une couronne à l’édifice des secrétaires, tout comme nous avons bâti et peuplé l’édifice. Maintenant nous sommes allés trop loin pour battre en retraite, « étant liés, enchaînés par la chaîne de nos propres fautes ».

Le discours continue.

C’est nous qui avons fait cette phrase fleurie. C’est à nous, ce torrent de verbiage.

Nous lui avons enseigné ce qui était constitutionnel et ce qui était inconstitutionnel, au temps où Calcutta puait.

Calcutta pue toujours, mais Nous, nous sommes tenus d’entendre tout ce qu’il aura à dire au sujet de la pluralité des votes, du vent à battre au fléau, de la manière de faire des cordes avec du sable.

C’est notre faute.

Le discours prend fin.

Alors se lève un Anglais grisonnant en habit noir.

Il a l’air d’un homme fort et qui a du monde.

Assurément, il va dire :

— Oui, Lât Sahib, il se peut que tout ce que vous avez dit soit vrai, mais il règne une odeur abominable, et il faut que tout soit nettoyé en huit jours, sans quoi le sous-commissaire ne fera aucune attention à vous au Durbar.

Il ne dit rien de pareil. Ce Conseil est un parlement où l’on se qualifie mutuellement d’« Honorable Tel ou Tel ».

L’Anglais en habit noir prie tout le monde de se souvenir « que nous discutons des principes et qu’aucune considération des détails ne devrait influencer une décision sur les principes. »

Est-il donc comme les autres ?

Comment une chose pareille est-elle possible ?

Peut-être cet aménagement si complet de bureau à l’anglaise est-il cause de cette réformation ?

La salle du Conseil pourrait être une salle de Conseil à Londres.

Peut-être quand ceux qui y siègent ont passé un nombre d’années parmi les papiers et les plumes, en sont-ils arrivés à croire qu’il en est ainsi et, dans cette conviction, donnent-ils des résumés de l’histoire du Self-Government local.

L’habit noir, soulignant les arguments avec son étui à lunettes, raconte à ses amis comme quoi la paroisse fut la première unité du self-government.

Il explique ensuite comment on élut des électeurs, et prenant un accent de ferveur profonde, il annonce que « les commissaires des Égouts sont élus de la même façon ».

A quoi bon cette conférence ? Est-ce qu’il tenterait de faire passer une proposition à la faveur d’un nuage de mots, suivant le stratagème de la seiche, si connu en Occident ?

Il abandonne un moment l’Angleterre et maintenant nous entrevoyons une seconde le pied fourchu dans une allusion incidente aux Hindous et aux Mahométans.

Les Hindous ne perdront rien à ce qu’on établisse complètement la pluralité des votes.

Ils auront la surveillance de leurs quartiers, comme ils l’avaient auparavant.

Il y a donc le sentiment de race à faire taire par des explications, même parmi ces superbes bureaux.

Grattez le Conseil, et vous ferez reparaître les difficultés d’il y a longtemps, bien longtemps.

L’habit noir se rassied, et un Anglais aux yeux vifs, à la barbe noire, se lève, une main dans la poche, pour expliquer ses vues relativement à une modification du Statut électoral.

Il semble que l’idée d’un amendement vienne à l’instant de se présenter à lui.

Il donne à entendre qu’il la formulera un peu plus tard.

Il est académique comme les autres, mais il ne parle pas la moitié aussi bien.

Pourquoi parler, et parler encore de propriétaires, d’occupants, d’électeurs en Angleterre, et du développement d’institutions autonomes, alors que la Cité, la grande Cité, demande à grands cris qu’on la nettoie ?

Quelle affaire a l’Angleterre du fléau de Calcutta, et pourquoi forcer les Anglais à se perdre dans des labyrinthes d’inutile argumentation contre des hommes qui ne peuvent comprendre que la saleté est chose abominable ?

Une pause après le discours de l’homme à la barbe noire.

Un autre indigène, un Babou de construction lourde, en robe noire et coiffé d’étrange façon se lève.

Une bande d’étoffe, blanche comme la neige, est jetée, à la façon d’un plumeau, par-dessus ses épaules.

Sa voix est perçante et il n’en est pas toujours le maître.

Il débute ainsi :

— Je m’efforcerai d’être aussi bref que possible.

Voilà qui n’est pas rassurant.

Pour le dire en passant, il semble qu’en Conseil tout exorde soit superflu.

Les orateurs plongent in medias res et ce n’est que quand ils sont bien lancés, qu’ils adressent un « Sir » par hasard à Sir Stewart Bayley, qui reste assis, une jambe ployée sous lui, et tenant à la main une plume non trempée dans l’encre.

Cet orateur n’est pas fameux.

Il parle, mais ne dit rien, et lui seul sait où il aboutira.

Il dit :

— Nous devons nous rappeler que nous légiférons pour la capitale de l’Inde et que dès lors nous devrons emprunter nos institutions aux grandes villes d’Angleterre et non à des institutions paroissiales.

Si vous réfléchissez une minute, ce raisonnement vous prouvera une large et saine connaissance de l’histoire du Self-Gouvernement. Il révèle aussi l’attitude de Calcutta.

Si la Cité voulait bien cesser de se considérer comme une capitale et se regarder un peu plus comme une sorte de tanière, cela n’en vaudrait que mieux.

L’orateur parle d’un air protecteur de « mon ami ». C’est ainsi qu’il qualifie l’habit noir.

Puis, il chavire de nouveau.

Sa voix parcourt au galop toute la gamme pendant qu’il fait cette déclaration.

— Et c’est pourquoi cela fait toute la différence.

Il parle vaguement de menaces, de quelque chose à faire à l’égard des Hindous et des Mahométans, mais il n’est pas aisé de deviner ce qu’il veut dire.

Voici toutefois une phrase reproduite mot pour mot ; il n’est guère à présumer qu’elle reparaisse sous cette forme dans les journaux de Calcutta.

L’habit noir avait dit que si un indigène opulent disposait de huit votes, sa vanité le pousserait à se présenter aux guichets de vote, parce qu’il se sentirait bien supérieur à une demi-douzaine de gharriwans[4] ou de petits commerçants.

[4] Cochers de fiacre.

Qu’on se figure un gharriwan qui vote : il en est encore à apprendre comment on conduit.

Sur cela, le gentleman à l’étoffe blanche, de dire :

— Alors la chose qu’on regrette est que les électeurs influents ne prennent pas la peine de voter ? Selon mon humble opinion, s’il en est ainsi, adoptez des bulletins de vote. C’est la façon convenable pour leur répondre. De la même façon — l’association commerciale de Calcutta — vous abolissez toute pluralité des votes et c’est la bonne façon de leur répondre.

C’est lucide, n’est-ce pas ?

Et alors s’élève la voix irresponsable, qui émet cette déclaration :

— Dans une élection à la Chambre des Communes, la pluralité est admise pour les personnes ayant des intérêts dans différentes circonscriptions.

Puis brouillard, brouillard impénétrable.

C’est grand dommage que l’Inde ait jamais eu affaire à des gens d’un grade supérieur à celui de chef de l’administration civile.

Encore une bouffée de la Puanteur.

Le gentleman secoue son étoffe blanche d’un air de défi et s’asseoit.

Alors Sir Stewart Bayley :

— La question soumise au conseil est… etc…

Il y a des vagues successives de oui, de non, et les non l’emportent, quelle que soit la question.

Le gentleman à barbe noire fait éclater son amendement au sujet des droits électoraux.

Un gros sénateur en gilet blanc, au sourire le plus cordial, se lève et se dispose à pulvériser l’amendement.

Ne peut pas comprendre à quoi cela sert ; qualifie cela de détritus tout simplement.

L’homme en robe de chambre noire, celui qui a pris le premier la parole, la reprend, parle du passager, qui vient ici pour peu de temps et ensuite quitte le pays.

Il est fort heureux pour la robe noire que le passager vienne, sans cela il n’y aurait pas d’endroits bienheureux où l’on parle du pouvoir qui peut se mesurer à la fortune et de l’intelligence, « chose qui, Monsieur, je vous le dis, n’est pas susceptible de mesure ».

L’amendement est rejeté et l’auditeur est trois fois, quatre fois battu.

Au nom de la saine raison, et ne fût-ce que pour conserver un lambeau de l’illusion détruite, sauvons-nous.

Le voilà le Bill municipal de Calcutta.

Ils y ont passé plusieurs samedis.

Le dernier samedi, Sir Stewart Bayley fit remarquer que s’ils continuaient du même train, ils mettraient deux ans pour en finir.

Et maintenant, voilà qu’ils vont siéger jusqu’à la tombée de la nuit, à moins que Sir Stewart Bayley, qui tient à voir partir Lord Connemara, ne fasse lever l’habit noir pour qu’il propose un ajournement.

Il n’est pas bon de contempler de près un Gouvernement.

Cela vous amène à prononcer des jugements d’une fatuité flatteuse pour l’amour-propre et qui peuvent être aussi faux que le système étouffant dont nous nous sommes emmaillottés.

Et dehors, dans la rue, des Anglais résument la situation en ces termes brutaux :

— Tout cela ce n’est qu’une farce. Pour nous, le temps c’est de l’argent. Nous ne pouvons admettre ces discours interminables qui se tiennent à la Municipalité. Les indigènes nous chassent sous leur nombre. Mais nous savons que si les choses vont trop mal, le Gouvernement entrera en scène et interviendra et dès lors nous supportons ces ennuis tant bien que mal.

Et, en attendant, Calcutta continue à réclamer le seau et le balai.

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