La cité de l'épouvantable nuit
V
AVEC LA POLICE DE CALCUTTA
C’était une Cité de Nuit, — de mort peut être. Mais certainement de nuit.
La Cité de l’épouvantable nuit.
Jadis la Police s’estimait responsable.
Elle disait d’un air protecteur qu’elle aimerait mieux promener elle-même un vagabond tout autour de la grande Cité que de le laisser se faire casser la tête de sa propre initiative dans les bouges.
Elle disait qu’il y avait des endroits, bien des endroits, où un blanc, qui ne serait pas secouru par le bras de la Loi, pourrait être volé et cerné par une foule, et qu’il y avait d’autres endroits où des matelots ivres lui rendraient la vie fort difficile.
— Montez au poste-vigie d’incendie, tout d’abord, et alors vous pourrez voir la ville.
C’était au numéro 22 de Lal Bazar où se trouve le Quartier-Général de la Police de Calcutta, le centre de ce grand réseau de fils téléphoniques, où la justice siège jour et nuit, occupée à surveiller un million d’habitants et une population flottante de cent mille personnes.
Mais nous nous occuperons plus tard de sa tâche.
Le poste-vigie est une petite guérite au-dessus du bâtiment à trois étages des Bureaux de la Police.
Un veilleur indigène s’y tient pour avertir quand il voit de la fumée pendant le jour ou des flammes pendant la nuit dans quelque quartier de la ville.
Du haut de ce nid d’aigle, par une chaude nuit, on entend battre le cœur de Calcutta.
Au nord, la Cité s’étend sur trois longs milles, que prolongent encore trois milles de faubourgs, jusqu’à Dum-Dum et Barrackpore.
De ce côté-là, l’obscurité piquée de lampes est pleine de bruits, de cris, d’odeurs.
Tout près du Bureau de la Police, de joyeux marins hurlent des refrains au Café des matelots.
Au sud, les lumières confuses de la ville font place aux rangées régulières de becs de gaz du Maidân et de Chowringhi, qu’habitent les gens respectables, et où la police a fort rarement affaire.
De l’Est montent au ciel la clameur de Séaldah, le roulement des tramways, toutes les voix du bazar aux arcades, se chamaillant ou plaisantant.
Vers l’Ouest sont les quartiers des Affaires, plongés maintenant dans le silence, les lanternes des boutiques sur le fleuve, et les lumières clignotantes du quartier d’Howrah.
— Est-ce que le vacarme du trafic se poursuit pendant toute la saison des chaleurs ?
— Naturellement les mois de chaleurs sont ceux où l’on fait le plus d’affaires dans l’année et où l’argent est le plus serré. Il faudrait voir que les courtiers s’arrêtent en cette saison-là ! Calcutta ne peut pas s’arrêter, mon cher Monsieur.
— Qu’arrive-t-il alors ?
— Il n’arrive rien. La moyenne des décès s’élève quelque peu. C’est tout.
Même en février, la température est telle que dans le haut pays on la qualifierait de lourde et suffocante, mais Calcutta est convaincue que c’est là la saison froide.
Les bruits de la cité s’accroissent maintenant d’une façon imperceptible.
C’est le Calcutta nocturne qui s’éveille et se met en mouvement.
Jack chante joyeusement au café des Marins :
On entend un bruit de fers à cheval dans la cour en bas : c’est un homme de la Police montée qui arrive de quelque part ou d’ailleurs à travers une épaisse obscurité.
On entend ensuite la danse de la bourrée exécutée par des sabots de cheval, puis la voix d’un Anglais tâchant de calmer un cheval agité qui a l’air de se dresser sur ses jambes de derrière.
Plusieurs hommes de la Police montée s’en vont dans la profonde nuit.
— Qu’y a-t-il ?
— Un bal au Palais du gouvernement.
Les hommes du Piquet se forment en ligne là-bas ; on fait l’appel.
Les hommes du Piquet sont tous anglais, et même de gros Anglais.
Ils se forment sur quatre et traversent de leur pas cadencé la cour, pour aller s’aligner sur la place du Gouvernement et veiller à ce que le brougham de M. Lollipop ne soit pas mis en pièces par la barouche encombrante aux ressorts C, du Sirdar Chuckerbuky Bahadur et ses deux gallois mal dressés.
Les hommes de la Police de Calcutta sont des hommes fort militaires dans leur organisation, et ceux qui connaissent la composition de leur corps pourraient raconter d’étranges histoires de gentlemen du rang, etc.
En dépit du climat qui use si rapidement, en dépit de la besogne fatigante qui leur incombe, c’est le plus beau corps de cent vingt Anglais qu’on trouve à l’est de Suez.
Écoutez pendant un instant, du poste-vigie, les voix de la nuit, et vous verrez pourquoi elles sont telles.
Deux mille marins de cinquante nationalités sont lâchés tous les dimanches dans Calcutta, et sur ce nombre, il y en a peut-être deux cents qui sont franchement ivres.
Il y a justement, en ce moment ici, une petite bagarre quelque part derrière le Bazar aux arcades qui, à la tombée de la nuit, se remplit de matelots doués d’un talent merveilleux pour se mettre à dos la population indigène.
Maintenir le bon ordre, c’est là naturellement une très faible partie de la tâche de la Police, mais c’est une partie fort difficile.
Le gros personnage qui est préposé au violon de Calcutta pour les ivrognes européens, — et le violon central de Calcutta vaut la peine d’être vu, — jouit, en ce moment même, d’un pouce luxé qui l’oblige en conséquence à faire la besogne de la main gauche.
Mais sa main gauche est merveilleusement persuasive, et quand il est de service, ses manches de chemise, relevées jusqu’à l’épaule, annoncent au jovial matelot qu’il n’aura pas de déception.
La tâche du préposé est compliquée de ce fait que la route qui mène le délinquant au violon traverse un petit jardin sauvage.
Les allées de briques sont creusées par les traces de bien des pas d’ivrognes.
Un homme peut vous y donner rudement de la peine en plantant ses orteils dans le sol et en s’accrochant à la masse confuse des arbrisseaux.
Un chemin tout droit serait bien plus avantageux tant pour le préposé que pour l’ivrogne.
En restant dans les généralités, et sur ce point l’expérience a donné à la Police des idées à peu près analogues dans tous les pays du monde, une femme ivre est bien plus difficile à manier qu’un homme ivre.
Elle égratigne et mord comme un Chinois. Elle jure comme plusieurs démons.
On peut déterrer d’étranges créatures dans les violons.
Voici une histoire absolument vraie et qui date de trois semaines à peine.
Un visiteur, personnage non officiel, se hasarda dans la partie indigène du vaste local disposé pour ceux qui ont mal tourné ou mal agi.
Un Babou au regard sauvage se leva du lit de camp fixé au mur et lui dit en bon anglais :
— Bonjour, Monsieur.
— Bonjour. Qui êtes-vous et pourquoi êtes-vous en prison ?
Le Babou répondit :
— Je tiens à ce que vous sachiez que je suis en prison non point comme criminel, mais comme réformateur. Vous avez lu le Vicaire de Wakefield ?
— Oui, oui.
— Eh bien, moi, je suis le vicaire du Bengale, — ou du moins c’est le titre que je me donne.
Le visiteur s’effondra : il n’avait plus assez de sang-froid pour continuer la conversation.
Alors l’agent, qui représentait l’autorité, prit la parole :
— Il est ici pour sa participation à une escroquerie commise à Serampore. Peut-être simule-t-il la folie, mais on y regardera en temps utile…
Le meilleur endroit pour se renseigner sur la Police, c’est le poste-vigie d’incendie.
De ce nid d’aigle, on peut se rendre compte de la difficulté qu’il y a de veiller sur cette énorme et grondante bête de cité.
Disons tout le mal que nous voudrons de la Police, mais voyons ce que ces pauvres gens ont à faire, à trois mille indigènes et cent Anglais qu’ils sont.
Il vient d’Howrah, de Balli et des autres faubourgs au moins cent mille personnes à Calcutta, qui y passent le jour et s’en retournent le soir.
Puis, Chandernagor est tout près, ouvrant ses portes au fugitif qui a violé la loi.
Il peut entrer le soir et s’esquiver avant midi le jour suivant, après avoir marqué la maison où il fait son coup et s’y être introduit par effraction.
— Mais comment se fait-il que dans une ville pareille, le méfait le plus commun soit le vol par effraction ?
— C’est assez aisé à comprendre, et vous le comprendrez, quand vous n’auriez vu qu’une petite partie de la ville. Les indigènes couchent en plein air, dorment en plein air de tous les côtés, et il y a des endroits qui sont de véritables garennes à lapins. Attendez d’avoir vu le Bazar Machua.
Eh bien, outre les petits vols et le cambriolage, nous avons de grosses affaires de faux en écriture, d’escroqueries, qui nous obligent à lutter d’ingéniosité avec les ressources d’un Bengali.
Lorsqu’un coquin bengali travaille à quelque canaillerie qui est à son goût, c’est bien l’être le plus retors que vous puissiez désirer.
Il vous organise des coups qu’on est un an à élucider.
Puis il y a les assassinats dans les maisons mal famées. Ce sont des choses fort curieuses.
Vous verrez la maison où fut tué Sheikh Babou et vous comprendrez.
Les Sections du Bazar Burra et de Josa Bagan sont les deux pires pour les gros crimes, mais Colootollah est celle qui donne le plus de tintoin.
Voici Colootollah, là-bas, cette tache sombre sur la limite de la région éclairée.
Cette section fourmille de délits qui roulent sur une valeur d’un demi-penny à deux pence.
Ils tiennent nos hommes occupés toute la nuit et leur arrachent des jurons.
Vous verrez Colootollah, et alors vous comprendrez peut-être.
Banum Bustee est le quartier le plus tranquille de tous, et le Bazar aux arcades, comme vous pouvez en juger par vous-même, le plus tapageur.
Vous ne vous douteriez guère des motifs qui amènent les indigènes au poste de police.
Un homme, par exemple, entre et demande qu’on assigne son maître pour lui avoir refusé une permission d’une demi-heure.
Cela, je suppose, paraîtrait révolutionnaire à un homme du haut pays, mais on s’y essaie ici.
Maintenant, attendez une minute avant que nous descendions dans la ville, et que nous assistions à une sortie de la brigade des pompiers.
La besogne ne presse pas pour eux pour le moment, mais vous vous trouverez là au bon moment et vous verrez.
On donne un ordre : une cloche sonne trois petits coups.
Des hommes sortent en courant.
On entend un bruit de déclic.
Une pompe toute rouge qui crache, jure, et du foyer de laquelle volent des étincelles, est traînée hors de sa remise.
Elle est suivie d’un immense chariot, attelé de chevaux de renfort, où il y a des hommes, des haches, puis, en troisième lieu, un char qui porte les tuyaux.
Les pompiers poussent toutes ces lourdes choses comme si c’étaient des joujoux en moelle de sureau.
Les pompiers grimpèrent à leurs places.
Quelqu’un dit à demi-voix :
— Tout est prêt ici.
Et, jetant un sifflement colérique, la pompe à incendie, suivie des deux autres voitures, vole vers Lal Bazar.
Il a fallu une minute et quarante secondes.
— Ce sera une fausse alerte. Ils seront de retour dans cinq minutes.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il n’y a pas de constables de service pour leur indiquer l’adresse de l’incendie, et parce qu’on n’a pas indiqué le quartier au conducteur lorsqu’il est parti.
— Voulez-vous dire que vous pouvez localiser un quartier du haut de cet absurde pigeonnier ?
— A quoi donc servirait un poste-vigie, si de là un homme ne pouvait pas dire où se trouve le feu ?
— Mais il fait noir comme dans un four, et ces lumières sont si aveuglantes.
— Vous serez encore plus aveuglés dans dix minutes. Vous aurez perdu votre route comme jamais vous ne l’avez perdue jusqu’à présent. Vous allez faire le tour de la section du Bazar aux Arcades.
— Et que Dieu ait pitié de mon âme !
Calcutta, dans sa partie la plus sombre, n’a point un aspect qui vous encourage à vous y plonger pendant la nuit.