La cité de l'épouvantable nuit
IV
SUR LES RIVES DU HUGHLI
Les horloges de la Cité ont sonné deux heures.
Où peut-on trouver à manger ?
Calcutta n’est pas riche en cuisine attrayante.
Vous pouvez vous fortifier l’estomac chez Peliti ou chez Bonsard, mais leurs établissements ne se trouvent point dans Hastings Street, ni dans les endroits où les courtiers vont et viennent en tournée d’affaires, suant et s’enrichissant à vue d’œil.
Il doit y avoir quelque sorte de restaurants dans les quartiers où les marins s’assemblent.
« L’Honnête Bombay Jack » ne vend que des cigares de Birmanie et ne sert que du whisky dans des verres à liqueur, mais au Lal-Bazar, non loin du « Café des Marins », une enseigne annonce audacieusement que « les officiers et les gentlemen peuvent trouver à se loger confortablement ».
Et la preuve, c’est que voici une rangée d’officiers proprets et de marins assis sur un banc près de la porte de l’« Hôtel » et en train de fumer.
Il y a dans leur costume une analogie presque militaire.
Peut-être « l’Honnête Jack Bombay » ne tient-il qu’une sorte de chapeau de feutre et un seul modèle d’habillement.
Lorsque Jack, de la marine marchande, est sobre, il est tout à fait sobre. Quand il est ivre, il est… mais demandez à la police du fleuve de quoi est capable avec ses ongles et ses dents un Yankee maigre et enragé.
Ces gentlemen, qui fument sur le banc, sont presque aussi impassibles que les Peaux Rouges.
Leurs attitudes sont dépourvues de contrainte, et ils ne portent pas de bretelles.
En outre, à en juger d’après la carte, ils ne sont pas difficiles sur ce qu’on leur sert quand ils s’installent à la table d’hôte et le cran réglementaire (chaque maison a son cran à une hauteur déterminée, jusqu’à laquelle Gamymède continuera à verser si vous ne l’arrêtez pas) est à une profondeur étonnante.
Trois doigts et un peu plus, tel paraît être l’usage des officiers et des marins qui causent si tranquillement sous l’entrée.
L’un d’eux, qui, évidemment, vient de terminer un long récit, dit :
— Ainsi donc il s’embarqua pour quatre livres dix avec un certificat de premier quartier-maître et tout, et c’était sur un navire allemand.
Un autre crache avec conviction et dit d’un air de bonne humeur, sans élever la voix :
— C’était un enfer de vaisseau. Qui est-ce qui le connaît ?
Personne de l’assemblée ne répond, mais un Danois ou un Allemand demande si la Myra est encore « à flot ».
Un homme sec, aux cheveux rouges, indique sa place exacte sur le fleuve (comment diable peut-il la connaître) et l’heure probable de son arrivée.
Ce grave débat se transforme en discussion au sujet d’un accident survenu sur le fleuve, par suite duquel un gros steamer fut endommagé et dut s’amarrer et rompre charge.
Un gros gentleman, qui faisait la promenade hygiénique au Lal Bazar, arrive, et dit :
— Je vous certifie qu’il a cassé ses propres chaînes avec son ringeau.
— Avez-vous vu les plaques de blindage ?
— Non.
— Alors comment les… comment un… homme de votre sorte… peut-il… dire ce que… bon, ce que c’était.
Et il passe son chemin, après avoir formulé son opinion en langage épicé, mais sans chaleur, sans colère.
Personne n’a l’air de se fâcher de l’assaisonnement.
Descendons le fleuve pour aller voir de plus près ce type d’hommes.
Clark Russell[5] nous a appris qu’on peut, en toute conscience, trouver leur existence pénible.
[5] Le plus célèbre romancier maritime de notre temps. Son Naufrage du Grosvenor a atteint les plus forts tirages connus en Angleterre.
Quels sont leurs plaisirs, quelles sont leurs distractions ?
Le Bureau du Port, où se tiennent les gentlemen qui font des améliorations dans le port de Calcutta, doit être en mesure de donner des renseignements.
C’est un vaste et bel édifice, construit dans un style orientalisé d’après l’italien, à l’angle de Fairlie Place, sur la grande route du rivage.
La clameur continuelle du trafic par terre et par eau bat tout le jour et jusqu’à une heure avancée de la nuit contre les fenêtres.
Voilà un endroit où l’on doit entrer avec plus de respect qu’au Conseil législatif du Bengale, car on y exerce le contrôle sur l’incertain Hughli jusqu’aux pointes de sable en aval.
On y possède une richesse énorme.
On dépense des sommes fabuleuses à encaisser de murs les bords du fleuve, à prolonger les jetées, à créer des docks qui coûteront deux cents lakhs de roupies.
Deux millions de tonnes de fret maritime remontent et descendent chaque année le fleuve sous la direction du Bureau du Port, et les gens du Bureau du Port en savent plus qu’il ne convient à des hommes de mettre dans leur tête.
Ils sont en état de donner, sans consulter les bulletins télégraphiques, la position de tous les grands steamers qui montent ou descendent, depuis l’Hughli jusqu’à la mer, et cela jour par jour, avec leur tonnage, le nom de leur capitaine et la nature de leur chargement.
Lorsqu’ils regardent de la vérandah de leur bureau ces mâts qui font l’effet d’un régiment de lanciers, ils sont capables d’indiquer sans se tromper le nom de chaque navire qui se trouve dans leur champ visuel, ainsi que le jour et l’heure de son départ.
Dans une pièce à l’arrière de l’édifice, flânent de gros hommes, habillés avec soin.
Voici maintenant le type de figure qui appartient presque exclusivement aux officiers de cavalerie du Bengale majors au choix.
Tout le monde connaît l’officier indigène de cavalerie à la figure bronzée, à la moustache noire, au langage clair.
Les romans le montrent à l’état imaginaire ; la frontière nous le montre à l’état naturel.
Ces hommes qui se trouvent dans la vaste pièce ont son type de figure si fortement marqué, qu’on se demande avec étonnement ce que font des officiers aux environs du fleuve.
Sont-ils venus se faire inscrire comme passagers pour retourner chez eux ?
— Ces hommes-là ? Ce sont des pilotes. Il en est parmi eux qui touchent de deux à trois mille roupies par mois. Ils sont responsables de chargements dont la valeur s’élève parfois à un demi-million de livres.
Certainement, ce sont des hommes, et leur port l’indique assez.
Ils confèrent ensemble par groupes de deux ou trois, et consultent fréquemment les listes d’embarquement.
— Un pilote n’est-il pas un homme, qui porte une jaquette d’étoffe à pointillé et qui crie à travers un porte-voix ?
— Eh bien, vous pouvez, si cela vous plaît, faire cette question à ces gentlemen.
L’idée que vous vous faites d’eux est empruntée à celle des Pilotes de chez vous.
Les nôtres ne sont pas tout à fait de cette sorte.
Ils forment un corps d’élite, aussi soigneusement sarclé que le corps des fonctionnaires civils de l’Inde.
Plusieurs y ont des frères, et d’autres appartiennent à d’anciennes familles militaires de l’Inde.
Mais ils ne sont pas tous également bien payés.
Les journaux de Calcutta retentissent des gémissements des jeunes pilotes auxquels on ne permet pas le maniement de navires au-dessus d’un certain tonnage.
Comme chaque année on dépense moins d’argent à construire un grand steamer qu’à en bâtir deux petits, ces jeunes sont chassés par l’encombrement, et pendant que les anciens gagnent leur millier de roupies, il y en a parmi les jeunes qui, à la fin du mois, ont fait tout juste leurs trente roupies.
C’est un de leurs griefs, et il paraît bien fondé.
Dans les étages au-dessus de la salle des pilotes sont des bureaux où règne un silence de chapelle, tous somptueusement meublés, où des Anglais écrivent, téléphonent, télégraphient, où des Babous adroits sont sans cesse occupés à dresser la carte du changeant Hughli.
Tout espoir de comprendre quelque chose à l’œuvre des commissaires du port fait naufrage quand on le promène parmi les cartes du Port qui datent d’un quart de siècle.
Les hommes se sont joués avec l’Hughli comme des enfants avec le ruisseau d’une rue, et de son côté l’Hughli s’est soulevé une fois, et s’est joué avec les hommes et les navires au point que la Rive était couverte de débris et de carcasses de grands navires.
Il y a aux murs des photographies du cyclone de 1864, où le Thunder fut lancé en pleine terre et tomba sur une barque américaine, obstruant toute circulation.
Très curieuses, ces photographies : c’est à ne pas croire à leur exactitude.
Comment un grand et fort steamer peut-il avoir ses mâts rasés jusqu’au niveau du pont ? Comment une lourde péniche peut-elle être projetée en travers de la poupe d’un vaisseau de ligne à hauts bords ? Enfin comment un navire peut-il être littéralement éventré par un côté ?
Les photographies constatent que toutes ces choses-là sont possibles et on avoue qu’un cyclone peut revenir et disperser les charpentes comme de la paille.
En dehors des bureaux du Port se trouvent les hangars pour l’exportation et l’importation.
Chacun de ces bâtiments peut contenir le chargement d’un vaisseau, et tout cela est construit sur des terrains reconquis.
Il y a là une variété d’odeurs fortes, une foule de lignes de rails, une multitude d’hommes.
— Voyez-vous ce gros trolley arrêté derrière la case destinée à ce gros steamer de la Peninsular and Oriental Co. C’est dans ce même endroit, ou aussi près de là que possible, que le Govindpur coula à fond il y a une vingtaine d’années.
— Mais c’est la terre ferme ?
— C’est là qu’il s’enfonça. La marée suivante creusa une fosse le long d’un de ses flancs. La marée suivante l’y jeta. Puis la vase remplit la place qu’il avait occupée à la marée suivante. Ce phénomène recommença : toujours le creusement de la fosse, et le remplissage par la vase. Le vaisseau se déplaça ainsi, fut poussé en dehors jusqu’à ce qu’il finît par devenir un obstacle à l’embarquement et qu’il fallût le faire sauter. Quand un vaisseau coule sur un fond de vase ou sur des bas-fonds de sable, il se creuse une véritable tombe et à force de se démener, de se remuer, il s’enfonce davantage, jusqu’à ce qu’il rencontre une couche d’une résistance suffisante. Alors il ne bouge plus.
Quelle idée horrible, n’est-ce pas, que de s’enliser de plus en plus à chaque marée dans l’immonde vase de l’Hughli ?
Tout près des bureaux du Port, se trouvent les Bureaux d’embarquement, où les capitaines engagent leurs équipages.
Les hommes doivent montrer leur congé de leur dernier navire en présence du maître d’embarquement, ou, comme ils disent, du « sous-embarqueur ».
Il les inscrit après s’être assuré que ce ne sont point des déserteurs d’un autre navire, et alors ils signent les conventions pour la traversée.
C’est une cérémonie qui commence par les formules amicales du bien-aimé capitaine en quête d’un équipage, pour finir à « l’ahurissement » du déserteur.
Il y a un édifice enfumé, tout près de la Maison du Marin, à la porte duquel sont groupés les déchets de toutes les mers, en toutes sortes de costumes.
On y voit de jeunes Seedee, des Serangs de Bombay, des pêcheurs de Madras et des villages à salines, des Malais qui s’entêtent à épouser des femmes de Calcutta, deviennent jaloux et courent amok ; des Malais-Hindous, des Hindous-Malais-Blancs, des Birmans, des Birmans Blancs, des Birmano-indigènes-blancs, des Italiens aux pendants d’oreille en or, fanatiques des jeux de hasard, des Yankees de tous les États ; ainsi que des Mulâtres, et des nègres pur-sang, des Danois rouges et grossiers, des Cingalais, des jeunes Cornouaillais qui viennent de quitter la charrue, des épis de blés venus des vaisseaux des colonies, où ils gagnaient quatre livres dix par mois comme marins ; des Allemands ventrus comme des tonneaux, des matelots du port de Londres, qui se tiennent un peu à l’écart de la foule et forment de petits groupes : des gens en qui on reconnaît infailliblement le soldat de la ligne tombé dans la carrière maritime par suite de quelque coup de tête, des Gallois à crête de Kakatois qui crachent et ronronnent comme des chats ; des flâneurs usés jusqu’à la corde, à la tête grisonnante, sans le sou, pitoyables, des adolescents fanfarons, et des hommes très calmes avec des cicatrices et des entailles sur la figure.
C’est un musée ethnologique où tous les spécimens sont des acteurs comiques ou tragiques.
Le chef de tout ce monde est le Sous-Embarqueur, et il siège, avec le concours d’un policeman anglais aux poings noueux, sur un trône imposant par son air officiel.
Le Sous-Embarqueur est au courant de tous les méfaits commis sur l’eau.
Il connaît tous les navires, tous les capitaines, et une bonne proportion des hommes.
Il est séparé de la foule par une forte barrière de bois derrière laquelle sont rassemblés les sans-travail de la marine marchande.
Ils ont fait leur noce, — les pauvres diables, et maintenant ils consentent à reprendre la mer à un salaire qui peut descendre jusqu’à trois livres dix par mois, et qu’ils jetteront à la fin dans quelque mauvais lieu de Shanghaï, dans quelque enfer de San-Francisco.
Ils ont tourné le dos aux séductions des pensions d’Howrah et aux délices de Colootollah.
Si le Destin le veut, la maison du Rossignol ne les connaîtra plus de la saison.
Mais quel armateur voudra de ces épaves battues, ruinées, qui ont les mains tremblantes et les yeux rougis ?
Entre soudain un capitaine barbu qui a fait son choix la veille dans le troupeau, et maintenant vient faire signer ses hommes.
Il n’est pas difficile dans son choix.
Ses onze hommes ont l’air d’une troupe bien dure à manier pour cet homme au regard doux, au langage civil. Mais le capitaine à l’office d’embarquement et le capitaine à son bord sont deux personnages distincts.
Il amène son équipage à la barre du Sous-Embarqueur et lui fait passer leurs congés tachés de graisse et froissés.
Mais le Sous-Embarqueur a le cœur en proie à une ébullition intérieure, parce que deux jours auparavant, un racoleur de Howrah a volé tout un équipage à un navire qui descendait, de sorte que le capitaine s’est vu dans la nécessité de revenir en arrière et d’embaucher un nouvel équipage à une heure du matin.
Gare, si le Sous-Embarqueur découvre un de ces gas qui reçoivent une avance et vous font faux bond, dans l’équipage choisi pour le Blenkindoon !
Le Sous-Embarqueur s’anime en contant l’affaire.
— Je ne savais pas qu’on fît des choses pareilles à Calcutta, dit le Capitaine.
— Des choses pareilles ! mais, Capitaine, ici on vous volerait votre dent de l’œil.
Il prend un congé et appelle Michall Donelly, un Irlandais américain dégingandé, à l’air mauvais et qui chique.
— Debout, l’homme, debout !
Michall Donelly tient à s’appuyer contre le bureau, et le policeman anglais tient à s’y opposer absolument.
— Quel était votre dernier vaisseau ?
— La Reine des Fées.
— Quand l’avez-vous quitté ?
— Environ onze jours.
— Nom du capitaine.
— Flatry.
— Voilà qui fera l’affaire.
Au suivant : Jules Anderson.
Jules Anderson est un Danois.
Les affirmations concordent avec le certificat de décharge des États-Unis ainsi que l’atteste l’Aigle.
Il est admis et se retire en arrière.
Slivey l’Anglais et David, un énorme nègre couleur de pruneau, qui s’embarque comme cuisinier, sont pareillement admis.
Alors se présente Bassompra, un petit Italien, qui parle anglais.
— Votre dernier vaisseau ?
— Le Ferdinand.
— Non, après celui-là ?
— Un navire allemand.
Bassompra n’a pas l’air content.
— Quand a-t-il mis à la voile ?
— Il y a environ six semaines.
— Quel était son nom ?
— Haïdée.
— Vous en avez déserté ?
— Oui, mais il a quitté le port.
Le Sous-Embarqueur parcourt rapidement une liste de départ et la jette avec un coup de poing.
— Ça n’est pas exact. Pas de navire allemand nommé Haïdée ici, depuis trois mois. Est-ce que je sais si vous ne faites pas partie de l’équipage du Jackson ?… Capitaine, je crains que vous n’ayez à enrôler un autre homme. Celui-là doit être écarté. Prenez les autres et faites-les signer.
Bassompra, l’homme aux petits yeux, paraît avoir perdu sa chance d’embarquement.
On fera une enquête sur son cas.
Le capitaine rassemble ses hommes qui signent le contrat, pendant que le Sous-Embarqueur fait d’étranges récits sur la vie du marin.
— Ils sont gens à abandonner un bon vaisseau rien que pour faire une noce, et ensuite s’embaucher pour trois livres dix, et puis, par Jupiter, les pauvres diables ne se laissent-ils pas payer par l’armateur sur le pied de dix roupies au souverain ! Aussitôt que l’argent est parti, ils cherchent à s’embaucher, mais pas avant. Ici tout le monde s’engage, au-dessous du grade de capitaine. La concurrence fait parfois qu’on embarque des premiers matelots pour cinq livres, et même à quatre livres par mois.
Comme vous le voyez, le gentleman de la pension avait raison.
Les gages d’un premier matelot sont sept livres dix ou huit livres, et les capitaines étrangers s’embarquent pour douze livres par mois et fournissent un petit équipement, c’est-à-dire tout, excepté le bœuf, les pois, la farine, le café, la mélasse.
Il n’est pas agréable d’entendre raconter ces choses-là pendant que des hommes dont le regard exprime la faim, et qui sont en guenilles, flânent, grattent, traînent, de l’autre côté de la grille.
Qu’advient-il d’eux, à la fin ?
Ils meurent, à ce qu’il paraît, bien que cela ne soit pas absolument étrange.
Ils meurent en mer de façons singulières et horribles.
Il en est, en petit nombre, qui meurent dans les Kintals, étant perdus, étouffés dans ce vaste évier de Calcutta.
Ils meurent dans de singuliers endroits de la rive et l’Hughli les charrie sous les chaînes d’amarrage et les bouées, pour les rejeter plus loin sur les sables, lorsqu’ils ont échappé à la Police du Fleuve.
Ils prennent la mer parce qu’il faut vivre, et leur labeur n’en finit jamais.
Petit, bien petit est le nombre de ceux qui trouvent enfin un port de n’importe quelle sorte, et la terre, dont ils ne comprennent pas les coutumes, leur est cruelle, quand ils y descendent pour boire et s’amuser, comme des bêtes.
Jack, à terre, fait bonne figure dans un livre, ou sous la jaquette bleue de la Marine royale.
Le Jack de la marine marchande n’est pas aussi charmant.
Plus tard nous verrons à quoi le mènent ses « bamboches ».