La cité de l'épouvantable nuit
VI
Lorsqu’on arrive dans une nouvelle station, la première chose à faire, c’est de rendre visite aux habitants.
J’avais négligé ce devoir, préférant fréquenter les Chinois jusqu’au dimanche, où Singapour, à ce qu’on me dit, allait aux Jardins botaniques et écoutait de la musique séculière.
C’était là que se réunissaient tous les Anglais de l’Ile.
Les Jardins botaniques auraient été charmants à Kew, mais ici, où tout le monde savait qu’ils étaient le seul endroit où pussent se distraire les habitants, ils n’avaient rien d’agréable.
Toutes les plantes des tropiques y croissaient pêle-mêle, et la serre des orchidées avait pour toit des lattes, juste assez pour empêcher l’action directe des rayons du soleil.
On y voyait des splendeurs d’un blanc de cire venant de Manille, des Philippines, de l’Afrique tropicale, plantes qui tenaient de la limace, et semblaient puiser leur nourriture dans leurs étiquettes de bois.
Mais il n’y avait aucune différence de température entre la serre aux orchidées et le plein air.
Ici comme là, elle était lourde, moite, chargée de vapeur.
J’aurais donné un mois d’appointements, — mais je n’ai point un mois d’appointements — pour une large aspiration du vent d’une chaleur étouffante qui vient des sables de Sirsa, pour les ténèbres d’un ouragan de poussière du Punjab, pour me changer des plantes toutes moites et des fougères arborescentes, dont la sueur coulait au point qu’on l’entendait.
Alors que je sentais plus que jamais la distance incommensurable qui me séparait de l’Inde, ma voiture s’avançait aux sons d’une musique lente et je me trouvai au milieu d’une station indienne, pas tout à fait aussi grande qu’Allahabad, mais infiniment plus jolie que Lucknow.
Elle dominait les jardins qui descendaient là-bas en pentes et en ravines.
Les cavernes étaient entourées d’une abondante verdure et il y avait un édifice pour le mess, qui suggérait de longues et rafraîchissantes rasades, et là on se promenait autour d’un orchestre anglais.
C’étaient bien là nos nobles personnes.
Au centre, la jolie Memsahib, aux cheveux de teinte claire, aux manières enchanteresses, et la petite et rondelette Memsahib qui parle à tout le monde, qui est la confidente de tout le monde, et la vieille fille, tout récemment arrivée de la métropole, et le sous-officier nourri de haricots, bien étrillé, en veste légère, et flanqué de son fox-terrier.
Sur les bancs étaient assis le gros colonel, et l’ample juge, et la femme de l’ingénieur et le négociant avec sa famille, chacun suivant son espèce, mâles et femelles.
Je les rencontrai, et sans ce léger détail, qu’ils m’étaient absolument inconnus, je les aurais salués comme de vieilles connaissances.
Je savais de quoi ils s’entretenaient.
Je devinais aisément qu’ils examinaient du coin de l’œil leurs toilettes respectives.
Je voyais aussi les jeunes gens se retirer en arrière et se répartir, pour se promener avec les jeunes personnes et j’entendais presque les « N’êtes-vous pas de cet avis ? » et les « non vraiment » de notre conversation polie.
C’est une chose terrible que d’être installé dans une voiture de louage, d’avoir devant soi vos propres concitoyens et de savoir que tout en connaissant leur genre de vie, vous ne pouvez ni y entrer, ni y participer :
dis-je d’un ton mélancolique au Professeur.
Il regardait Mistress — ou quelque autre qui lui ressemblait si complètement que cela revenait au même.
— Est-ce que je voyagerais autour du monde pour découvrir ces gens-là ? dit-il. Je les ai tous déjà vus : voici le Capitaine Chose, et le Colonel Machin, et Miss Une telle, en grandeur naturelle et deux fois plus pâle.
Le Professeur avait deviné.
La différence était bien là.
A Singapour, les gens sont d’une pâleur mortelle, — la pâleur de Naaman, — et les veines sur le dos de leurs mains sont dessinées en indigo.
On eût dit que la saison des pluies venait de finir et qu’on n’avait permis à aucune des femmes de se rendre dans la montagne.
Et cependant personne ne traite Singapour de pays malsain.
On y vit bien, on y est heureux jusqu’au jour où l’on commence à se sentir mal.
Et alors on va de mal en pis, parce que le climat ne nous laisse aucun moyen de réagir.
Alors on meurt.
La fièvre typhoïde est, à ce qu’il paraît, une des portes de la mort, tout comme dans l’Inde. Il en est de même du foie.
La chose la plus charmante qu’il y ait dans la station civile, qui naturellement est toujours à grande distance de la ville indigène, et qui est fière de ses jolis petits bungalows, c’est Thomas — ce cher Thomas, aux vêtements blancs, ce Thomas qui se dandine, qui fume, qui jure, cet immuable Thomas Atkins, qui écoute l’orchestre, qui rôde par les bazars et lance au sujet des palmiers son adjectif impossible à répéter tout comme s’il était à Mian-Mir[15].
[15] Voir Trois Troupiers et Autres Troupiers.
Le cinquante-huitième régiment (de Northampton) se trouve dans ces parages. Ainsi donc, vous le voyez, Singapour ne court aucun risque.
Dans les jardins, personne ne voulut m’adresser la parole, bien qu’à mon avis, leur devoir eût été de m’inviter à boire, et je revins tout honteux à mon hôtel pour manger six plats épicés différents, tous à la même sauce.
Je veux rentrer chez moi ! Je tiens à retourner dans l’Inde. Je suis malheureux.
A cette époque de l’année, le steamer Nawab devrait être vide, et, au lieu de cela, il s’y trouve cent passagers de première classe, et soixante-six de seconde.
Toutes les jolies filles sont dans cette dernière classe.
Il est arrivé une catastrophe à Colombo. Deux steamers se sont heurtés.
Nous avons devant nous les résultats de la collision et nous formons une ménagerie.
Le capitaine dit qu’il ne devrait y avoir selon les règlements que dix ou douze passagers, et que si l’on avait prévu cette cohue, on aurait fait partir un autre steamer.
Pour mon compte, je suis d’avis qu’on devrait jeter par-dessus bord une moitié de nos compagnons de voyage.
Ils ne font le tour du monde que par plaisir, et cette sorte de distraction conduit à des opinions précipitées et exagérées.
En tout cas, qu’on me rende la liberté et les cafards de l’Inde Anglaise, où nous dînions sur le pont, où nous changions les heures des repas, où nous étions maîtres de tout ce que nous voyions.
Vous connaissez les règlements de forçats qu’on impose dans la Peninsular and Oriental.
Vous ne devez aborder le capitaine qu’en marchant sur les mains, et en agitant respectueusement les jambes.
Vous devez ramper à plat-ventre devant le principal commis aux vivres et l’appeler « Trois fois puissant Rince-Bouteilles ».
Il vous est interdit de fumer sur le parc des moutons, de stationner sur la dunette, prescrit de mettre un habit neuf quand la bibliothèque du vaisseau est ouverte, et ce qui est le comble de l’injustice, de commander, un repas à l’avance, vos boissons pour le déjeuner et le dîner.
Comment un homme rempli de bière de Pilsen peut-il arriver à cet état de tranquillité clairvoyante qui est nécessaire pour commander ce qu’il boira à dîner. C’est montrer qu’on ignore la nature humaine.
La Peninsular and Oriental aurait besoin d’une bienfaisante concurrence.
Les capitaines y sont qualifiés de commandants, et à voir leurs façons, on croirait qu’ils vous font une faveur en vous prenant à leur bord.
Je le répète, la liberté de l’Inde anglaise pour toujours ! Et foin des conforts d’un vaisseau à coolies et à des prix qui conviendraient pour un palais.
Il y a environ trente femmes à bord, et j’ai été témoin avec un certain sentiment d’indignation de leur complot pour faire périr la femme qui est chargée des vivres, une dame délicate et de façons charmantes.
Je crois qu’elles arriveront à leur fin.
Le salon a quatre-vingt-dix pieds de long, et la maîtresse d’hôtel le parcourt dans toute sa longueur, pendant neuf heures par jour.
Dans les intervalles de repos, elle porte des tasses de thé au bœuf aux fragiles sylphes qui ne peuvent se passer de prendre de la nourriture entre neuf heures du matin et une heure du soir.
Ce matin, elle s’est avancée vers moi et a dit comme si c’était la chose la plus naturelle du monde :
— Monsieur, puis-je enlever votre tasse à thé ?
C’était une femme de vraie race blanche et le salon était plein de métisses portugaises, lourdes créatures.
Un jeune Anglais la laissa prendre sa tasse, et ne se retourna même pas quand elle la lui rendit !
Cela est terrible et me montre mieux que ne le fit quoi que ce soit, combien je suis loin du bienheureux Orient !
Elle (la maîtresse d’hôtel) parle debout à des hommes qui restent assis !
On croit couramment que nous, gens de l’Inde, nous manquons de bonté envers nos domestiques.
Je serais fort aise de voir un balayeur faire la moitié de la besogne que ces terribles dames et demoiselles de race blanche exigent de leur sœur.
Elles lui font transporter dix objets et ne disent pas même merci.
Elle n’a pas de nom, et si vous criez à tue-tête : « Maîtresse d’hôtel », il faut qu’elle vienne. N’est-ce pas dégradant ?
Mais le véritable motif qui me fait désirer de revenir, c’est que j’ai rencontré un tas de Juif de Chicago, et que je crains d’en rencontrer encore davantage.
Le navire est plein d’Américains, mais le jeune garçon Américain-Juif-Allemand est le plus terrible de tous.
L’un d’eux a de l’argent, et il erre de l’arrière à l’avant, en invitant les inconnus à boire, en organisant des loteries, et en commettant d’autres atrocités.
On dit couramment qu’il est mourant.
Malheureusement, il ne se dépêche pas assez de mourir.
Mais la véritable monstruosité qui se trouve sur le navire, c’est un Américain qui n’a pas encore atteint tout son développement.
Je ne puis pas l’appeler un gamin, quoiqu’officiellement il n’ait que huit ans, qu’il porte une jaquette à raies et qu’il mange avec les enfants.
Il a l’air fatigué d’un singe à l’âge d’enfance. Il a des rides autour de la bouche et sous ses yeux.
Quand il n’a pas autre chose à faire, il répond au nom d’Albert.
Pendant deux ans, il n’a cessé de voyager : il a passé un mois dans l’Inde, vu Constantinople, Tripoli, l’Espagne, a vécu sous la tente et à cheval pendant trente jours et trente nuits, ainsi qu’il s’est empressé de m’en informer, et il a épuisé la liste des félicités de ce monde.
Il n’a pas de chair sur les os, et il passe sa vie dans le fumoir à organiser la loterie quotidienne.
J’avais peur de lui, mais il me suivit, et m’expliqua d’une voix sans inflexions, sans expression, comment fonctionnaient les loteries.
Quand j’eus protesté que je le savais, il continua sans s’inquiéter de l’interruption, et finalement pour me récompenser de ma patience, il m’offrit de me dire les noms et les particularités de tous les passagers.
Puis il disparut par la fenêtre du fumoir, parce que la porte n’avait que huit pieds de haut, et que dès lors elle était trop étroite pour ce gigantesque et anormal phénomène.
Sur certains sujets, il possédait des notions partielles plus complètes que les miennes. Sur certains autres, il montrait la crédulité sans bornes de l’enfant de deux ans. Mais le regard las était toujours le même et il sera encore le même quand il aura cinquante ans.
Cela est plus désolant que je ne pourrais le dire.
Tous ses souvenirs s’étaient embrouillés les uns dans les autres et il plaçait en Turquie et dans l’Inde des incidents qui s’étaient passés en Espagne.
Quelque jour un maître d’école s’emparera de lui et tâchera de l’éduquer, et je donnerais bien des choses pour voir par quel bout il commencera.
La tête est déjà trop pleine, et… l’autre partie n’existe pas encore.
Albert n’est, à ce que je présume, qu’un enfant comme les autres enfants américains.
Il fut pour moi une révélation.
Maintenant je tiendrais à voir une fillette américaine — mais pas à présent, — pas tout de suite.
Mes nerfs n’en peuvent plus, après les Juifs et Albert, et à moins qu’ils ne reprennent leur ton, je reviendrai sur mes pas dès que j’aurai atteint Yokohama.