La cité de l'épouvantable nuit
III
Voilà ce que c’est que de se faire d’avance un programme de voyage bien défini.
J’ai dit que je me rendrais tout droit de Rangoon à Penang.
Et maintenant nous voici au large de Moulmeïn dans un steamer tout neuf qui n’a pas l’air de se rendre à une destination bien arrêtée.
Pourquoi irait-il à Moulmeïn ? C’est un mystère. Mais comme tous les gens qui sont de ce bord sont comme moi des flâneurs, personne n’est mécontent.
Figurez-vous une équipe de passagers pour lesquels le temps ne compte pas, qui ne désirent pas autre chose que trois repas par jour, et pas d’autres émotions que celles que produit de temps à autre la vue d’un cafard.
Moulmeïn est situé en amont de l’embouchure d’un fleuve qui devrait traverser l’Amérique du Sud, et une variété infinie de lascifs bateaux indigènes semble s’être installée à demeure en cet endroit.
De vilains steamers chargeurs que les initiés appellent : « les chemineaux de Geordie » grondent et crachent leur fumée aux belles collines qui dominent le port, et les vaisseaux de ligne de l’Inde, aux flancs ventrus, se meuvent lourdement près des côtes.
Les visiteurs sont rares à Moulmeïn, si rares que bien peu de navires, en dehors des vaisseaux de transports, trouvent quelque avantage à s’éloigner de la côte.
Je vous dirai, d’une façon froidement confidentielle, que Moulmeïn n’est pas du tout une cité de notre planète.
Sindbad le Marin, si vous vous en souvenez, y passa lors de ce mémorable voyage où il découvrit le cimetière des éléphants.
Comme le steamer remontait le fleuve, nous aperçûmes un éléphant, puis un autre activement occupés dans les chantiers de charpente qui faisaient face à la rive.
Certaines gens à l’esprit étroit, munis de jumelles, dirent qu’il y avait des mahouts sur leurs dos, mais cela ne fut jamais clairement prouvé.
Je préfère croire à ce que j’ai vu, une ville endormie, avec une seule rangée de maisons éparpillées le long d’un beau cours d’eau, et ayant pour habitants des éléphants lents, solennels, qui construisaient des barricades pour leur propre agrément.
Il y avait dans l’air une forte senteur de teck fraîchement scié — nous ne pûmes voir aucun éléphant occupé à scier — et de temps à autre le tiède silence était interrompu par le craquement de la poutre.
Lorsque les éléphants s’étaient aiguisé l’appétit pour le lunch, ils se rendaient en flânant, par couples, à leur club.
Ils ne se donnèrent pas la peine de nous envoyer leur salut non plus que les derniers journaux arrivés par la malle, ce qui nous causa un vif désappointement, mais nous reprîmes de l’entrain en voyant sur une colline une grande pagode blanche entourée d’une vingtaine de petites pagodes.
— Voilà, dîmes-nous, d’une seule voix, voilà qui indique une excursion à faire.
Et aussitôt nous frissonnâmes en pensant à notre exclamation profane, car nous tenions, par-dessus toutes choses, à ne point nous conduire comme de vulgaires touristes.
Les tikka-gharries de Moulmeïn sont trois fois plus petits que ceux de Rangoon, car les poneys ne sont pas plus gros que des moutons respectables.
Leurs cochers leur font monter et descendre la côte, et comme le gharri est extrêmement étroit, que les routes ne sont rien moins que bonnes, c’est un exercice fortifiant.
Ici encore, les cochers sont des Madrassis.
Je devrais me rappeler à quoi ressemblait cette pagode, si je n’étais pas tombé profondément, irrévocablement amoureux d’une petite Birmane qui se trouvait au bas du premier étage des degrés.
Sans le fait que le steamer partait le même jour à midi, rien n’eût pu m’empêcher de me fixer pour toujours à Moulmeïn et d’y devenir possesseur d’une paire d’éléphants.
Ils sont si communs qu’ils se promènent par les rues, et qu’on peut, je n’en doute pas, les avoir pour un morceau de canne à sucre.
Laissant là cette jeune personne par trop aimable, je montai quelques degrés seulement, et, faisant demi-tour, je contemplai un tableau formé d’eau, d’une île, d’un beau fleuve, d’un superbe pays à pâturage, et borné par une ceinture de bois qui me fit me réjouir d’être vivant.
La pente, au-dessus et au-dessous de moi, flamboyait de pagodes, depuis celle qui était d’une dorure somptueuse, d’un vermillon splendide, jusqu’à une autre en pierre d’une délicate nuance grise qu’on venait d’achever en l’honneur d’un prêtre éminent, décédé depuis peu à Mandalay.
Bien au-dessus de ma tête, se faisait entendre un vague tintement. On eût dit des cloches en or et le babillage des brises dans les cimes des palmiers-arack.
En conséquence, je montai, je montai encore d’autres marches, et finis par arriver à une retraite de paix profonde, toute parsemée de figures birmanes d’une propreté immaculée.
Des femmes étaient là rendant leurs hommages multipliés.
Elles baissaient la tête, et leurs lèvres s’agitaient, parce qu’elles disaient des prières.
J’avais à la main un parapluie, — un parapluie noir.
J’étais chaussé de souliers bains de mer, et j’étais coiffé d’un casque.
Je ne priais point, je pestais contre moi d’être un globe-trotter, et j’aurais voulu savoir assez de birman pour expliquer à ces dames que j’étais désolé, et que sans le soleil j’aurais ôté mon chapeau.
Un globe-trotter est une bête.
J’eus la grâce de sourire, tout en faisant le tour de la pagode.
Il me sera tenu compte de cela, en toute justice.
Mais je contemplai avec une horrible fixité un temple latéral or et rouge, qui contenait une image de Bouddha, artistement dorée, puis des figures farouches dans les niches qui se trouvaient à la base de la pagode principale, les petits palmiers qui sortaient des fentes entre les briques qui formaient le pavé de la cour — les grands palmiers au-dessus de moi, et les cloches de bronze suspendues à une faible hauteur à chaque angle, pour que les femmes pussent les frapper avec des cornes de cerf.
Sur une d’elles se lisait cet étonnant tristique en anglais, composé évidemment par le fondeur, lequel avait achevé son œuvre, et, espérons-le, atteint le Nibban[12], trente-cinq ans auparavant :
[12] Nirvana.
J’ai du respect pour un homme qui ne sait pas écrire correctement le mot Enfer : cela prouve qu’il a été élevé dans une croyance aimable.
Vous qui viendrez à Moulmeïn, soyez pleins de respect pour cette cloche, et évitez de jouer avec elle, car cela blesse les sentiments des fidèles.
Dans la base de la pagode il y avait quatre chambres, où trois côtés étaient couverts de colossales figures en plâtre, et devant chacune d’elles brûlait une solitaire lampe à huile dont les rayons luttaient avec les flots de lumière vespérale qui entraient par les fenêtres.
Il en résultait dans cet éclairage d’un jaune pâle une sensation qui n’avait rien de terrestre.
De temps à autre une femme se glissait dans une de ces chambres pour prier, mais presque toute la troupe restait dans la cour.
Toutefois celles qui faisaient face aux figures priaient plus ardemment que les autres, par où je jugeai que leurs soucis devaient être les plus grands.
Ce que je savais sur la réalité de ce culte était moins que rien, car les livres anglais élégamment reliés que nous lisons ne parlent point de brins de paille à bout rouge qu’on présente à une figure dorée, ni de la cloche qu’on fait sonner dans un temple hindou, en signe cultuel.
Mais ce doit être un culte fort intéressant : d’abord tout s’y passe tranquillement, et dans le milieu le plus charmant qu’ait jamais offert un paysage.
Dans ce cas particulier la massive et blanche pagode surgissait dans le bleu, à l’ouest d’une colline murée, d’où la vue s’étendait sur quatre perspectives distinctes et aussi charmantes qu’il était à souhaiter. Les regards pouvaient se porter soit en bas sur le steamer, soit sur l’étendue argentée, vers la gauche, ou bien sur la forêt, à droite, ou enfin du côté de la terre, sur les toits de Moulmeïn.
Entre chaque pause du froufrou des costumes, et des causeries à voix basse des femmes, descendait de là-haut le tintement d’innombrables feuilles de métal, suspendues au ’htée de la pagode, lorsque la brise les agitait.
Une image dorée clignotait au soleil.
Celles qui étaient peintes regardaient fixement et tout droit devant elles par-dessus les têtes des fidèles.
Quelque part là-bas un maillet et un rabot, sans se presser, aidaient à construire encore une autre pagode en l’honneur du Seigneur de la Terre.
Resté assis, dans ma méditation, pendant que le Professeur circulait armé d’un appareil photographique, à la grande terreur de la jeunesse birmane, je fis deux découvertes notables, sur lesquelles je faillis m’endormir.
La première, c’est que le Seigneur de la Terre, c’est l’Indolence, une Indolence en couche épaisse, où l’on mêle et agite un peu de religion pour lui conserver sa douceur.
La seconde, c’était que la forme de la pagode tirait son origine de celle du renflement qu’offre le tronc du palmier-arack.
Il y en avait un entre moi et la lointaine ligne du ciel, et son profil reproduisait exactement celui d’un petit édifice de pierre grise.
Pourtant il se présenta plus tard à mon esprit une troisième découverte, et celle-là bien plus importante.
Un sale petit lutin d’enfant passait, plus ou moins vêtu d’un putso en soie magnifiquement ouvrée, et tel que j’avais inutilement cherché à en trouver l’analogue à Rangoon.
Un assistant me dit qu’un article pareil coûterait cent dix roupies, — juste dix roupies de plus que le prix demandé à Rangoon, — après que je me fus montré peu courtois envers une jolie Birmane aux oreilles ornées de diamants, en la traitant comme si elle était une boutiquière de Delhi.
— Professeur, dis-je, lorsque l’appareil photographique sur ses pattes d’araignée parut au tournant de l’angle, il y a quelque malentendu sur ces gens-là. Ils ne travaillent pas. Ce ne sont point des dacoits et leurs babies ont des putsos de cent dix roupies sur le dos, si toutefois leurs parents ne mentent point. Je me demande comment ils gagnent leur vie.
— Ils vivent en beauté, dit le professeur, et je n’ai apporté qu’une demi-douzaine de plaques. Je reviendrai demain matin avec d’autres. Avez-vous jamais rêvé d’un endroit comme celui-ci ?
— Non, dis-je, c’est la perfection, et quand j’y passerais ma vie, je n’arriverais pas à voir où réside précisément ce qui en fait le charme.
— Dans cette indolence bestiale, dit le Professeur en repliant son appareil.
Et nous nous en allâmes à regret, poursuivis par les voix d’innombrables cloches qu’agitait le vent.
A moins de dix minutes de la Pagode, nous vîmes un véritable kiosque à musique anglais, un hangar étiqueté : Bureau municipal, une collection de mesquins bungalows qui s’efforcent, mais en vain, de gâter le paysage, et une troupe de soldats de Madras.
Je n’avais pas encore vu de soldats de Madras. Ils paraissent habillés exactement comme les Tommies et ont l’air très civilisé, très raffiné.
On dit qu’ils lisent des livres anglais et sont très ferrés sur leurs droits et privilèges.
Pour détails supplémentaires s’adresser au Club du Pegu, seconde table de la rangée de gauche à partir de l’entrée.
En une heure maudite, j’essayai de rendre la vie au commerce mouvant de Moulmeïn, et dans ce but, je fis promettre à un indigène de l’endroit de venir le lendemain matin à bord du steamer avec un assortiment de soieries birmanes.
C’était une traversée de cinq minutes et il aurait pu rester tout ce temps à la poupe.
Le matin vint, mais non l’homme.
Pas un bateau de melons d’eau, de melons d’eau charnus, cramoisis, ne s’approcha du navire.
Comme nous glissions sur le fleuve, en route pour Penang, je vis les éléphants jouer avec les poutres de teck, l’air aussi solennel, aussi mystérieux que jamais.
Ils étaient les principaux habitants, et, autant que je pus le voir, les maîtres de l’endroit.
Leur léthargie avait corrompu la ville, et lorsque le professeur voulut les photographier, je crois qu’ils s’en allèrent avec dédain.
Nous voici maintenant en route pour Penang avec une température de 70 degrés centigrades dans les cabines, et, sur le pont, la température que vous voudrez.
Nous avons épuisé toute notre littérature, bu deux cents limonades au citron, joué à quarante jeux de cartes différents (en grande partie, des patiences), organisé une loterie sur la course (si l’enjeu avait été de mille roupies au lieu de dix je ne l’aurais pas gagné !) enfin nous avons passé dix-sept heures sur vingt-quatre à dormir.
Il est absolument impossible d’écrire, mais vous ne vous en trouverez que mieux au point de vue moral, si l’on vous conte l’histoire des Vauriens d’Iquique, et « comme vous ne l’avez point entendu raconter, je vais vous la rapporter ».
Un Allemand qui fait la chasse aux orchidées, vient justement de me la dire toute fraîche. Il a failli ces jours-ci laisser sa tête dans les montagnes de Lullaï, et cela après avoir fait presque le tour du monde.
Iquique est situé quelque part dans l’Amérique du Sud, au fond du Brésil, ou peut-être au delà.
Une fois il y arriva une tribu d’indigènes des forêts. Ils étaient si innocents qu’ils ne portaient aucun, mais aucun vêtement.
Ils avaient un grief mais point de costume.
Ils exposèrent le premier en présence de son Excellence le Gouverneur d’Iquique. Mais la nouvelle de leur arrivée et de leur absolue nudité les avait précédés, et les bonnes dames Espagnoles de la ville décidèrent unanimement qu’il fallait tout premièrement habiller ces païens.
Elles organisèrent donc une séance de couture, et le résultat, qui consistait principalement en des tabliers, fut mis à la disposition de ces vilaines gens, avec des indications sur la façon de s’en servir.
Ils parurent vêtus de leurs tabliers, devant le gouverneur, et toutes ces dames d’Iquique, rangées sur les degrés de la cathédrale, mais ce fut seulement pour apprendre que le gouverneur ne pouvait déférer à leur demande.
Et savez-vous ce que firent ces enfants de la nature ?
En un clin d’œil, ils avaient enlevé leurs tabliers, pour les rouler autour du cou, et se mirent à danser, nus comme l’Aurore, devant les dames scandalisées d’Iquique, qui s’enfuirent en se cachant leurs yeux avec leurs éventails jusque dans le sanctuaire de la cathédrale.
Et lorsque les marches furent désertes, les Vauriens s’en allèrent, jetant de grands cris, sautant, leurs tabliers toujours autour du cou, car le bon drap est une chose de valeur.
Et comme ils connaissaient leur pouvoir, ils campèrent en dehors de la ville.
Il était impossible d’envoyer de la troupe contre eux. Il était également impossible de laisser les Señoritas courir le risque d’être offusquées quand elles sortaient.
Nul ne savait si à une heure ou à une autre, les Vauriens ne feraient pas irruption dans les rues.
On leur accorda donc ce qu’ils demandaient, et Iquique retrouva le repos. Nuda est veritas et prævalebit.
— Mais, dis-je, qu’y a-t-il de si terrible chez un Indien nu ou même chez deux cents Indiens nus ?
— Mon ami, dit l’Allemand, c’étaient des Indiens de l’Amérique du Sud, et je vous dis qu’ils ne sont pas beaux à voir en déshabillé.
Je mis ma main sur ma bouche et m’en allai.