La cité de l'épouvantable nuit
VII
Où l’ignorance dans toute sa nudité prononce des jugements en criant à tue-tête, pendant tout le jour et sans vergogne, sur ces diverses choses.
Les quelques jours passés sur le Nawab se sont écoulés au milieu de gens nouveaux et bien étranges.
Il y avait là des spéculateurs de l’Afrique Australe, des financiers venant de la métropole (ils ne parlaient que par centaine de milliers de livres, et, je le crains, ils bluffaient terriblement). Il y avait des consuls de lointains ports de Chine, et des associés de maisons de transport chinoises : ils tenaient des propos et émettaient des idées aussi différentes des nôtres que notre langue courante est éloignée de celle de Londres.
Mais vous ne trouveriez rien d’intéressant à entendre l’histoire de notre chargement humain, à entendre le négociant écossais à la tête dure, qui a un faible pour le spiritisme, et qui me supplia de lui dire s’il y avait réellement quelque chose de sérieux dans la Théosophie, et si le Thibet était peuplé de chélas se livrant à la lévitation ; non plus qu’à entendre le petit vicaire de Londres qui est en vacances, et qui a vu l’Inde, et qui a espéré y voir prospérer l’œuvre des missions, qui croyait que le comité de la société des Missions entamait les idées et les convictions des masses et que la parole du Seigneur prévaudrait bientôt sur tous les autres conseils.
Celui-là, pendant les quarts de nuit, arrangeait et disposait les grands mystères de la vie et de la mort et envisageait la perspective d’une vie entière de labeur dans une paroisse où il n’y avait pas un riche.
Lorsque vous êtes dans les mers de Chine, ayez soin d’avoir toujours à votre portée vos dessous de flanelle.
En une heure, le steamer sortit de la région des chaleurs tropicales (y compris l’insolation) pour entrer dans un franc, un froid brouillard, aussi humide qu’une brume écossaise.
Le matin nous offrit un monde nouveau, — quelque part entre le Ciel et la Terre.
La mer était en verre fumé.
Des îles, d’un gris rougeâtre, s’éparpillaient sur elle au-dessous des bancs de brouillards qui flottaient à une cinquantaine de pieds par-dessus nos têtes.
Les voiles trapues des jonques dansèrent un instant comme des feuilles d’automne dans la brise et disparurent, et les îles, semblant avoir perdu toute solidité, formèrent un fond sur lequel les masses allongées se brisaient en flocons de neige.
Le steamer geignait, grommelait, criait, parce qu’il était si triste, si malheureux, et je gémis de mon côté parce que, selon le Guide des voyageurs, Hong-Kong était le plus beau port qu’il y eût au monde et que je ne voyais pas plus loin qu’à deux cents yards dans une direction quelconque.
Pourtant, ce glissement de fantôme, à travers la ceinture de brouillard, avait une animation mystérieuse, qui s’accrut lorsque l’agitation de l’air nous permit d’entrevoir un entrepôt et un derrick, qui paraissaient l’un et l’autre tout près de notre bord, puis en arrière d’eux, le profil d’une pente de montagne.
Nous nous frayâmes une route à travers une mer de bateaux à museau plat, tous montés par les plus musculeux des hommes, et le Professeur dit que le moment était venu maintenant d’étudier la question chinoise.
Mais nous apportions dans ces lieux-là un nouveau général.
De beaux uniformes neufs, bien seyants, vinrent lui souhaiter la bienvenue, et à contempler des choses dont j’avais été privé depuis longtemps, je ne songeai plus du tout aux Queues-de-Cochon.
Gentlemen de la chambre du Mess, vous qui porteriez des vestons de toile à la revue, si vous le pouviez, attendez d’être restés un mois sans avoir vu une jaquette de corvée, sans avoir entendu un éperon résonner clic-clac, et vous saurez pourquoi les civils voudraient toujours vous voir en uniforme.
Le Général, pour le dire en passant, était un général charmant.
Si je m’en souviens bien, il n’en savait pas très long sur l’armée des Indes, non plus que sur le caractère d’un gentleman nommé Roberts, mais il disait que Lord Wolseley allait devenir un de ces jours commandant en chef, à raison des besoins pressants de notre armée.
Ce fut une révélation parce qu’il ne parlait que des choses militaires anglaises, qui sont très, très différentes de celles de l’Inde, et qui se compliquent de politique.
Tout Hong-Kong est bâti de façon à faire face à la mer.
Le reste est du brouillard.
Une route boueuse passe d’une façon définitive devant une ligne de maisons qui tiennent à la fois de Chowringhi et de Rotherhithe.
Vous habitez dans les maisons, et quand vous en avez assez, vous traversez la route, et vous voilà dans la mer, si vous arrivez à trouver seulement un pied carré d’eau qui ne soit pas occupé.
Les chargements maritimes sont si considérables, et il en résulte une telle saleté contre le quai, que les habitants de la classe supérieure sont forcés de suspendre leurs bateaux à des davits au-dessus des bateaux du commun, qui sont grandement dérangés par une multitude de remorqueurs à vapeur.
Ceux-ci manœuvrent pour s’amuser et se donner le plaisir de siffler.
On les tient en si mince estime que chaque hôtel a les siens et que les autres ne sont à personne.
Au delà des remorqueurs, on voit des steamers en tel nombre que l’œil ne peut les compter et sur cinq de ceux-ci quatre nous appartiennent.
Je fus fier de voir le mouvement maritime de Singapour, mais je fus gonflé de patriotisme en contemplant du balcon de l’hôtel Victoria les flottes de Hong-Kong.
Je pourrais presque cracher dans l’eau, mais il y a en bas un grand nombre de marins et ce sont gens de forte race.
Comme un voyageur devient insouciant et égoïste !
Pendant plus de dix jours, nous avons laissé le monde extérieur en dehors de nos malles, et presque le premier mot que nous entendons à l’hôtel est celui-ci :
— John Bright est mort et il y a eu un terrible cyclone à Samoa.
— Ah ! c’est en effet bien triste, mais voyons, où dites-vous que se trouvent nos chambres ?
Au pays ces nouvelles auraient défrayé la conversation pendant une demi-journée et on en a fini avec elles avant d’être allé jusqu’à la moitié d’un corridor d’hôtel.
On ne saurait rester tranquille à méditer pendant qu’un monde nouveau bourdonne en dehors de la fenêtre, quand on va entrer en Chine et la posséder tout entière.
Un bruit de malles traînées dans le corridor, des talons sonores, — puis apparition d’une femme énorme, dégingandée qui lutte avec un petit domestique madrassi.
— … Oui… J’ai été partout et j’irai partout ailleurs. Maintenant je vais à Shanghaï et à Pékin. J’ai été en Moldavie, en Russie, à Beyrout, dans toute la Perse, à Colombo, Delhi, Dacca, Bénarès, Allahabad, Peshawar, dans cette passe à Rhi-Mujid, à Chalabar, Singapour, Penang, ici même, et à Canton. Je suis Autrichienne, Croate, et je visiterai les États d’Amérique, et peut-être l’Irlande. Je voyage sans cesse… je suis… comment appelez-vous cela ? Widow, veuve. Mon mari… il était mort, et par conséquent je suis triste, et je voyage. Évidemment je suis en vie, mais je ne vis pas. Vous comprendre ? Toujours triste. Voudrez-vous me dire le nom du vaisseau dans lequel on va jeter mes malles maintenant ?… Vous voyagez par plaisir ? Oui ? Moi, je voyage parce que je suis seule et triste, — toujours triste.
Les malles disparurent. La porte se ferma. Les talons sonnèrent dans le corridor, et je restai là, me grattant la tête dans mon étonnement.
Comment avait commencé la conversation ?
Pourquoi finissait-elle ?
A quoi bon rencontrer des excentricités qui ne donnent sur elles-mêmes aucune explication ?
Je n’aurai jamais de réponse, mais cette conversation est authentique d’un bout à l’autre.
Je vois maintenant comment se documentent les romanciers de l’école fragmentaire.
Lorsque je m’aventurai dans les rues de Hong-Kong, je marchai dans une épaisse et visqueuse boue de Londres, de cette sorte de boue qui fait pénétrer à travers les chaussures un froid glacial, et le bruit des roues innombrables était comme celui d’un nombre incalculable de hansoms.
Il tomba une pluie pénétrante, et tous les sahibs hélèrent des rickshaws, — ici on les nomme des ricks, — et le vent était plus froid encore que la pluie.
C’était la première sensation franchement hivernale depuis Calcutta.
Rien d’étonnant à ce que, grâce à un tel climat, Hong-Kong eût dix fois plus d’animation que Singapour, que partout on vît des signes de constructions, qu’il y eût des becs de gaz dans toutes les maisons, qu’on vît çà et là maintes colonnades et coupoles, et que les Anglais marchassent comme doivent le faire des Anglais, d’un pas hâtif, le regard en avant.
Il y avait des vérandahs sur toute la longueur de la rue principale, et les magasins européens prodiguaient les glaces par yards carrés.
Nota bene : Partout ailleurs, comme à Simla, tenez en défiance les magasins qui ont des glaces : chacun de vos achats concourt à amortir cette installation.
La même Providence, qui fit passer les grands fleuves au voisinage des grandes villes, fait passer aussi les grandes rues près des grands hôtels.
Je descendis Queen Street, rue qui n’est pas très montueuse.
Toutes les autres rues que je regardai étaient construites en degrés comme à Clovelly, et par un ciel bleu elles eussent fourni au Professeur des vingtaines de bons clichés.
La pluie et le brouillard rendaient les plaques confuses.
Toutes les rues montantes allaient se perdre par en haut dans un brouillard blanc qui voilait les pentes d’une colline, et les rues descendantes se perdaient de même dans la vapeur des eaux du port, et les unes comme les autres étaient d’un aspect fort étrange.
— Hi-hi-yow, dit le coolie de mon rickshaw, en me versant par dessus une roue.
Je sortis et rencontrai d’abord un Allemand barbu, puis trois mousses en liesse, appartenant à un navire de guerre, puis un sergent de sapeurs, puis un Parsi, puis deux Arabes, puis un Américain, puis un Juif, puis quelques milliers de Chinois qui portaient tous quelque chose, et enfin le Professeur.
— On fabrique des plaques — des plaques instantanées à Tokio, à ce qu’on m’a appris. Que dites-vous de cela ? dit-il. Eh bien, dans l’Inde, le bureau du lever des plans est le seul qui fabrique ses propres plaques. Des plaques instantanées à Tokio, songez donc !
J’avais été pendant longtemps le débiteur du Professeur pour une de ces plaques.
— Après tout, répondis-je, ce qui me frappe, c’est que nous avons commis l’erreur de trop penser à l’Inde. Par exemple, nous nous figurions que nous étions civilisés. Mettons-nous à un rang inférieur. A côté de cette ville-ci, Calcutta n’est plus qu’un hameau.
Et il y avait en cela une bonne part de vrai, car la ville était d’une propreté peu ordinaire ; parce que les maisons étaient uniformes, à trois étages et avec des vérandahs, et parce que le pavé était de pierre.
Je rencontrai un cheval, qui était fort honteux de lui-même. Il suivait des yeux une charrette qui prenait la route de la mer, mais au haut des degrés on ne voyait en fait de véhicules que des rickshaws. Hong-Kong a détruit dans mon esprit le romanesque du rickshaw.
Ils devraient être consacrés aux jolies dames, et non aux hommes qui s’en servent pour aller à leurs affaires, aux officiers en grand uniforme, aux matelots qui se tassent pour y tenir deux de front, et d’après ce que j’ai entendu dire là-bas aux casernes, ils servent parfois à rapporter au violon le déserteur ivre.
— Il s’y endort, Monsieur, et cela évite bien des embêtements.
Les Chinois sont naturellement les maîtres de la ville. Ils profitent de tous nos progrès dans les constructions, de tous nos règlements de police.
Leurs enseignes dorées et rouges flamboient sur toute la longueur de Queen’s Road, mais ils ont soin d’y ajouter la traduction, en caractères européens habilement tracés.
Je n’ai trouvé qu’une exception, la voici :
Les boutiques sont faites pour arrêter le marin et l’amateur de curiosités : elles y réussissent admirablement.
Lorsque vous allez dans ce pays-là, placez tout votre argent dans une banque avec ordre du directeur de ne rien vous donner, quoi que vous demandiez.
Par ce moyen vous éviterez la faillite.
Le Professeur et moi nous fîmes un pèlerinage.
Partant de Kee-Sing, nous allâmes même jusque chez Yi King, qui vend la volaille décomposée, et chacune de ces boutiques prospérait.
Bien qu’il vendît des souliers et des cochons de lait, il y avait à la façade des sculptures, des dorures si déliées que l’œil s’y attachait, et chaque détail avait quelque chose d’original et de frappant en son genre.
Grâce à quelques simples traits, un fragment de racines entremêlées devenait un entrelacement de démons, une main courante, une corniche fleurie, un battant de porte rouge foncé et or, un écran en bambous refendus.
Tout cela était bon, d’un travail soigné dans la juxtaposition, le refendage, l’assemblage.
Les paniers des coolies avaient une forme convenable. Les attaches de rotin qui les assujettissaient au joug de bambou poli, étaient bien égalisées, de façon à ce qu’il n’y eût pas de brins pendants.
Vous pouviez ouvrir et fermer les tiroirs dans les commodes que portait suspendues l’homme qui vendait des repas aux coolies des rickshaws.
Les pistons des petites pompes à main en bois des boutiques fonctionnaient avec précision dans leur alvéole.
J’étais occupé à étudier ces choses-là pendant que le Professeur allait et venait à travers les ivoires sculptés, les soies brodées, les panneaux incrustés, les écailles à filigranes, les pipes aux becs de jade, une foule de choses, que seul connaît le Dieu de l’Art.
— Je n’ai plus une opinion aussi favorable sur lui que je l’avais jadis, dit le Professeur, qui songeait à notre artiste indien.
Il tenait en main un tout petit groupe grotesque en ivoire qui représentait un petit enfant s’efforçant de tirer de son repos un buffle d’eau.
C’était, sculpté dans le dur ivoire, tout le drame de la vie de la bête et de l’enfant.
Nous eûmes la même pensée au même instant. Nous nous étions déjà rapprochés une ou deux fois du sujet :
— Ils lui sont cent fois supérieurs par la simple conception, sans parler de l’exécution, dit le Professeur, la main sur une esquisse en bois et pierres précieuses représentant une femme assaillie par un coup de vent contre lequel elle protégeait son enfant.
— Oui, et ne voyez-vous pas qu’ils n’introduisent les couleurs d’aniline que dans les objets qu’ils nous destinent. Lui au courant, il les porte sur son corps toutes les fois qu’il le peut. Qu’est-ce qui a fait que ce marchand à peau jaune prend tant de plaisir à contempler un oranger nain dans un pot de couleur bleue-turquoise ? repris-je en complétant un assortiment de cuillers chinoises à bon marché, et toutes bonnes comme forme, comme couleur et comme commodité.
Les lanternes chinoises à grosse panse suspendues au-dessus de nous continuaient à se balancer avec un léger craquement de papier huilé, mais elles ne nous tentèrent pas, et le marchand en vêtement bleu en resta pareillement pour ses frais.
— Vous foulez acheter ? Cholies choses ici, dit-il, en remplissant sa pipe avec du tabac qu’il prenait dans une blague de cuir vert foncé, dont le col était serré par un petit anneau de composition, ou peut-être aussi de jade.
Il jouait avec un abaque de bois brun.
A côté de lui était son livre-journal relié en papier huilé, et le godet d’encre de Chine avec les pinceaux et leurs supports de porcelaine.
Il enregistra une mention sur son livre où il peignit en traits menus sa dernière affaire.
Naturellement, les Chinois pratiquent cet art depuis quelques milliers d’années, mais la Vie et ses Phénomènes sont chose aussi nouvelle pour moi qu’elle le fut pour Adam, et je m’étonnai.
— Vous foulez acheter ? répéta le marchand après avoir tracé son dernier coup de pinceau.
Et je dis dans la nouvelle langue que j’étais en train de m’assimiler :
— Voudrais savoir un renseignement qui appartient à mon métier. Regardez ces choses. Avez-vous une âme, vous ?
— Avez-vous quoi ?
— Avez-vous quelque chose d’une âme ? Avez-vous tous le même esprit ? Vous ne voyez pas ? Alors parlons autrement. Les gens de votre nation ont tous l’air du même diable incarné mais ils font curiosité de tout, même les idoles de poche, et jamais ne donnent d’explication. Pourquoi êtes-vous une aussi horrible contradiction ?
— Ne sais pas : deux dollars et demi, dit-il en tenant un cabinet en équilibre sur la main.
Le Professeur n’avait point entendu.
Son esprit était accablé par la pensée du sort qui pèse sur l’Hindou.
— Il y a trois races qui savent travailler, dit le Professeur, en jetant un regard sur la rue fourmillante où les Rickshaws pétrissaient la boue, et la Babel de cantonais et de pidgin montait en aboiements confus vers le brouillard jaune.
— Mais il n’y en a qu’une qui sache se multiplier, répondis-je. L’Hindou se coupe la gorge et meurt. Quant à la souche des Sahibs, ils sont trop peu nombreux pour durer toujours. Ces gens-là travaillent et gagnent du terrain. Ils doivent avoir des âmes. Sans cela ils ne pourraient concevoir de jolies choses.
— Je ne puis m’expliquer cela, dit le Professeur. Ils sont meilleurs artistes que l’Hindou. Pour le dire en passant, cette sculpture que vous regardez est japonaise. Meilleurs artistes, et ouvriers plus vigoureux, pris d’ensemble. Ils supportent l’entassement, ils mangent de tout, et ils sont capables de vivre avec rien.
— Et moi qui, toute ma vie, ai vanté les beautés de l’Art hindou.
C’était un petit désappointement quand j’y pensais, mais je tâchai de me consoler en songeant qu’ils étaient à une telle distance l’un de l’autre qu’aucune comparaison n’était possible. Et pourtant l’exactitude est assurément la pierre de touche de l’Art.
— Ils accablent l’univers, dit avec calme le Professeur.
Et il sortit pour acheter du thé.
Ni à Penang, ni à Singapour, pas plus qu’ici, je n’ai vu un seul Chinois dormir tant qu’il faisait jour.
Je n’ai pas vu non plus une vingtaine d’hommes qui fussent visiblement en train de flâner.
Tous allaient dans une direction définie, même le coolie sur le quai, qui trottait voler du bois dans l’échafaudage d’une maison à moitié construite.
Dans son propre pays, le Chinois est traité avec une certaine dose de sans-gêne, pour ne pas dire de férocité.
Où cache-t-il son amour de l’Art, c’est ce que sait seul le ciel qui a créé cette terre jaune qui recèle tant de fer.
Son amour se tourne vers les petites choses. Sans quoi comment pourrait-il se procurer de si singuliers pendants pour sa pipe et s’amasser, tout au bout de l’arrière-fond de sa boutique, une collection pareille à celle que se fait l’oiseau des arceaux de verdure, avec tant d’objets divers, hétéroclites, dont chacun a sa beauté, si vous le regardez d’assez près.
Je suis désolé de ne pouvoir rendre compte en quelques heures des idées de tant de millions d’hommes.
Toutefois, une chose qui paraît certaine, c’est que si nous avions à gouverner autant de Chinois que nous avons d’indigènes dans l’Inde, et que nous leur eussions donné seulement le dixième des caresses, des encouragements coûteux dans la voie du progrès, si nous avions tenu compte dans la même proportion de leurs intérêts et de leurs aspirations que nous l’avons fait pour l’Inde, nous en aurions été chassés depuis longtemps ou nous aurions reçu la récompense digne du pays le plus riche qui soit à la surface de la terre.
Une de mes paires de souliers a été enveloppée, par un hasard curieux, dans un journal qui porte pour devise ces mots : « Il n’y a pas de nation indienne, bien qu’existent les germes d’une nationalité indienne », ou quelque chose de fort approchant.
Cela m’a fait pouffer d’un éclat de rire sacrilège.
Ce grand fainéant de pays que nous soignons, que nous tenons dans du coton, et à qui nous demandons chaque matin s’il se sent assez fort pour quitter son lit, apparaît comme un nuage lourd et mou sur l’horizon lointain, et les vains propos que nous avions l’habitude de tenir entre nous sur son précieux avenir, sur ses ressources, ne semblaient pas différer des propos que tiennent les enfants dans les rues, quand ils ont fabriqué un cheval avec des gousses de haricot ou des bouts d’allumettes et qu’ils se demandent s’il est capable de marcher.
Je suis tristement désabusé sur le compte de mon autre patrie, non point la mère-patrie, maintenant qu’on me cire mes bottes dès l’instant même où je les ôte.
Le cireur ne le fait point en vue d’un pourboire, mais parce que c’est sa besogne.
Comme le castor de jadis, il lui fallait monter à cet arbre-là : les chiens étaient à sa poursuite.
Il y avait concurrence.
Y a-t-il réellement un endroit tel que Hong-Kong ? On le dit, mais je ne l’ai pas encore vu.
Une fois, il est vrai, les nuages s’étant élevés, j’aperçus une maison de granit perchée, comme un chérubin, sur rien du tout, à un millier de pieds au-dessus de la ville.
On eût dit, à la voir, que cela pouvait être une station civile à son début, mais un homme monta la rue et dit :
— Voyez-vous ce brouillard ? Ce sera ainsi jusqu’en septembre. Vous feriez mieux de vous en aller.
Je ne m’en irai point.
Je camperai devant la place jusqu’à ce que le brouillard se lève et que la pluie cesse.
Pour le moment, comme nous sommes au troisième jour d’avril, je suis assis devant un grand feu de houille et je pense au Caucase couvert de frimas.
O pauvres créatures qui êtes dans les tourments, bien loin.
Tout en vous rendant à votre bureau ou à la salle du rapport, vous vous dites que vous aidez l’Angleterre dans sa mission de faire progresser l’Orient.
C’est une jolie illusion, et je suis fâché de la détruire, mais vous n’avez pas conquis le pays qu’il fallait.
Annexons la Chine.