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La cité de l'épouvantable nuit

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V

Comment le monde est fait pour chacun de nous,
Comment tout ce que nous y connaissons,
Tend un jour ou l’autre à donner un produit — De même
Lorsqu’une âme se manifeste elle-même, — c’est-à-dire
Grâce à son fruit, grâce à l’action qu’elle accomplit.

— Je vous l’assure, Monsieur, voilà des années et des années qu’on n’a pas éprouvé de chaleurs pareilles à Singapour. Le mois de mars passe toujours pour le plus chaud, mais celui-ci est tout à fait anormal.

Et je répondis avec accablement à l’inconnu :

— Oui, naturellement. Dans d’autres endroits, on dit toujours cette menterie. Laissez-moi fondre en eau en paix.

C’est la chaleur qui règne dans une serre à orchidées, une chaleur collante, impitoyable, fumante, où l’on cesse de sentir une différence entre la nuit et le jour.

Singapour est un autre Calcutta et c’est bien plus encore.

Dans les faubourgs, on construit des rues de maisons à bon marché ; dans la cité, on court contre vous en vous bousculant, en vous jetant dans le ruisseau.

Il y a des indices infaillibles de prospérité commerciale.

L’Inde a pris fin depuis si longtemps que je ne suis pas même en état de parler des indigènes de l’endroit.

Tous sont Chinois, à moins qu’ils ne soient Français ou Hollandais ou Allemands.

Les gens peu au courant supposent que l’île est une possession anglaise. Le reste appartient à la Chine et au Continent, mais principalement à la Chine.

Je reconnus que je touchais aux frontières du Céleste-Empire quand je fus imprégné jusqu’à saturation de la fumée du tabac chinois, une herbe finement coupée, grasse, luisante, dont la fumée est telle qu’en comparaison, l’arome d’un huga fumé à la cuisine rappellerait tout un magasin de Rimmel.

La Providence me conduisit le long d’une plage, d’où la vue s’étendait à l’aise sur cinq milles couverts de navires, cinq milles où les mâts et les agrès ne formaient qu’une masse compacte, jusqu’à un endroit nommé l’hôtel Raffles.

La nourriture y est aussi bonne que les chambres sont mauvaises. Que le voyageur en prenne note. Mangez à l’hôtel Raffles et logez-vous à l’hôtel de l’Europe.

C’est ce que j’aurais fait sans l’apparition de deux grosses dames élégamment vêtues de chemises de nuit qui étaient assises les pieds posés sur une chaise.

A cette vue Joseph s’enfuit : mais il se trouva que c’étaient des dames hollandaises venues de Batavia, et que c’était là leur costume national jusqu’à l’heure du dîner.

— Puisque vous dites qu’elles avaient des bas et des toilettes de salon, vous n’avez point sujet de vous plaindre. Généralement elles ne portent qu’une chemise de nuit jusqu’à cinq heures, dit un homme versé dans les usages du pays.

Je ne sais s’il disait la vérité, je suis porté à croire qu’il en était ainsi, mais maintenant que je sais ce que signifie réellement la grâce de Batavia, je n’approuve pas cet usage.

Une dame en chemise de nuit jette le trouble dans l’esprit et vous empêche d’accorder toute l’attention qu’elle mérite à la situation politique à Singapour.

Singapour est actuellement pourvu d’un assortiment complet de forts et attend avec espoir quelques canons de neuf pouces se chargeant par la culasse, qui en feront l’ornement.

Il y a quelque chose de bien pathétique dans l’attitude obstinément fidèle des colonies, qui auraient dû depuis longtemps être aigries et méfiantes.

— Nous espérons que le gouvernement du pays peut faire ceci… Il se pourrait que le gouvernement métropolitain soit en état de faire cela.

Tel est le refrain de la chanson, et il continuera forcément à être le même partout où l’Anglais ne pourra se propager et prospérer.

Figurez-vous une Inde qui soit faite pour être le séjour permanent de notre race, et considérez ce que serait, à ce jour, un tel pays, si le câble d’amarrage avait été coupé il y a cinquante ans ? Il y aurait cinquante mille milles de chemins de fer posés, dix mille milles de plus projetés, et peut-être un excédent annuel.

Est-ce là une idée séditieuse ?

Qu’on me pardonne, mais c’est que de la vérandah, je contemple cette marine, les Chinois dans les rues, et les Anglais paresseux, languissants en chapeaux banians et jaquettes blanches, étendus sur les chaises de canne, et ces choses-là ne sont point belles.

En réalité, les hommes ne sont point fainéants, ainsi que je tâcherai de le montrer plus loin, mais ils flanent, ils musent et on dirait qu’ils vont au bureau à onze heures, ce qui doit être fâcheux pour travailler.

Et ils parlent tous de faire un tour au pays, à des intervalles ridiculement courts. On dirait qu’ils en ont le droit.

Encore une fois, si nous pouvions seulement produire des enfants qui ne pousseraient pas tout en nez et en jambes, dès la seconde génération, dans cette partie du monde et une ou deux autres, quelle étonnante dispersion en tous sens de l’Empire on verrait, avant que fût achevée à moitié la séance d’une commission sur l’affaire Parnell !

Et plus tard, quand les États affranchis se seraient nettoyés à l’eau chaude, auraient livré leurs batailles, auraient abusé des emprunts et des spéculations, se seraient conduits en toutes choses comme de jeunes étourdis, ils finiraient par former une vaste ceinture de fer autour du monde.

Et à l’intérieur, liberté complète du commerce. Au dehors, protection jalouse.

Ce serait un nid de guêpes tellement vaste qu’aucune combinaison de puissances ne pourrait le troubler.

C’est un rêve qui ne se réalisera pas de longtemps, mais nous accomplirons un de ces jours quelque chose d’approchant.

Les oiseaux de passage du Canada, de Bornéo — Bornéo, qui aura à subir un bouleversement, un remaniement complet avant qu’elle ne saisisse vigoureusement ses chances d’avenir, — ceux d’Australie, d’une centaine d’Iles éparpillées disent la même chose : « Nous ne sommes pas encore assez forts, mais nous le serons un jour ».

Oh ! chères gens, qui cuisez dans l’Inde, et pestez après tous les Gouvernements, c’est chose glorieuse que d’être un Anglais.

« Le sort nous a donné un beau terrain : oui, nous avons un magnifique héritage ».

Prenez une carte et regardez la longueur de la Péninsule Malaise. Elle se prolonge de mille milles dans la direction du Sud, n’est-ce pas ?

Penang, Malacca, Singapour y sont si modestement soulignés d’un trait rouge.

Voyez maintenant : nous avons un Résident auprès de chacun des États Malais indigènes de quelque importance, et tout le long de la ligne qui va de Kedah à Siam, notre influence domine et décide tout.

Dans ce pays-là, Dieu a mis tout d’abord de l’or et de l’étain, et après ces choses, des Anglais qui organisent des Compagnies, obtiennent des concessions et vont de l’avant.

Actuellement, il y a une compagnie qui, à elle seule, possède dans l’intérieur du pays une concession de deux mille milles carrés.

Cela se traduit en droit d’exploitation minière. Cela signifie qu’il y a là quelques milliers de coolies, et une administration bien établie, tout comme on en voit dans les grandes houillères de l’Inde, où les chefs des mines sont des rois responsables.

Avec les compagnies arriveront les chemins de fer.

Jusqu’à présent, les journaux des Détroits emploient leur papier à en parler, car en ce moment, il n’y a en exploitation que vingt-trois ou vingt-quatre milles de chemins de fer à voie étroite dans la Péninsule, dans un endroit appelé la Crique des Pirates. Le Sultan de Johore est, ou était indécis — au sujet d’une concession de railway, à travers son pays, qui finira par le mettre en relation avec la Crique des Pirates.

Singapour a formé le projet de construire un pont d’un mille et demi pour franchir le détroit qui la sépare de l’État de Johore.

Cela servira à amorcer le prolongement dans le sud de la grande ligne Colquhoun qui, disons-le, partira de Singapour, traversera les petits États, et le Siam, pour, de là, sans interruption, se réunir au grand réseau des chemins de fer de l’Inde, en sorte qu’on pourra prendre ici son billet pour Calcutta.

Il suffirait d’un résumé, en style d’affaires, de ces projets de chemins de fer, qu’on met sur le tapis de temps à autre, pour remplir deux de ces lettres, et ce serait une lecture d’une sécheresse peu ordinaire.

Vous savez à quel point les ingénieurs ont la rage d’employer le jargon professionnel quand il s’agit d’une ligne créée dans l’Inde, en quelque région que l’on connaît à fond, et dont le rendement en trafic peut être déterminé à l’avance jusqu’au dernier penny.

C’est à peu près la même chose ici, à cela près que personne ne connaît d’une façon certaine la physionomie du pays au delà du point atteint par les levées de plan, non plus que celui où les travaux devront s’arrêter.

Cela donne de l’air à la conversation.

L’audace des parleurs est stupéfiante pour quiconque est habitué à voir les choses avec les yeux d’un homme de l’Inde.

Ils parlent de « parcourir la Péninsule », d’établir des communications ou de consolider l’influence, et de bien d’autres choses connues de la seule Providence. Mais ils ne soufflent jamais un mot sur la nécessité d’augmenter l’armée pour soutenir et protéger ces petites opérations.

Peut-être tiennent-ils pour établi que le Gouvernement métropolitain y pourvoira, mais cela fait un singulier effet, de les entendre discuter de sang-froid des projets qui rendront absolument nécessaire le doublement des garnisons, pour empêcher les entreprises de passer aux mains des étrangers.

Toutefois, les négociants font leur besogne, et je suppose que nous trouverons bien à prélever quelque part trois escouades et un sergent quand le moment sera venu, quand on commencera à se douter de la valeur immense qu’ont pour nous les Établissements des Détroits.

On peut prophétiser à bon compte. Dans un avenir prochain, ils seront devenus les…

A cet endroit, le Professeur lut par dessus mon épaule.

— Peuh ! dit-il, ils deviendront tout simplement une annexe de la Chine, un autre champ pour la main-d’œuvre chinoise à bon marché. Lorsque les Établissements hollandais ont été restitués, en 1815, toutes ces îles, par ici, vous savez, nous aurions bien fait de les restituer par la même occasion. Regardez.

Et il me montra là-bas ce fourmillement des Chinois.

— Laissez-moi rêver mon rêve, Professeur. Dans une minute je prendrai mon chapeau et en cinq minutes j’aurai réglé la question de l’immigration chinoise.

Mais j’avoue que l’on éprouvait quelque chagrin à regarder dans la rue, qui aurait dû être pleine de Bêharis, de Madrassis, de gens du Konkan — de gens de notre Inde.

Alors se leva et prit la parole un homme recuit par le soleil qui avait des intérêts dans le haut Bornéo.

Il possédait des excavations dans les montagnes, quelques-unes de neuf cents pieds de hauteur et remplies de guano séculaire.

Il m’avait conté des histoires de sorcier à me donner la chair de poule.

— Il faut au Bornéo septentrional, disait-il tranquillement, un million de coolies pour en tirer quelque parti.

Un million de coolies ! Mais on demande des hommes partout : dans la Péninsule, à Sumatra pour la culture du tabac, à Java — partout.

Mais Bornéo, — c’est-à-dire les Provinces de la Compagnie, — a besoin d’un million de coolies.

On est enchanté de faire plaisir à un inconnu, et je sentis qu’en parlant j’avais l’Inde derrière moi :

— Nous pourrions vous en céder deux millions, vingt millions au besoin, si vous y teniez, dis-je généreusement.

— Vos hommes ne sont pas ce qu’il faut, dit l’homme du Bornéo septentrional. Quand un homme de chez vous part, il faut qu’il emmène tout un village pour pourvoir à ses besoins. L’Inde, comme terroir de main d’œuvre ne vaut rien pour nous et les gens de Sumatra disent que vos coolies ne savent ni ne veulent cultiver le tabac comme il faut. Pour que le pays rende tout ce qu’il peut, il nous faut des coolies chinois.

Oh ! Inde, ô mon pays. Voilà ce que c’est d’avoir hérité d’une civilisation profondément perfectionnée et d’un antique code de préséances.

Il en résulte que les étrangers railleront dédaigneusement tes enfants, êtres inutiles en dehors des provinces où ils sont prisonniers comme en des pots.

Il y avait là une issue pour la main-d’œuvre, une porte qui ouvre sur d’abondants dîners, et par cette porte passaient à flot — par myriades, — des hommes jaunes, à queue de cochon — et pendant ce temps-là, au Bengale, l’indigène civilisé, directeur de journal, poussait les hauts cris, parce qu’on avait commis une « atrocité » en déplaçant, de quelques centaines de milles dans l’Assam, quelques centaines de gens !

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