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La cité de l'épouvantable nuit

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II

J’ai eu part à tout ce que j’ai rencontré,
Et pourtant toute aventure est une arche à travers laquelle
Passe la lueur de ce monde inexploré, dont la limite s’efface
Toujours et encore, à mesure que j’avance.

Il y avait donc un fleuve et une barre, un pilote et une forte proportion de mystère nautique.

Le capitaine dit que le voyage de Calcutta touchait à son terme et que dans quelques heures nous serions à Rangoon.

Le fleuve n’est point un majestueux cours d’eau : il a des rives basses. Il est sale, boueux, mais comme nous forcions à s’écarter les bateaux de riz à l’allure incertaine, je me dis que je contemplais le fleuve des Pas-Perdus, la route par où étaient partis, pour ne plus revenir, tant et tant de gens de ma connaissance.

Un tel était allé ouvrir la Haute Birmanie, et avait été lui-même ouvert par un dah[10] birman dans la cruelle jungle au-delà de Minhla.

[10] Pieu.

Tel autre était allé gouverner le pays au nom de la Reine, mais il n’avait pu commander à un torrent de la montagne et avait été entraîné sous son cheval.

Un autre avait été tué d’un coup de feu par son domestique ; un autre l’avait été par un Dacoit pendant qu’il était à table.

C’était une liste lamentable dans sa longueur sans fin que celle des gens qui n’avaient eu que la fièvre de la jungle pour récompense « des difficultés et des privations que comporte nécessairement le service militaire », ainsi que s’exprime l’ordonnance de l’armée de Bengale.

Je passai en revue une dizaine de noms, policemen, sous-officiers, jeunes employés civils, employés de grandes maisons de commerce et aventuriers.

Ils avaient remonté le fleuve et ils étaient morts.

J’avais à côté de moi un des pionniers de la Nouvelle Birmanie, qui allait à Rangoon faire part de sa rentrée, et il me fit quelques récits de chasses interminables après d’imprenables Dacoits, de marches, de contre-marches qui n’aboutissaient à rien, de morts aussi nobles que navrantes en plein désert.

Puis, un mystère doré monta à l’horizon, une belle et papillottante merveille qui flamboyait au soleil, sous une forme qui n’était ni la coupole musulmane, ni la haute tour hindoue.

Elle s’élevait sur un tertre vert, et au-dessous il y avait des rangées de magasins, de hangars, d’ateliers.

— Sous quel nouveau dieu, me demandai-je, nous trouvons-nous en ce moment, nous autres Anglais que rien n’arrête ?

— C’est le vieux Shway Dagone (prononcez Dagoné, et non Dagon comme pour le Dieu de la Bible) dit mon compagnon. Au diable soit-il !

Mais ce n’était point un dieu qui mérita l’anathème.

En premier lieu la merveille expliquait pourquoi nous avions pris Rangoon pour objectif, et en second lieu, pourquoi nous allâmes de l’avant afin de voir les autres trésors, les autres raretés qui pouvaient se trouver dans le pays.

Jusqu’au moment où je la vis, mes yeux ignorants ne trouvèrent pas grande différence d’aspect entre ce pays et les Sunderbuns, mais le dôme doré disait : « Ceci, c’est la Birmanie, et elle sera tout à fait différente de tout autre pays que vous connaissez ».

— C’est, à ce qu’il paraît, un sanctuaire fameux, dit mon compagnon, et maintenant que la ligne de Tounghoo à Mandalay est ouverte, les pèlerins accourent par milliers pour le voir. Il a perdu sa grosse extrémité dorée, — son ’htée comme ils l’appellent — par suite d’un tremblement de terre. C’est pourquoi ce sanctuaire est entouré d’une enveloppe de bambous sur un tiers de sa hauteur. Il faudrait que vous le voyiez quand il sera entièrement découvert. On est en train de le redorer.

Comment se fait-il que lorsque vous contemplez pour la première fois une des merveilles du monde, quelqu’un se trouve juste à point pour dire : « Il faudrait que vous voyiez cela quand… etc. » ?

De pareilles gens, si on leur laissait vingt minutes après la Résurrection, au Jugement Dernier, prendraient des airs protecteurs avec les pauvres âmes toutes nues, qui se redresseraient avec la lueur de Tophet sur la figure, et ils leur diraient :

— Il aurait fallu que vous voyiez cela quand Gabriel a sonné le premier coup de trompette.

Quant à ce qu’est réellement le Dagon Shway, quant au nombre des livres qui ont été écrits sur son histoire et ses antiquités, ce n’est point mon affaire.

Ce monument, qui dominait tous les alentours, semblait expliquer toutes les choses de Birmanie, pourquoi les jeunes gens étaient allés mourir dans le Nord, pourquoi les troupiers battirent le pays en tous sens, pourquoi les steamers de la flottille de l’Irraouaddy ressemblaient, sur l’eau, à des mouettes au dos noir.

Alors nous allâmes dans un pays nouveau, et la première chose que nous dit un des résidents réguliers, ce fut :

— Ce pays n’a rien de commun avec l’Inde. On aurait dû en faire une colonie de la Couronne.

En jugeant l’Empire comme il doit être jugé, par ses traits les plus saillants, — videlicet par ses odeurs, — il avait raison. Car bien qu’il y ait une puanteur à Calcutta, une autre à Bombay — une troisième, et plus piquante encore, dans le Punjab, ce sont des puanteurs apparentées entre elles, tandis que dans la Birmanie, c’est une chose absolument distincte.

Ce n’est pas tout à fait l’odeur qu’on sentira en Chine, mais ce n’est point l’Inde.

— Qu’est-ce donc ? demandai-je.

Et l’homme répondit Napî, c’est-à-dire du poisson mariné qui aurait dû être enfoui depuis longtemps.

Cet aliment, ainsi que s’expriment les Guides, consommé en quantité énorme par… mais quiconque se sera trouvé sous le vent de Rangoon sait ce que signifie napî.

Quant aux autres, ils ne comprendraient pas.

Oui, c’est un pays très nouveau, un pays où les gens s’entendaient en fait de couleur, — un pays délicieusement paresseux, où abondent les jolies filles et les très mauvais cigares.

Le pis de tout cela, c’est que l’Anglo-Indien y est un étranger, un être qui ne compte pas.

Il ne sait pas le birman, ce qui est une perte peu considérable et le Madrassi s’entête à lui parler anglais.

Pour le dire en passant, le Madrassi est une institution importante.

Il remplace le Birman, qui ne veut pas travailler et, au bout de peu d’années, il revient à son rivage natal avec des anneaux aux doigts et des grelots aux orteils.

Les conséquences se voient aisément.

Le Madrassi demande, — et il les obtient — des gages énormes et arrive à savoir qu’il est indispensable.

Le Birman jouit de la beauté de la vie, pendant que les Birmanes épousent des Madrassis et des Chinois, qui ne les laissent manquer de rien.

Lorsque le Birman éprouve le désir de travailler, il cherche un Madrassi pour le faire à sa place.

Où trouve-t-il l’argent pour payer le Madrassi ?

On ne m’en a pas informé, mais tout le monde était d’accord pour dire qu’en aucune circonstance le Birman n’est capable d’un effort pour suivre le chemin d’une honnête activité.

Or, si une bienveillante Providence vous avait habillé d’un jupon couleur pourpre, vert, ambre, ou puce, et vous avait coiffé d’un turban fait d’une écharpe couleur rose rouge, si elle vous avait placé dans un pays agréablement humide, où le riz pousse tout seul, où le poisson vient se faire prendre à la main, tout pourri, tout salé, est-ce que vous travailleriez ?

Ne préféreriez-vous pas allumer un cigare et flâner par les rues, à regarder ce qu’il y a à voir ?

Si les deux tiers de vos jeunes filles étaient des personnes rieuses, accortes, et l’autre tiers des personnes vraiment jolies, ne passeriez-vous pas votre temps à leur faire la cour ?

Le Birman s’occupe à ces deux choses, et l’Anglais, qui, après tout, s’est introduit péniblement en Birmanie, se hâte de le juger avec sévérité.

Pour mon compte personnel, j’aime le Birman avec ce parti-pris aveugle qui naît d’une première impression.

Je veux, après ma mort, devenir un Birman, avec autour du corps vingt yards de vraie soie royale tissée à Mandalay, et les cigarettes se succèderont sur mes lèvres.

Je balancerai ma cigarette pour souligner ma conversation, qui sera pleine de plaisanteries et de reparties, et je me promènerai toujours avec une jolie fille couleur d’amande qui rira et plaisantera de son côté, ainsi qu’il sied à une jeunesse.

Elle ne mettra point un sari sur sa tête quand un homme la regardera pour lancer sous cet abri des œillades suggestives par derrière ; elle ne marchera point d’un pas lourd, à ma suite, quand je me promènerai.

Ces usages-là sont particuliers à l’Inde.

Elle regardera tout le monde entre les deux yeux d’une façon honnête, et en bonne camaraderie, et je lui apprendrai à ne point salir sa jolie bouche en y mettant du tabac haché dans une feuille de chou, mais à humer d’excellentes cigarettes égyptiennes de la meilleure marque.

Parlons sérieusement.

Les jeunes Birmanes sont fort jolies, et après les avoir vues je compris très bien ce que j’avais entendu dire de… mettons des exploits que notre armée accomplit en Flandre.

La Providence aide réellement ceux qui ne s’aident point eux-mêmes.

Je suivais une rue au nom inconnu, attiré par la couleur qui s’épandait au hasard, à profusion, dans toute sa longueur.

Il y a de la couleur dans le Rapjutana, et dans l’Inde méridionale, et vous pouvez trouver toute une palette de teintes crues, dans n’importe quel durbar de cette région, mais le genre de coloris est différent dans la Birmanie.

Pour les femmes, l’écharpe, le jupon et la veste sont de trois couleurs vives, pour les hommes le putso et le turban sont somptueux.

Et vous avez vos couleurs plaquées en taches sur un fond de maison en charpente de teinte sombre, encadrées de feuillage vert.

Nulle part de canons artistiques : tout effet, toute distribution de couleurs dépendent de la force du soleil qui tombe.

C’est pour cela que dans le brouillard de Londres des gens croient aux verts pâles et aux rouges mélancoliques.

Parlez-moi du lilas, du cramoisi, du vermillon, du lapis-lazuli, de l’aveuglant rouge sang, sous une ardente lumière solaire qui fond et modifie tout.

Je venais de faire cette découverte, et je remarquais que les gens traitaient leur bétail avec douceur, quand le conducteur d’une absurde petite voiture de louage bâtie en proportion avec un poney birman bien gras, s’offrit à me charger et nous partîmes dans la direction du quartier anglais de la ville, où les sahibs habitent de mignonnes maisonnettes faites avec d’anciennes boîtes à cigares.

On dirait qu’il suffit d’un coup de pied pour les démolir — et rapportez-vous-en à un globe-trotter pour vous fabriquer une théorie sur demande — c’est pour échapper à ce destin qu’elles sont, pour la plupart, montées sur des jambes.

Ces maisons n’ont rien qui tienne du cantonnement, et d’ailleurs le sol inégal et les routes poudreuses et rougeâtres ne se trouvent à leur place en aucun endroit de l’Empire, si ce n’est peut-être à Ootacamund.

Le poney s’égara dans un jardin parsemé de charmants petits lacs, parsemés eux-mêmes d’îles, et il y avait dans les bateaux des Sahibs en costumes de flanelle.

En dehors du parc, on voyait de charmants petits monastères pleins de gentlemen tondus ras, en robes de couleur d’ambre doré, qui apprenaient à renoncer au monde, à la chair et au diable, en bavardant furieusement entre eux.

A chaque cour on trouvait les trois fillettes revenant de l’école. On eût dit absolument qu’elles sortaient des coulisses du Savoy-théâtre, après la représentation du Mikado, et ce qu’il y avait de plus étrange dans tout cela, c’est que tous ces gens riaient, riaient, on l’eût dit, au ciel, parce qu’il était bleu, au soleil parce que c’était un coucher de soleil, et riaient les uns aux autres parce qu’ils n’avaient rien de mieux à faire.

Celui qui riait le plus fort, c’était un gros bébé, et cela bien qu’il fumât un cigare qui eût dû le rendre malade à mourir.

La pagode était toujours tout près, — mystère aussi brillant que quand elle m’avait apparu pour la première fois au bout du fleuve ; mais lorsque nous fûmes plus près, sa forme avait changé, et on la voyait comme nichée au milieu de centaines de pagodes plus petites.

Je vis tout à coup sur une pente deux tigres gigantesques, conformément aux proportions classiques, en plâtre.

C’étaient les gardiens de la pagode la plus grande qu’il y ait en Birmanie.

Autour d’eux se mouvait à grand bruit une foule de gens heureux, en jolis costumes, et les pas de tous ces gens se dirigeaient vers une grande chaussée dallée qui passait d’entre les tigres et allait jusqu’au sommet du tertre.

Mais les marches de cet escalier étaient singulières. Elles étaient couvertes pour la plupart d’un tunnel, ou peut-être d’une colonnade murée, car on voyait çà et là dans l’obscurité des piliers à dorures épaisses.

L’après-midi était avancé quand j’arrivai dans cet étrange endroit, et je vis que j’aurais à gravir une longue montée de marches en pente douce pour parvenir jusqu’à la pagode.

Une ou deux fois en ma vie, j’ai vu un globe-trotter haleter littéralement d’émotion jalouse parce que l’Inde était bien des fois plus vaste et plus charmante qu’il ne l’avait jamais rêvé, et parce qu’il n’avait réservé que trois mois pour l’explorer.

Mon séjour à Rangoon ne se comptait que par heures.

On peut donc me pardonner d’avoir piétiné d’impatience au bas de cet escalier, parce qu’il m’était impossible de m’arranger pour voir entièrement, complètement, exactement tout ce qu’il y avait à voir.

La signification des tigres gardiens, le mystère intérieur de la pagode principale, et des innombrables petites pagodes, tout cela m’était caché.

Je me demandais en vain pourquoi les jolies filles, fumant des cigares, vendaient de petits bâtons et des bougies de couleur qu’on devait brûler devant l’image de Bouddha.

Tout était inintelligible pour moi, et personne n’était là pour me donner des explications.

La seule chose qui me parût claire, c’est que sous peu de jours le grand ’htée qui avait été détérioré par le tremblement de terre serait hissé de nouveau en place au milieu des fêtes et des chants, et que la moitié de la Haute Birmanie viendrait contempler ce spectacle.

Je m’avançai entre les deux gros monstres, à travers une cour blanchie à la chaux jusqu’à ce que je fusse arrivé sous une arche à cintre plat que gardaient des boiteux, des aveugles, des lépreux, des estropiés.

Pendant que je passais, ils me tiraient par mon habit, en geignant, en pleurnichant, mais le flot de gens qui s’engouffraient sur la pente douce ne faisaient aucune attention à eux.

Et je montai dans la demi-obscurité d’un long, long corridor flanqué de boutiques, et pavé de dalles que les pieds humains avaient rendue très lisses.

Tout au bout du corridor voûté, une large ouverture laissait voir le ciel du soir.

De cet endroit partait une seconde montée d’escalier beaucoup plus raide, conduisant tout droit au Shway Dagone.

Je m’arrêtai à ce point, parce qu’il y avait là une très belle arche de style birman, ornée d’une inscription chinoise juste en face de moi, et je m’imaginai sottement qu’en allant plus loin je ne trouverais rien de plus agréable à voir.

En outre, je tenais à comprendre pourquoi ce peuple était capable de produire le dacoit des journaux, et je savais qu’on apprend des choses de bien des sortes en s’arrêtant au bord de la grande route.

Alors j’aperçus une figure… qui m’expliqua bien des choses.

Le menton, les joues, les lèvres et le cou étaient modelés fidèlement d’après les lignes de la pire des Impératrices romaines, de ces « femmes haletantes, bouillonnantes » que chante Swinburne et dont nous voyons parfois des portraits.

Au-dessus de cette massive perfection de formes apparaissaient le nez mongoloïde, le front étroit et les yeux luisants du porc.

Je regardai avec une fixité intense.

L’homme me rendait mon regard avec une insolence admirable, qui plissait au coin de sa bouche.

Puis, il reprit sa marche en avant, avec son air de fanfaron, et j’enrichis ma mémoire d’une figure nouvelle et d’une notion de plus.

— Il faudra que je me renseigne plus exactement au Club, dis-je, mais voilà un homme qui paraît réaliser tout à fait le type du devoir. A l’occasion, il serait capable de crucifier sa victime.

Puis parut un bébé brun dans les bras de sa mère, et il se mit à rire. Sur quoi, je désirai vraiment lui donner une poignée de main et dans ce but je lui adressai un sourire.

La mère tendit le mignon petit bonhomme, et le bébé rit, et nous nous mîmes à rire tous les trois, parce que cela paraissait être l’usage du pays.

Puis je rentrai dans le corridor sombre, où les lampes des boutiquiers clignotaient, et où des tas de gens firent écho à nos rires.

Ce doit être une race aux mœurs douces que la nation Birmane, car ils laissent les petits enfants de trois ans à la garde de tout un monde de poupées en terre cuite ou d’une ménagerie de tigres articulés.

Je n’avais pas réellement pénétré dans le Shway Dagon, mais j’étais aussi content que si je l’avais fait.

Au Club du Pégu, je trouvai un ami, un Punjabi, sur la vaste poitrine duquel je me jetai, en lui demandant de me nourrir et de me distraire.

Peu de temps auparavant il avait reçu une visite du Commissaire de Peshawar, une localité bien inattendue, et il n’était point d’humeur à se laisser bouleverser par des arrivées imprévues.

Il avait hideusement baissé.

Quelques années auparavant, il parlait aisément la langue courante, et il était l’Un de nous.

— Daniel, combien de socques ton maître possède ?

La perche que j’allais lui tendre, s’échappa de ma main :

— Grand Dieu ! dis-je, est-il possible que vous… vous parliez à votre nauker ce dégoûtant pidgin[11]. C’est à faire pleurer. Vous ne valez pas mieux qu’un homme de Bombay.

[11] Argot Chinois.

— Je suis un Madrassi, dit-il avec calme. Ici nous parlons tous anglais à nos boys ? N’est-ce pas beau ? Maintenant venez faire un tour au Gymkhana, et nous y dînerons. Daniel, le chapeau et la canne de maître va chercher.

Il doit exister quelques centaines de gens au plus qui soient au fait des dessous de la guerre de Birmanie, — l’une des moins connues et des moins appréciées de toutes nos petites affaires.

Le Club de Pégu paraissait plein de gens qui partaient pour l’intérieur ou en revenaient.

La conversation était un simple écho du bruit sourd des conquêtes qui se faisaient bien loin dans le Nord.

— Vous voyez cet homme là-bas ? Il a reçu une entaille sur la tête l’autre jour à Zounglounggoo. Ce doit être un dur à cuire. Cet autre type, près de lui, s’est livré à la chasse au dacoit pendant près d’une année. Il a détruit la bande de Boh-Mango. Il a capturé Boh dans un champ de riz. L’autre homme rentre au pays avec un congé de convalescence. Il a reçu un morceau de fer quelque part dans le corps… Goûtez de notre mouton. Je vous assure que le Club est le seul endroit de Rangoon où vous trouviez du mouton… Faites attention, il ne faut pas parler la langue courante à nos boys. Hé ! boy, apportez maître de la glace encore ! Ce sont tous des gens de Bombay ou bien des Madrassis. Ici sur le pont, il y a quelques domestiques birmans, mais un véritable Birman ne travaillera jamais. Il aime mieux être un simple petit daku.

— Comment dites-vous ?

— Un bon petit Dacoit. Nous les appelons Dakus pour abréger. C’est en quelque sorte un petit nom d’amitié. Ceci c’est le poisson-beurre. J’oubliais que vous manquez un peu de poisson dans le haut pays. Oui, je suppose que Rangoon a ses bons côtés. Vous payez princièrement. Vous vous installez comme le feraient des gens mariés, une petite maison meublée ; cent cinquante roupies. Les gages des domestiques se montent à deux cent vingt, deux cent cinquante roupies. Cela fait quatre cents roupies d’un seul coup. Mon cher, ici un balayeur n’accepte pas moins de douze à seize roupies par mois, et même alors il travaillera pour d’autres maisons. C’est pire qu’à Quetta. Un homme qui viendrait dans la Basse Birmanie avec l’espoir de vivre sur son traitement serait un imbécile.

Voix venant du bas bout de la table. — Quel sot ! C’est tout différent dans la haute Birmanie, où vous recevez des allocations de commandement et de voyage.

Autre voix, au cours d’une conversation. — On n’a jamais mis cette histoire-là dans les journaux, mais je puis vous assurer que nous n’avons pas été si vifs à prendre le fort qu’on voudrait le faire croire. Voyez-vous, Bob Gure nous avait littéralement pris au piège, et au moment où l’on en vint aux mains, nos hommes reçurent des pruneaux par devant et par derrière. Cette guerre dans la jungle, c’est le diable et le reste ! Encore de la glace, s’il vous plaît !

Alors on me conta la mort d’un de mes anciens camarades d’école, sous la rampe de la redoute de Minhla.

Quelqu’un se rappelle-t-il l’affaire de Minhla qui ouvrit le troisième bal birman ?

— J’étais tout près de lui, dit une voix. Il est mort, je crois, entre les bras de A : mais je n’en suis pas bien sûr. En tout cas, je sais qu’il est mort sans souffrances. C’était un bon garçon.

— Merci, dis-je, et maintenant je crois que je vais partir.

Et je m’en allai à travers les vapeurs de la nuit, la tête pleine d’un bruit de batailles, d’assassinats, de morts subites.

J’avais mis la main sur la frange du voile qui cache la Haute-Birmanie. J’aurais payé bien cher pour remonter le fleuve et aller voir une vingtaine de vieux amis, maintenant gens de guerre usés par la jungle.

Toute la nuit, je rêvai d’escaliers interminables que descendaient des milliers de jolies filles, aux toilettes si brillantes qu’elles me faisaient mal aux yeux.

Il y avait au haut des marches une grosse cloche d’or, et au bas, gisait la figure tournée vers le ciel le pauvre D, mort à Minhla, autour duquel une troupe de déguenillés, en Khaki, montait la garde.

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