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La cité de l'épouvantable nuit

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DE CALCUTTA A HONG-KONG

(1889)

I

Au temps où tout l’univers est jeune, mon garçon,
Où tous les arbres sont verts,
Où toute vie est un cygne, mon garçon,
Où toute donzelle est une reine,
Alors, chausse tes bottes, et à cheval, mon garçon,
Et lance-toi à travers le monde.
Le jeune sang doit circuler librement, mon garçon,
Et il n’est pas de chien qui n’ait son jour.

Au bout de sept ans, il plut à la Nécessité, dont nous sommes tous les serviteurs, de s’adresser à moi en ces termes :

— Maintenant vous avez besoin de ne plus rien faire du tout. Vous êtes libre de vous donner du bon temps. J’ôterai de votre cou le joug de l’esclavage pendant un an. Quel usage comptez-vous faire de mon présent ?

Et je considérai la chose sous plusieurs aspects.

Tout d’abord, j’eus quelque idée de régénérer la société, mais il me parut que cela demanderait plus d’un an, et d’ailleurs peut-être la Société n’en serait pas du tout reconnaissante.

Puis je songeai à une « noce » monumentale, mais je réfléchis que mes ressources à ce train-là ne pouvaient durer que trois mois, tandis que le mal aux cheveux en durerait neuf.

Alors entra en scène l’être que je déteste par excellence, un Globe-Trotter.

S’asseyant sur ma chaise, il éplucha l’Inde avec l’arrogance sans frein que confère un billet Cook pour cinq semaines.

Il était tout frais émoulu d’Angleterre et avait laissé choir tout ce qu’il avait de politesse dans le canal de Suez.

— Je vous assure, dit-il, que vous autres qui vivez en contact si intime avec la réalité des faits, vous ne sauriez vous former une opinion impartiale sur leur importance. Vous en êtes trop près. Tandis que moi…

Il eut un mouvement de main plein de modestie et me laissa le soin d’achever la phrase.

Je le considérai du haut en bas, depuis son casque neuf jusqu’à ses souliers de bain de mer, et je m’aperçus que ce n’était qu’un homme ordinaire.

Je pensai à l’Inde, à l’Inde calomniée et silencieuse, livrée aux pérégrinations déréglées de ses pareils, au pays dont les habitants ont trop à faire pour répondre aux propos où l’on travestit leur vie et leurs mœurs.

Il était dans ma destinée de venger l’Inde sur les trois quarts de l’univers, rien moins que cela. Idée qui exigeait des sacrifices, — de douloureux sacrifices — car il me fallait devenir un Globe-Trotter, en casque, en souliers de toile.

Je supporterais cela, et plus encore, dans l’intérêt de notre petit univers ; je formulerais « des jugements braillards pendant tout le jour, sans aucune retenue, à propos de quoi que ce soit ».

Je me dirigerais vers le soleil levant, jusqu’à ce que j’arrive au cœur du monde et que je sentisse l’odeur de l’asphalte de Londres.

Le public de l’Inde ne me donna point de mission : je me la donnai moi-même, en m’instituant Commissaire-général de nos excellentes personnalités.

Dès lors, les aspects de la vie changèrent, de même que, dit-on, l’aspect de sa propre chambre change aux yeux d’un mourant le jour de sa mort, quand il sait qu’il ne la reverra plus.

De mon propre gré, je m’étais éloigné de notre existence courante, je cessais de participer à tous nos intérêts.

Dans le haut pays, les pêchers commençaient à fleurir, et on disait que comme il avait beaucoup neigé sur les montagnes, les chaleurs seraient courtes.

Cela m’était égal.

Les punkahs et leurs tireurs étaient entassés dans la vérandah et les édifices publics se couvraient d’anti-caloriques. Le chaudronnier chantait dans le jardin ; la guêpe, apparue prématurément, faisait entendre son bourdonnement sourd autour de la poignée de la porte, et ils prophétisaient l’approche des chaleurs.

Ces choses-là ne me touchaient point.

J’étais mort, et je considérais l’existence passée sans intérêt, sans attention.

C’était une vie étrange : l’avais-je vécue sept ans ou un jour, je ne savais plus.

Tout ce que je savais, c’était qu’il m’était permis de regarder les gens aller à leur bureau alors que je faisais la grasse matinée. C’était que je pouvais sortir à n’importe quelle heure de la journée et veiller jusqu’à n’importe quelle heure de la nuit, avec la certitude que le matin ne m’apporterait aucune besogne.

Je compris l’émotion qu’éprouve le condamné mis en liberté quand il regarde la prison qu’il a quittée, — sensation qui m’avait été jusqu’alors interdite.

Je vis en outre combien intense est l’égoïsme de l’homme qui n’a aucune responsabilité.

Certains disaient que l’année à venir serait une année de disette et de détresse, à cause de l’abondance déraisonnable des pluies.

Cela me faisait de la peine.

Je craignais que les Pluies ne coupassent la ligne ferrée qui conduit à la mer et qu’il ne s’ensuivît un retard dans ma mise en route.

En outre, ce serait une saison malsaine.

Je m’imaginais que peut-être la Nécessité regretterait son cadeau et que par pure plaisanterie elle m’effacerait de la surface terrestre avant que j’eusse vu quelque chose de ce qui s’y trouvait.

Il y avait de l’agitation à la frontière afghane ; peut-être on mobiliserait un corps d’armée et peut-être beaucoup d’hommes mourraient, laissant des familles en deuil dans les nations des montagnes.

Ce que je craignais, c’était qu’un vaisseau de guerre russe n’arrêtât le steamer qui porterait ma précieuse personne de Yokohama à San-Francisco.

Qu’Armageddon soit ajourné dans mon intérêt, que rien ne vînt troubler mes distractions, les miennes ! La guerre, la famine, l’épidémie seraient choses si ennuyeuses pour moi.

Et je m’avilis devant la Nécessité, la grande Déesse, et je dis avec ostentation :

— Ce n’est rien, ce n’est rien, et ce n’est pas la peine de me suivre du regard dans mes allées et venues.

Assurément, si nous sommes vertueux, c’est qu’il le faut absolument pour gagner notre pain quotidien.

Ainsi donc je regardais les hommes avec de tout autres yeux et vraiment ils me faisaient grand’pitié.

Ils travaillaient. Ils y étaient forcés.

Moi, j’étais un aristocrate : je pouvais leur rendre visite à des heures indues et leur demander pourquoi ils travaillaient et s’ils le faisaient souvent.

Toutefois, je n’osais pas les railler d’une façon trop piquante, de peur que la Nécessité ne me saisît par le collet pour me remettre à côté d’eux, à ma place encore toute chaude.

Lorsque j’eus excédé tous ceux qui me connaissaient, je m’enfuis à Calcutta.

Je fus peiné de reconnaître qu’elle s’obstinait à être une ville et à s’occuper de transactions commerciales, alors que j’avais formellement pesté contre cela un an plus tôt.

Cette malédiction, je la réitère dans l’espoir que cette capitale malodorante sera anéantie.

On est obligé de se mettre à fumer dès cinq heures du matin, — alors qu’il ne fait ni jour ni nuit, — en passant le pont d’Howrah, car mieux vaut avoir la migraine, grâce à l’honnête nicotine, que d’être empoisonné par des puanteurs.

Et un homme qui était d’ailleurs un homme distingué, bien qu’il travaillât et des mains et de la tête, me demanda pourquoi l’on permettait au scandale de l’exode pour Simla de se perpétuer.

A cet homme je répondis :

— C’est parce que cet égout n’est point fait pour être habité par des hommes. C’est parce qu’à vous tous, vous êtes une gigantesque erreur, — vous et vos monuments, et vos négociants, et tout le reste de vos affaires. Je me réjouis qu’on ait prodigué par vingtaines les lakhs de roupies pour installer des administrations publiques à Simla, qu’on en dépense des vingtaines et des vingtaines pour la ligne Delhi-Kalka, afin que les gens civilisés puissent s’y rendre commodément. Lorsque la ligne sera ouverte, votre grande cité sera morte et enterrée, il ne sera plus question d’elle, et j’espère que cela vous servira de leçon. Votre cité pourrira, Monsieur.

Et il dit :

— Lorsque les gens meurent ici, au bout de cinq jours ils sont transformés en adipocire, si le temps est pluvieux. Ils se saponifient, vous savez.

Je dis :

— Allez vous saponifier, car je hais Calcutta.

Mais au lieu de le faire, il m’emmena aux jardins d’Eden et me conjura, dans mon propre intérêt, de ne point entreprendre mon tour du monde dans ces idées préconçues.

J’étais malheureux et malade, mais il me jura que mon spleen était dû « à ce que je voyais toutes choses à travers les idées de Simla ».

Tout cet univers, qui est le nôtre, s’est fait une idée des jardins d’Eden. C’est le luxe doré de la capitale, pour tous ceux du Mofussil qui ne sont point initiés.

La vérité est qu’ils sont hideusement mornes.

Les indigènes s’y montrent en hauts de forme et habits noirs, et y vont et viennent, l’air lamentable, sous la lumière aveuglante de lampes électriques, à la flamme spasmodique, alors qu’ils devraient être assis en manches de chemise autour de petites tables et offrir à leurs femmes de la bière de conserve frappée.

Mon ami — c’était par une brumeuse soirée de mars — s’enveloppa des vêtements prescrits et dit gracieusement :

— Vous pouvez porter un chapeau rond, mais vous ne devez pas vous chausser de bains-de-mer. Puis, je vous en conjure, mon cher, ne fumez pas sur la Route Rouge. On y trouve tous les gens qu’on connaît.

La plupart des gens, qui étaient des personnages, étaient dans leurs voitures, roulant en dehors des jardins au milieu d’une atmosphère sentant la sueur de cheval, le harnais, le vernis de voiture.

Les autres, à pied, allaient et venaient, par deux ou trois, sur de l’herbe d’un vert flétri, jusqu’à ce qu’ils en eussent assez, pendant qu’un orchestre jouait pour eux.

— Et c’est là tout ce que vous faites ? demandai-je.

— Mais oui, dit mon ami, n’est-ce pas très bien ? On rencontre ici toutes les personnes de sa connaissance, et on fait un tour avec lui ou avec elle, à moins qu’il ou elle ne soient en voitures.

Au-dessus de vous un ciel laineux et chaud, sous les pieds une herbe fiévreuse et molle. De tous côtés vous arrive la brise languissante, chargée de vagues et fades réminiscences d’égouts.

Tout autour de l’horizon, les voitures forment des lignes successives, et le flamboiement de la lumière électrique fait naître des élancements dans les sourcils convulsionnés.

C’est un tableau étrange qui vous fascine.

Les sacrées créatures vont et viennent sans interruption, car lorsque l’une d’elles s’enfuit dans les ténèbres ponctuées de lampes, vingt autres viennent prendre sa place.

Des officiers de la marine marchande en chapeaux d’occasion, des négociants arméniens, des fonctionnaires bengalais, des demoiselles et des employés de magasin, des Juifs, des Parthes, et des Mésopotamiens, tout ce monde-là dans la chaleur tiède et les odeurs fétides.

— Voilà, disait mon ami, comment nous nous donnons du bon temps. Voici les livrées vice-royales. C’est Lady Lansdowne qui arrive.

On eût dit qu’il me lisait la liste du personnel du Gouvernement du Paradis.

Tous ces gens-là, pensai-je, continueront à aller et à venir jusqu’à leur mort, altérés, poussiéreux, mélancoliques et pâlis.

Dans ces derniers mots j’ai commis une erreur.

Calcutta n’est pas plus Anglo-Indien que West Brompton.

Tout comme Bombay, elle est arrivée à se fixer dans une attitude mentale qui est en avance de plusieurs décades sur l’Inde, dans sa crudité, dans la brutalité de sa nature réelle.

Un financier, intelligent et de poids, qui discutait au sujet de l’Empire, disait :

— Mais pourquoi avons-nous besoin d’une si forte armée dans l’Inde ? Regardez le pays tout autour de nous.

Je crois qu’il ne parlait pas de plus loin que la route circulaire, ou peut-être Raneegunge.

Un de ces jours, lorsque la voix des deux cités qui ne veulent rien entendre portera jusqu’à Londres, et qu’on agira d’après des avis de ce genre, les difficultés ne tarderont pas à surgir.

Jusqu’à ce second voyage à Calcutta, je n’avais pas encore pu m’expliquer le ton aigre et la vision si bornée des journaux de la Présidence. Je vois à présent que ce sont des journaux de quartier et qu’ils devraient être traités comme tels.

En prenant votre temps — car rien ne pressait, imaginez-vous, ô vous qui restez dans vos foyers à travailler — que je m’embarquai et m’enfuis de Calcutta par la voie qu’on nomme le train des Moutons, parce qu’on expédie par là des moutons… et la correspondance pour Rangoon.

La moitié du Punjab partait avec nous pour servir la Reine dans la Police militaire de Birmanie et était heureuse d’entendre les sons rudes, rocailleux de la langue du haut pays, parmi le jacassement du Birman et du Bengali.

En route donc pour Rangoon, à bord du Madura !

Descendez avec moi l’Hughli et tâchez de comprendre quelque chose à l’existence que mènent les pilotes, ces hommes étranges qui paraissent ne connaître la terre ferme que pour la voir du fleuve.

— Et j’ai remonté le long de la Berge du Nord, avec six pouces d’eau sous moi, et avec une mousson soufflant du sud-ouest et sans plus savoir que les morts… en paradis… où je le conduisais, — dit une voix de basse.

— Hé !… A quoi pouvez-vous vous attendre ? dit une autre. Il ne faudrait pas partout des feux à occultation. Qu’on me donne un feu rouge avec deux éclipses pour marquer un endroit dangereux. Cet Hughli est le pire fleuve du monde. Tenez, au large du bas Gasper, pas plus tard que l’année passée…

— Et puis voyez comme le gouvernement vous traite…

Le pilote de l’Hughli est un homme.

Il se peut qu’il parle grec dans l’exercice de sa profession, mais il est capable de jurer après le Gouvernement comme s’il était un civil affranchi de tout engagement.

La vie qu’il mène est pénible, mais il abonde en récits étranges, et si on le traite avec les égards convenables, il condescendra peut-être à vous en conter quelques-uns.

Quand il a servi six ans sur le fleuve, en qualité de « cabot » et qu’il n’est ni mort, ni décrépit, il peut, je crois, gagner plus de cinquante roupies en faisant franchir le parcours, à raison de douze milles à l’heure, par un navire de deux mille tonnes qui porte quelques centaines de passagers.

Puis, il sort par la coupée, chargé de nos dernières lettres d’amour, et il va et vient sur un esquif dans l’estuaire, en quête d’un autre steamer qui remonte le fleuve.

Il ne faut pas grand chose pour le rendre heureux.


Quelque part en pleine mer ; quelques jours plus tard. J’y renonce. Impossible d’écrire, et quant à dormir, je n’en ai nulle vergogne.

Une flemme superbe s’est emparée de tout mon être.

Le journalisme est une imposture : la littérature de même, et l’Art pareillement.

Toute l’Inde a disparu de la vue hier et le brick de pilote qui se balance aux Bancs de sable, a emporté mon dernier message à la prison d’où je sors.

Nous voici en pleine eau bleue, — du saphir liquide, — et une légère brise fait gonfler la tente.

Trois poissons-volants ont été signalés ce matin.

Le thé, au chotohazri[9], n’est pas bon, mais le capitaine est charmant.

[9] Petit déjeuner.

Cette poignée de nouvelles est-elle assez émouvante, ou faut-il que je vous raconte à l’oreille l’histoire du Professeur et de la boussole ?

Plus tard, vous en saurez davantage au sujet du professeur, si toutefois je reprends la plume.

Lorsqu’il était dans l’Inde, il travaillait environ neuf heures par jour.

Aujourd’hui, vers midi, il s’est pris d’intérêt pour les cyclones et autres phénomènes de ce genre, il s’est mis en tête de descendre dans sa cabine, de se procurer une boussole et un livre de météorologie.

Il s’est mis en route, mais il s’est arrêté, les lèvres au bord d’un verre, pour réfléchir.

— La boussole est dans une malle, a-t-il dit d’un air endormi, mais l’ennuyeux c’est qu’il va me falloir tirer la malle de dessous ma couchette. Tout bien considéré, ce n’est pas la peine.

Il a flâné sur le pont, et je crois que pour le moment il est profondément endormi.

Sa voix n’avait nulle honte de sa souveraine paresse.

Je lui aurais fait des reproches, mais les mots s’éteignaient sur ma langue : j’étais plus coupable que lui.

— Professeur, dis-je, il y a à Allahabad un imbécile de petit journal qui a pour titre le Pionnier. On suppose que je lui écris une lettre — une lettre de ma plume ! Avez-vous jamais entendu pareille absurdité ?

— Je me demande si vraiment les amers à l’angostura sont bons avec le whisky, dit le Professeur en caressant le col de la bouteille.

L’Inde ! cela n’existe nulle part : il n’y eut jamais un journal intitulé le Pionnier. Tout cela c’était un rêve pénible.

Les seules réalités de ce monde, ce sont des mers azurées, des ponts bien balayés, des tapis moelleux, de chauds rayons de soleil, l’air chargé d’une odeur saline, et une indolence futile, insondable.

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