La cité de l'épouvantable nuit
IX
Hong-Kong était si animé, si bien bâti, si éclairé, et si bourré de richesse à la voir extérieurement que je tenais à savoir comment tout s’était fait.
Ce n’est pas en vain que vous prodiguez le granit par tonnes cubiques, que vous consolidez vos falaises avec du ciment de Portland, que vous construisez une jetée de cinq milles, que vous établissez un club qui a l’air d’un petit palais.
Je me mis en quête d’un Taipan : on désigne ainsi le chef d’une maison de commerce anglaise.
Ce Taipan-là était le plus considérable de l’île, et de beaucoup le plus charmant.
Il possédait des vaisseaux, et des quais, et des maisons et des mines, et cent autres choses.
Je lui dis donc :
— O Taipan, je suis un pauvre citoyen de Calcutta, et l’animation de votre ville me surprend. Comment se fait-il que tout le monde y sente l’argent ? D’où viennent les améliorations de votre ville ? Et pourquoi les hommes sont-ils si infatigables ?
Et le Taipan dit :
— C’est parce que l’île va hardiment de l’avant. C’est parce que tout rapporte. Jetez les yeux sur cette liste d’actions.
Il me tendit une liste de trente compagnies environ : compagnies pour le lancement de vapeurs, pour les mines, pour la fabrication de câbles, l’établissement de docks, le commerce, des compagnies pour l’exportation, pour toutes sortes d’objets.
A part cinq exceptions, toutes les actions faisaient prime, les unes de cent, d’autres de cinq cents, quelques-unes de cinquante seulement.
— Ce n’est pas du bluff, dit le Taipan. C’est sincère. Presque tous les gens que vous rencontrerez ici, sont des lanceurs d’affaires et organisent des compagnies.
Je regardai par la fenêtre, et je vis comment les compagnies se fondaient.
Trois hommes, gardant leur chapeau sur la tête, causent pendant dix minutes. Un quatrième se joint à eux, muni d’un carnet de poche.
Puis, tous les quatre font un plongeon dans l’Hôtel de Hong-Kong afin de se procurer les matériaux nécessaires pour mettre à flot l’affaire et voilà une compagnie de plus.
— C’est de là, dit le Taipan, que vient la richesse de Hong-Kong.
Ici toute idée rapporte, à commencer par celle d’une laiterie. Nous sommes sortis des mauvais jours et nous entrons dans la période des années grasses.
Il me conta des histoires du temps jadis, d’un ton apitoyé, parce qu’il savait qu’il m’était impossible de comprendre.
Tout ce que je pouvais dire, c’est que la ville prenait le genre américain, depuis les salons de coiffure jusqu’aux bars à liqueurs.
Les figures étaient tournées dans la direction de la Porte Dorée, alors même que les gens étaient le plus occupés à monter les compagnies de Singapour.
Il n’y a pas assez d’initiative à Singapour laissé à soi seul. Aussi Hong-Kong ajoute-t-il sa poussée. Sur les comptoirs des banques on trouve des prospectus des compagnies nouvelles.
Je me mouvais parmi un dédale d’intérêts si compliqué que je n’y pouvais rien comprendre.
Je parlai à des gens dont l’esprit se trouvait à Hankow, à Fouchou, à Amoy, plus loin encore, au delà des gorges du Yangtze, où l’Anglais fait du commerce.
Au bout d’un certain temps, j’échappai aux lanceurs de compagnies, parce que je savais que je n’arriverais point à les comprendre et je gravis une côte.
A Hong-Kong, on ne voit que montées, sauf quand le brouillard couvre tout, excepté la mer.
Des fougères arborescentes jaillissaient du sol. Des azaléas se mêlaient aux fougères et des bambous dominaient le tout.
Il était donc tout naturel que je trouvasse un funiculaire qui se tenait sur la tête et agitait les pieds dans le brouillard.
On appelait cela le tramway de la Fissure Victoria et on le hissait au moyen d’un câble.
Il escaladait une côte dans l’espace à un angle de 65 degrés, et pour ceux qui ont vu le Righi, le Mont Washington, un chemin de fer à crémaillère quelconque, il n’y aurait rien eu là de surprenant. Mais ni vous ni moi, n’avons jamais été hissés d’Annandale au Chanta-Maidan en ligne directe, avec un escarpement de cinq cents pieds du côté de la contre-voie, et nous avons le droit de nous émerveiller.
Il n’est pas usuel de courir en montant des plans inclinés au bout d’une corde, et surtout quand vous ne pouvez voir à deux yards devant vous, et que tout le globe, au-dessous de vous, ressemble à un chaudron où tournoie le brouillard.
En outre, à moins que vous ne soyez prévenu qu’il s’agit d’une illusion d’optique, il n’est guère amusant de voir, de l’endroit où vous êtes assis, les maisons et les arbres sous des angles de lanterne magique.
De telles choses, avant le déjeuner, sont pires que le long roulis des mers de Chine.
On me mit à terre à douze cents pieds au-dessus de la ville, sur la route militaire de Dalhousie, ainsi que cela se fera quand l’Inde aura un excédent.
Alors on m’amena un prétentieux dandy que, faute de nom meilleur, on appelait une chaise.
A cela près que ce véhicule est trop allongé pour tourner facilement les angles, une chaise est de beaucoup supérieure à un dandy.
Ce dandy ressemble davantage à un tonjon de la région de Bombay, de l’espèce que nous employons à Mahableshwar.
Vous êtes assis dans une chaise d’osier suspendue mollement sur dix pieds de bois élastique et vous avez de légers volets pour vous protéger contre la pluie.
— Nous voici maintenant, dit le Professeur en tordant son chapeau tout emperlé de rosée, nous voici en excursion de plaisir. Ceci, c’est la route de Chakrata dans la saison des pluies.
— Non, dis-je, c’est de Solon à Kasauli que nous allons. Regardez ces roches noires.
— Peuh ! dit le Professeur. C’est un pays civilisé, celui-ci. Regardez la route. Regardez les garde-fous. Regardez les caniveaux.
Et aussi vrai que j’espère ne jamais revenir à Solon, la route était cimentée, les barreaux des garde-fous étaient fixés avec du mortier dans des blocs de granit et les caniveaux pavés.
Ce n’était guère plus large qu’un chemin de montagne, mais quand cela aurait été la promenade favorite du Vice-Roi, on ne l’eut pas mieux entretenue.
Il n’y avait point de vue.
C’est pourquoi le Professeur s’était muni de son appareil photographique.
Nous dépassâmes des coolies qui élargissaient la route, des maisons fermées ou abandonnées, de solides petites maisons trapues, bâties en pierre, portant de jolis noms selon notre coutume dans les stations des montagnes : Issue de la Ville, — Pays des Rochers, — et autres de ce genre, et à cette vue mon cœur devint tout brûlant en moi.
Hong-Kong n’avait nul droit de copier de cette façon Mussoorie.
Nous arrivâmes au point où les vents se donnent rendez-vous, à dix-huit cents pieds au-dessus de l’univers entier, et je vis quarante milles de nuages.
C’était le Pic, le grand point de vue de toute l’Ile. Une boutique de blanchisserie, un jour de lessive, aurait été plus intéressante.
— Descendons, Professeur, dis-je, et réclamons notre argent. Ce n’est pas une vue.
Nous descendîmes par l’étonnant tramway. Chacun de nous faisait semblant d’être moins agité que l’autre et nous partîmes en quête d’un cimetière chinois.
— Allez à la Vallée heureuse, nous dit un homme au fait du pays, à la Vallée heureuse, où se trouvent le champ de course et les cimetières.
— C’est Mussoorie, dit le Professeur. Je le savais d’avance.
C’était Mussoorie, bien que nous eussions à faire d’abord un demi-mille à travers Portsmouth Hard.
Des soldats nous jetèrent des sourires moqueurs, par les vérandahs de leurs solides casernes à trois étages.
Tous les élèves de marine de l’escadre de Chine étaient rassemblés au Club de la Marine Royale, et ils rayonnaient sur nous.
L’élève de marine est une belle créature, un être plein de santé… Mais il y a déjà longtemps que j’ai donné mon cœur à Thomas Atkins et c’est à lui que va mon affection.
A propos, comment se fait-il qu’un régiment écossais, celui du comté d’Argyll, ou celui du comté de Sutherland, par exemple, reçoive d’aussi bonnes recrues ?
Est-ce que le jupon et la bourse de renard attirent de jeunes gaillards de cinq pieds neuf pouces, avec trente-neuf pouces de tour de poitrine ?
La marine attire aussi de beaux hommes ; comment se fait-il que nos régiments d’infanterie soient si mal partagés ?
Nous arrivâmes à la Vallée heureuse en passant près d’un monument élevé à certain Anglais défunt.
Ces choses-là cessent de vous émouvoir au bout d’un certain temps. Elles ne sont que la semence de la grande moisson dont les enfants de nos enfants récolteront certainement les fruits.
Les hommes ont péri dans les combats ou par la maladie. Nous tenons Hong-Kong, et grâce à notre force et notre sagesse, c’est une grande Cité, bâtie sur un roc, et pourvue d’un charmant petit champ de course de quatorze cents yards de long, installé dans les montagnes, et bordé d’un côté par les demeures des morts, Mahométans, Chrétiens et Parsis.
Une clôture de bambous sépare des cimetières le champ de courses et la grande tribune.
Il est sans doute suffisant pour Hong-Kong, ce champ de course, mais tiendriez-vous à suivre des yeux les élans de votre poney, en ayant derrière vous, à moins de cinquante pas, ce terrible mémento ?
Ils sont fort beaux, ces cimetières, et tenus avec le plus grand soin.
La pente rocheuse commence si près d’eux que les morts les plus récents peuvent commander presque de leur place la vue de tout le champ.
Même à cette grande distance des querelles d’Église, on ensevelit à part les différentes sectes chrétiennes.
Une croyance peint son mur de blanc, l’autre de bleu.
Cette dernière, aussi rapprochée que possible de la tribune, écrit en grands caractères : Hodie mihi, cras tibi.
Non, je ne tiendrais guère à faire courir à Hong-Kong. Cette réunion dédaigneuse qui se trouve derrière la grande tribune suffirait pour tuer toute chance.
Les Chinois ne sont pas disposés à montrer leurs cimetières.
Nous cherchâmes le nôtre sur la pente de terrasse en terrasse, à travers des champs cultivés, puis des bois, puis encore des champs cultivés, et nous arrivâmes enfin à un village de cochons blancs et noirs, avec des rochers rouges et disloqués au delà desquels reposaient les morts.
C’était un endroit de troisième ordre, mais joli.
J’ai étudié pendant cinq jours au moins ce mystère en toile cirée qu’est le Chinois, et j’ai voulu savoir pourquoi il tient à être enseveli dans un beau paysage et de quelle façon il reconnaît un beau paysage quand il en rencontre un, mais cela est insondable pour moi. Il le possède quand il ne possède plus la facilité de voir, et ses amis font partir des pétards au-dessus de lui, en signe de triomphe.
Ce soir-là, je dînai avec le Taipan dans un palais.
On dit que le prince-marchand de Calcutta est mort, tué par la Bourse.
Hong-Kong devrait être en état d’en fournir un ou deux échantillons.
Ce qu’il y a de plaisant au milieu de toute cette opulence, — une opulence comme on en voit dans les romans, — c’est la singulière déférence qu’on témoigne à l’égard de Calcutta.
Consolez-vous grâce à cela, Gentlemen du Fossé, car, par ma foi, c’est bien la seule chose dont vous puissiez vous faire gloire.
A ce dîner, j’appris que Hong-Kong est imprenable et que la Chine se hâtait d’importer des canons de douze et de quarante tonnes pour la défense de ses côtes.
J’eus des doutes sur l’une de ces assertions, mais l’autre était la vérité.
Ceux qui ont occasion de parler de la Chine dans ces régions le font en termes respectueux, comme qui dirait : « L’Allemagne va faire ceci ou cela » ou bien : « Telle est la manière de voir de la Russie ».
Les mêmes hommes qui parlent ainsi font tout leur possible pour faire pénétrer dans le Grand Empire tous les stimulants de l’Ouest, chemins de fer, lignes de tramways, et le reste.
Qu’arrivera-t-il si la Chine se réveille pour tout de bon, crée une ligne de Shanghaï à Lhassa, puis une ligne de steamers pour les immigrants du drapeau impérial jaune, si elle se charge elle-même de diriger ses manufactures de canons et ses arsenaux ?
Les Anglais énergiques qui embarquent des canons de quarante tonnes concourent à ce résultat, mais ils disent tous : « Nous sommes bien payés pour ce que nous faisons. Il n’y a pas de sentiment dans les affaires, et, en tout cas, la Chine ne sera jamais en guerre avec l’Angleterre ».
C’est bien vrai : il n’y a point de sentiment en affaires.
Le palais du Taipan, plein de belles choses et de fleurs plus charmantes encore que les meubles pareils à des pierres précieuses, dont elles étaient l’ornement, aurait rendu heureux une centaine de jeunes gens qui soupirent après le luxe et fait d’eux des écrivains, des chanteurs, des poètes.
Il était habité par des gens à forte tête, qui regardaient bien droit, qui étaient assis parmi les splendeurs, et qui causaient affaires.
Si je ne devais pas devenir un Birman à ma mort, je souhaiterais d’être un Taipan à Hong-Kong.
Il en sait si long, il traite sur un si grand pied avec des Princes, avec des Puissances, et il a un pavillon à lui qu’il fait flotter sur tous ses steamers.
La chance bénie, qui veille sur les voyageurs, me fit le lendemain assister à un pique-nique, et tout cela parce que le hasard me poussa par erreur dans une maison.
Cela est parfaitement vrai et c’est bien là notre façon anglo-indienne de faire les choses.
— Peut-être, dit l’hôtesse, ce sera notre seule journée de beau temps, profitons-en pour lancer un vapeur.
Et aussitôt nous voilà embarqués sur un nouveau monde — celui du port de Hong-Kong — et avec un égard tout dramatique pour l’appropriation des choses et des noms, notre petit navire s’appelait le Pionnier.
Le pique-nique comprenait le nouveau Général, — celui qui était arrivé d’Angleterre sur le Nawab, et qui m’avait renseigné au sujet de Lord Wolseley, — et son aide-de-camp, un Anglais accompli, et fort différent d’un officier de l’Inde.
Jamais il ne parlait métier, et, quand il éprouvait quelque désappointement, il le cachait derrière sa moustache.
Le port est, à lui seul, un vaste monde.
D’après les photographies, il est charmant, et je serais porté à le croire par les échappées aperçues à travers le brouillard, pendant que le Pionnier se frayait passage à travers les lignes de jonques, les paquebots amarrés, les pontons à charbon qui se balançaient, et la coquette et basse corvette américaine, l’Oronte, énorme et laide, le Cafard presque aussi petit que son homonyme, l’ancien trois ponts converti en un hôpital militaire.
C’est, ce Cafard, l’occasion d’un changement d’air pour notre Tommy.
Nous allions à travers des milliers de sampans manœuvrés par des femmes qui ont leurs bébés attachés sur leur dos.
Puis, nous longeâmes la partie de la ville qui fait face à la mer et nous vîmes combien elle était grande.
Nous arrivâmes enfin à un fort inachevé, situé à une grande hauteur sur la pente d’une verte colline, et je contemplai le nouveau général comme les hommes contemplent un oracle.
Vous ai-je dit que c’était un général du Génie, envoyé tout exprès pour s’occuper des fortifications ?
Il jeta un regard sur la terre de couleur gris-vert et la maçonnerie de granit.
Il y avait dans ses yeux une expression d’intérêt professionnel. Peut-être allait-il dire quelque chose : dans cet espoir je me rapprochai de lui.
Il parla en effet :
— Du sherry et des sandwiches ? Merci, je veux bien. C’est extraordinaire comme l’air marin vous donne de l’appétit, dit le général.
Et nous continuâmes à longer la côte verdoyante, en contemplant d’imposantes maisons de campagne, bâties en granit, et qu’habitent des Pères Jésuites et des négociants opulents.
C’était le Mashobra de ce Simla. C’étaient aussi les Highlands, cela tenait encore du Devonshire.
C’était particulièrement gris et glacial.
Jamais le Pionnier ne circula en des eaux plus étranges.
D’un côté on voyait une multitude innombrable d’îlots, de l’autre les rivages profondément échancrés de l’île principale, qui parfois descendaient vers la mer en petites baies sablonneuses, parfois aussi tombaient en escarpements à pic, avec des grottes creusées par les flots et que remplissait le bruit sourd des brisants.
En arrière les collines montaient dans le brouillard, l’éternel brouillard.
— Nous allons à Aberdeen, dit l’hôtesse, puis à Stanley. De là nous traverserons l’île à pied par la route du réservoir de Ti-tam. Cela vous fera voir une grande partie du pays.
Nous entrâmes dans un fiord et découvrîmes un brun village de pêcheurs qui montait la garde entre deux docks, et un policeman sikh.
Tous les habitants étaient des femmes aux joues roses, dont chacune possédait le tiers d’un bateau, et un baby tout entier, enveloppé dans de l’étoffe rouge et attaché sur son dos.
La mère était vêtue de bleu, pour la raison suivante, si son mari lui donnait des coups par dessus les épaules, il y aurait eu bien des chances pour qu’il aplatît la tête du bébé, à moins que l’enfant ne fût d’une couleur différente.
Puis, nous quittâmes tout à fait la Chine, et nous naviguâmes en plein Lochaber, avec un climat correspondant au paysage.
Bonnes gens que rafraîchit le punkah, figurez-vous un instant des promontoires voilés de nuages, et s’avançant dans une mer d’un gris d’acier, crispée par une brise qui râpe les joues, vous oblige à vous asseoir au-dessous des bastingages et à reprendre difficilement haleine.
Figurez-vous le roulis et le tangage d’un petit navire qui va bourdonnant d’île en île ou se lance témérairement à l’entrée d’une baie d’un mille de large, pendant que vous sentez mûrir, au milieu d’un paysage tout nouveau, de propos nouveaux, de physionomies nouvelles, un appétit qui fera honneur au grand Empire sur une terre étrangère.
Nous nous trouvâmes en face d’un autre village qu’on nommait Stanley, mais il était tout autre qu’Aberdeen.
Des maisons inhabitées, en pierre brune, contemplaient fixement la mer du haut des dunes peu élevées, et en arrière rugissait une longue étendue de muraille battue des vents.
Inutile de demander ce que signifiaient ces choses : elles criaient bien haut. C’est un cantonnement abandonné. Sa population est dans le cimetière.
Je demandai :
— Quel régiment ?
— Le 92e, il me semble, répondit le général, mais c’était au temps jadis, vers mil huit cent soixante. Je crois qu’on mit en garnison ici quantité de troupes et que l’on construisit des casernes en cet endroit, mais la fièvre fit périr les hommes comme des mouches. N’est-ce pas un lieu de désolation ?
Mon esprit se reporta vers un cimetière négligé, à un jet de pierre du tombeau de Jehangir, dans les jardins de Shalimar, où les bestiaux et le bouvier voient le lieu de repos suprême des premières troupes qui occupèrent Lahore.
Nous sommes un grand peuple, un peuple très fort, mais nous avons bâti notre Empire bien coûteusement avec les os des hommes qui sont morts de maladie.
— Mais parlez-nous des fortifications, général. Est-il vrai que… etc…, etc. ?
— Les fortifications sont très suffisantes telles que les voilà. Ce qu’il nous faut, ce sont des hommes.
— Combien ?
— Mettons trois mille pour l’Ile. C’est assez pour arrêter toute expédition qui pourrait survenir. Regardez toutes ces petites baies et criques. Il y a vingt endroits derrière l’Ile, où l’on pourrait débarquer des hommes et causer bien des désagréments à Hong-Kong.
— Mais, hasardai-je, n’est-il pas théoriquement admis que notre flotte devrait arrêter toute expédition avant qu’elle parvînt ici ?… tandis qu’on suppose que les forts ont pour but d’empêcher que le passage ne soit coupé, qu’un bombardement ne soit exécuté, que la ville ne soit mise à contribution par un ou deux vaisseaux de ligne détachés.
— Si vous partez de cette théorie, dit le général, les navires de guerre devraient aussi être arrêtés par notre flotte. Tout cela, ce sont des sottises. Si une puissance quelconque parvient à jeter des troupes ici, il faudra que vous ayez des troupes pour les chasser, et… ne désirons-nous pas d’en avoir ?
— Et vous ? Vous commandez ici pour cinq ans, n’est-ce pas ?
— Oh ! non, au bout de dix-huit mois, il me faudra partir. Je ne tiens pas à rester collé ici. Pour mon compte j’ai d’autres idées, dit le général, enjambant des éboulis pour aller jusqu’à son déjeuner.
Et c’était justement ce qu’il y avait de pire.
Un excellent général qui venait aider à parachever les fortifications, un œil sur Hong-Kong, et l’autre, l’œil droit, sur l’Angleterre.
Il serait plus qu’un homme, s’il ne troquait son commandement et ses instructions pour le commandement d’une brigade dans la première bagarre qu’aurait l’Angleterre.
Il redouterait de rester trop longtemps perdu au loin. Il craindrait de se trouver trop en dehors du courant… et…
Eh bien ! Nous sommes justement comme cela dans l’Inde, et il n’y a pas le moindre espoir de lever une légion perdue pour le service colonial,… une légion composée d’hommes qui accompliraient leur tâche au même endroit sans jamais le quitter et n’auraient jamais d’autre perspective.
Mais souvenez-vous que Hong-Kong, avec cinq millions de tonnes de charbon, cinq milles de quais d’embarquement, de docks, de jetées, son énorme importance comme cité, son commerce de quarante millions, et les plus charmantes parties de pique-nique qu’on puisse voir, a besoin de trois mille hommes… et elle ne les obtiendra point.
Elle a deux batteries d’artillerie de garnison, un régiment, un tas d’artilleurs lascars, à peu près assez pour empêcher les canons de se rouiller sur leurs affûts.
Il y a trois forts sur une île, — l’Ile du Tailleur de pierres — entre Hong-Kong et le continent, trois forts sur l’île même d’Hong-Kong et trois ou quatre autres éparpillés çà et là.
Naturellement, l’armement complet en canons n’est point arrivé.
Même dans l’Inde, on ne saurait armer des forts sans artilleurs exercés.
Mais le déjeuner à l’abord d’un rocher était plus intéressant que la défense coloniale. On n’est pas en état de parler politique quand on a le ventre vide.
Notre unique journée de beau temps finit par du vent et de la pluie sur les assiettes vides, et la marche à travers les terres commença.
Lorsque l’esquif eut à demi disparu dans la buée, nous passâmes le long des champs de canne à sucre et de troupeaux de gros cochons, le long du morne cimetière des soldats sur la côte.
On traversa une étendue de lande, et on finit par rencontrer une route de montagne qui dominait la mer.
Les perspectives se mouvaient, changeaient comme dans un kaléidoscope.
Tout d’abord, ce fut une croupe rugueuse, toute semée de touffes ruisselantes, sans qu’on vît rien au-dessus, ni au-dessous, ni aux alentours, sinon du brouillard et les lances raides de la pluie. Puis, une route rouge balayée par de l’eau qui tombait dans l’inconnu. Puis, une combe, aux murs presque aussi droits que ceux d’une maison, au fond de laquelle se glissait la mer, verte comme du jade. Puis, une vue sur une baie, un banc de sable blanc, enfin une jonque à voilure rouge qui louvoyait sous les rafales. Enfin, plus rien que de la roche mouillée et des fougères, et la voix du tonnerre bondissant de cime en cime.
La route, revenant vers l’intérieur des terres, nous ramena près des bois de pins de Theog et des rhododendrons — mais on les appelait des azaléas — de Simla et la pluie ne cessait de tomber, comme si on eût été au mois de juillet dans les collines et non au mois d’avril à Hong-Kong.
Une armée envahissante marchant sur Victoria aurait eu bien de la peine, même si la pluie n’était pas tombée.
Il n’y a qu’une ou deux ouvertures dans les montagnes par où elle aurait pu passer, et on prépare un plan grâce auquel on pourra la couper et l’anéantir dès son arrivée.
Lorsqu’il me fallut escalader à reculons une montée, en plantant profondément mes talons dans la vase, je plaignis sincèrement cette armée d’invasion.
Le réservoir à parois de granit et le tunnel de deux milles, qui amènent l’eau à Hong-Kong, valent-ils une visite ?
Je ne saurais le dire.
Il y avait dans l’air trop d’eau pour qu’on goûtât quelque confort, même en tâchant de penser au pays.
Mais allez-y, faites le trajet — dix milles — et deux milles seulement sur un terrain de niveau. Allez en bateau à vapeur au cantonnement abandonné de Stanley, traversez l’île, et dites-moi si vous avez jamais vu rien de si sauvage, de si merveilleux en son genre que ce paysage.
Je remonte le fleuve jusqu’à Canton et ne puis m’arrêter pour faire de la peinture écrite.