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La cité de l'épouvantable nuit

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VIII

Aimez et faites aimer. C’est ce que je fais.
Mais, ma charmante, pour moi, c’est fini avec tous.
Non, plus rien, tant que je vivrai, non, dussé-je mourir.
Bonsoir, et bonjour.

Me voilà bien au fait des dessous de la ville et le mot d’écœurement ne suffit pas pour rendre ce que j’éprouve.

Cela commença par un mot en l’air dans la salle d’un bar.

Cela finit Dieu sait où.

Que le monde contienne des dames françaises, allemandes, italiennes, appartenant à l’Ancienne Profession, ce n’est guère surprenant, mais pour un homme qui a vécu dans l’Inde, c’est quelque chose de choquant que de rencontrer encore des Anglaises dans cette confrérie.

Lorsqu’un papa opulent envoie son fils et héritier faire le tour du monde pour se développer l’esprit, réfléchit-il, je me le demande, aux endroits où l’innocent va se promener sous la conduite d’amis également inexpérimentés.

Je suis porté à croire qu’il n’en est rien. Dans l’intérêt de l’opulent papa, et poussé par un désir sincère de voir ce qu’on nomme la vie et un enfer de première classe, je parcourus Hong-Kong pendant la durée d’une nuit.

Je suis enchanté de n’être point un heureux père pourvu d’un fils qui, la bride sur le cou, croit connaître toutes les ficelles.

Le vice doit être la même chose, à bien peu de différences près, dans toutes les parties du monde, mais si l’on veut le séparer du plaisir, il faut aller à Hong-Kong.

— Certes, tout a de plus beaux dehors, tout est mieux à Frisco, dit mon guide, mais nous trouvons que ce n’est pas trop mal pour l’Ile.

Ce fut seulement quand une grosse personne en robe de chambre noire se fut mise à réclamer à grands cris cette horrible drogue qu’on appelle « une bouteille de vin » que je commençai à comprendre toute la beauté de la situation.

J’étais en train de voir « la Vie ».

« La Vie » c’est une grande chose.

« La Vie » consiste à sabler du champagne doux qui a été volé à un maître d’hôtel de la Peninsular and Oriental et à échanger des propos obscènes avec des créatures à figure pâle qui rient follement, sans effort comme sans émotion.

L’argot du véritable dessalé, — le dessalé, c’est un homme à la coule, un jeune homme à moitié gris, avec son chapeau en arrière de la tête — l’argot du véritable dessalé n’est point facile à acquérir. Il faut pour cela un apprentissage en Amérique.

Je restai immobile de saisissement, devant la profondeur et la richesse de la langue américaine, dont j’étais appelé, par un privilège spécial, à entendre un dialecte particulier.

Il y avait là des filles qui étaient allées à Leadville et à Denver, et dans les régions sauvages de l’Ouest le plus sauvage, qui avaient joué sur les plus petites scènes, qui, d’une façon générale, s’étaient galvaudées de cent façons diverses qu’il ferait fastidieux d’énumérer.

Elles jacassaient comme des geais et avalaient à grands traits le liquide malsain qui remplissait la pièce de sa vapeur.

Tant qu’elles parlèrent raisonnablement, la chose était divertissante, mais quand il y eut assez de liquide consommé pour faire tomber le masque, elles se mirent bel et bien à jurer par tous leurs dieux.

Bon nombre d’hommes ont entendu une femme blanche jurer, mais il en est quelques-uns, — et je suis de ceux-là, — auxquels cette expérience a été refusée.

C’est une véritable révélation, et si personne ne vous jette à bas de votre chaise d’une poussée dans le dos, vous pourrez réfléchir sur des tas de choses qui en découlent.

Elles juraient donc, et buvaient, et contaient des histoires, assises en rond, si bien que je compris que cela, c’était la Vie, que c’était une chose dont il fallait m’éloigner si je tenais à y prendre goût.

Le jeune homme, qui avait quelques bribes de connaissance du monde et qui permettait aux filles de l’acheter, si cela leur chantait, se trouvait là naturellement.

Les donzelles l’achetèrent tel qu’il était, au prix qu’il s’estimait lui-même, et j’assistai au jeu : le moyen le plus sûr d’être berné c’est de tout savoir.

Alors il y eut un intermède, et d’autres cris et hurlements, que le public, dans sa générosité, voulut bien prendre pour la preuve qu’on s’amusait énormément, et qu’on jouissait de la Vie.

De là j’allai dans un autre établissement où la tenancière avait perdu la moitié du poumon gauche, ainsi que sa toux l’indiquait, mais n’en fut pas moins amusante, dans le genre monotone, jusqu’au moment où elle laissa aussi tomber son masque, et où commencèrent les propos joyeux et les plaisanteries.

Toutes ces plaisanteries-là je les avais déjà entendues dans le premier établissement.

C’est une bien pauvre espèce de Vie que celle qui ne sait pas inventer chaque jour sa plaisanterie.

Plus que jamais le jeune homme mettait son chapeau de travers, expliquait qu’il était un vrai dessalé et qu’il n’était pas piqué des vers.

Le premier venu, qui n’aurait pas eu la tête en fer fondu, aurait été un vrai dessalé après un verre de ce champagne sirupeux.

Je comprends maintenant pourquoi les gens se croient insultés quand on leur offre un « champagne » doux.

Le second interview finit quand la tenancière, tout en toussant, nous reconduisit dans le corridor et que nous nous retrouvâmes dans l’air pur des rues silencieuses.

Elle était réellement très malade et annonça qu’elle n’avait plus que quatre mois à vivre.

— Est-ce que nous allons continuer toute la nuit cette assommante tournée ? demandai-je à la quatrième maison, où je craignais d’entendre une quatrième répétition de cette histoire trois fois ressassée ?

— C’est mieux à Frisco, mais il faut un peu faire rigoler les filles, voyez-vous. Allons, marchez, réveillez-les. C’est la Vie, cela. Vous n’avez jamais vu cela dans l’Inde ? me répondit-on.

— Non, Dieu merci, je ne l’ai pas vu. Une semaine de cette existence m’amènerait à me pendre, répliquai-je en m’adossant d’un air las à un montant de porte.

On entendait à l’intérieur le tapage des gens qui faisaient la fête cette nuit et celles qui étaient là n’avaient certes nul besoin d’être réveillées.

L’une se remettait à peine d’une noce de trois jours et l’autre allait commencer le même voyage.

La Providence me protégea tout le temps.

Une certaine beauté austère, répandue dans mes traits, avait fait croire à tout le monde que j’étais médecin ou clergyman, un clergyman comme on n’en voit guère, je suppose.

On m’épargna donc la plupart des plaisanteries trop épicées et je pus rester assis à contempler la Vie qui était si douce.

Ainsi je me rappelai l’Oxonien qui, dans Tom et Jerry, joue des gigues sur l’épinette — vous avez vu cette vieille gravure ? — pendant que le Corinthien Tom et la Corinthienne Kate dansaient une fière sarabande dans une petite chambre pourvue d’un tapis.

Ce qu’il y avait de pire, c’était que les femmes étaient de vraies femmes, et jolies, et ressemblaient à certaines personnes de ma connaissance, et quand elles cessaient un instant ce jeu insensé de raquette, elles se tenaient convenablement.

— Passeraient n’importe où pour de vraies dames, dit mon ami. Tout n’est-il pas parfait chez elles ?

A ce moment, la Corinthienne Kate se mit à mugir pour réclamer de quoi boire, — il était trois heures du matin — et le flot de hideux propos reprit son cours.

Elles se qualifiaient de femmes gaies.

Cela ne fait pas beaucoup d’effet sur le papier. Pour apprécier tout ce qu’il y a de sardonique dans ce sarcasme, il faudrait que vous l’entendiez tomber de leurs lèvres et au milieu de leur entourage.

Je clignai énergiquement des yeux, pour montrer que j’appréciais pleinement la Vie, que j’étais un vrai dessalé, et que, moi aussi, je n’étais pas piqué des vers.

Il naît en tête à tête une ivresse qui aboutit chez l’homme à une hilarité exagérée, mais quand une troupe de quatre partenaires se met de propos délibéré à boire et à jurer, l’amusement a quelque part une fuite, comme si son fond était percé.

Le dégoût, l’ennui, ne tardent guère.

Une nuit de réflexion m’a convaincu qu’il n’y a pas d’enfer dans l’autre monde pour ces femmes-là. Elles ont le leur dans leur existence, et j’y ai fait quelques pas.

Toujours affublé du titre de docteur, ce fut mon devoir de veiller depuis la nuit jusqu’à l’aurore une patiente — gaie, toujours gaie, souvenez-vous-en — et frissonnant à l’approche d’une crise, qu’on appelle le délirium tremens.

Kate la Corinthienne aura son tour plus tard.

Sa compagne, sortant à peine d’une lourde ivresse, était plus que je n’en pouvais supporter.

C’était une horreur sans circonstances atténuantes, et ma haine se fondit dans une sincère pitié.

La crainte de la mort pesait sur elle pour une raison que vous allez apprendre.

— Dites, vous dites que vous venez de l’Inde. Connaissez-vous quelque chose au choléra ?

— Un peu.

La voix, qui interrogeait, était fêlée et agitée.

Une longue pause.

— Dites, Docteur, quels sont les symptômes du choléra. Une femme est morte dans la rue la semaine dernière.

— Voilà qui est agréable, pensai-je, mais il faut me rappeler que c’est « la Vie ».

— Elle est morte la semaine dernière… choléra. Mon Dieu, je vous dirai qu’au bout de six heures elle était morte. Je parie que je vais attraper aussi le choléra. Non, tout de même, n’est-ce pas ? Est-ce que je peux l’attraper ? Il y a deux jours, j’ai cru que je l’avais. Cela me faisait terriblement mal. Je ne peux pas l’attraper, n’est-ce pas ? Il n’attaque jamais les gens deux fois, n’est-ce pas ? Oh ! dites que non et que le diable vous emporte ! Docteur, quels sont les symptômes du choléra ?

J’attendis qu’elle eût détaillé son attaque.

Je lui assurai que ces symptômes-là, et non point d’autres, étaient ceux du choléra, et — puisse-t-on porter cela à mon crédit — que le choléra n’attaquait jamais deux fois la même personne.

Cela lui donna dix minutes de tranquillité.

Puis, elle se leva en poussant un juron et hurlant :

— Je ne veux pas être enterrée à Hong-Kong. Ça me fait peur ! Quand je mourrai… du choléra… qu’on m’emporte à Frisco, et qu’on m’y enterre… A Frisco… A la Montagne solitaire, à Frisco, vous entendez, Docteur ?

J’entendais, je promis.

Au dehors les oiseaux gazouillaient déjà et l’aurore rayait les volets.

— Dites donc, Docteur, avez-vous jamais connu Cora Pearl ?

— Entendu parler d’elle.

Je me demandais si elle n’allait pas se mettre à faire éternellement le tour de la chambre, les yeux fixés au plafond, et entrelaçant et délaçant ses mains tour à tour.

— Eh bien, commença-t-elle en baissant la voix d’une façon expressive, le jeune Duval s’est brûlé la cervelle sur son paillasson et y a fait une mare de sang, — je veux dire de vrai sang. — Vous ne portez pas de pistolet, Docteur ?… Savile en portait un… Vous ne connaissez pas Savile ?… C’était mon mari, aux États-Unis… Mais moi je suis Anglaise, Anglaise pur sang. Voilà ce que je suis… Faisons venir une bouteille de vin. Je suis si nerveuse. Cela ne vaut rien pour moi ?… Que le… Non, vous êtes médecin. Vous savez ce qui est bon contre le choléra. Dites-moi, dites-moi…

Elle s’avança vers les volets et regarda fixement au dehors, la main sur le verrou, et le verrou faisait un bruit sec sur le bois, parce que la main était atteinte de tremblement.

— Je vous dis que Kate la Corinthienne est soûle, aussi pleine qu’elle peut en tenir. Elle ne fait que boire… Avez-vous jamais vu mon épaule ? Il y a deux marques dessus. Elles m’ont été faites par un homme, — un gentleman, — il y a deux nuits. Ce n’est pas parce que je suis tombée contre mes meubles. Il m’a frappée deux fois avec sa canne, cette brute, cette brute, cette brute. Si j’avais été saoule je lui aurais secoué sa poussière. La brute !… Mais je me suis contentée d’aller dans la vérandah pleurer à me briser le cœur… Oh ! la brute !

Elle arpentait la pièce, caressant son épaule en lui parlant comme elle eût fait à un animal.

Puis, elle jura après l’individu.

Ensuite elle tomba dans une sorte de stupeur mais en geignant, et en jurant après l’homme à travers son sommeil et appelant avec des gémissements son amah, pour venir lui panser son épaule.

Endormie, elle n’était pas dépourvue de charme, mais la bouche s’agitait convulsivement.

Le corps était secoué par des frissons. Elle n’avait de tranquillité nulle part.

A la lumière du jour je vis ses yeux rougis, ses joues creuses, ses yeux fixes.

Elle était tourmentée par une migraine et par des secousses nerveuses.

C’était vraiment « la Vie » que je voyais, mais elle ne m’amusait point, car je sentais que moi-même, pour avoir simplement été témoin de son extrême abaissement, j’étais coupable, comme le reste de mes semblables qui l’avaient amenée là.

Puis elle se mit à mentir.

Du moins j’appris par l’homme qui connaissait si bien le monde que c’étaient là des propos mensongers.

Ils avaient trait à elle-même, à sa famille, et, s’ils étaient faux, c’étaient des mensonges sans motifs, car tout y était bas et écœurant, malgré les efforts pour dorer la réalité à l’aide d’un album de photographies qui la rattachait à son passé.

N’étant point un homme à la coule, je préfère croire que ses histoires étaient vraies et lui savoir gré de l’honneur qu’elle me fit en me les racontant.

Je me figurais que la maison n’avait rien de plus triste à me montrer que sa figure.

En cela je me trompais.

Kate la Corinthienne s’était réellement livrée à la boisson.

Elle se leva, en chancelant d’ivresse, chose terrible à voir et qui vous donne un mal de tête par sympathie.

Il y avait eu quelque gaffe faite dans le ménage mal tenu, où les services à thé en plaqué étaient mêlés avec la porcelaine à bon marché, et la domesticité fut appelée pour s’expliquer.

Je vis Kate la Corinthienne saisir la moustiquaire pour se soutenir, chose horrible et offensante à la face du jour immaculé.

Je l’entendis jurer d’une voix épaisse et confuse, comme je n’ai jamais entendu un homme jurer, et je m’étonnai que la maison ne tombât pas, frappée de la foudre, sur nos têtes.

Sa compagne s’interposa, mais fut engloutie sous un torrent de blasphèmes, et la demi-douzaine de petits chiens qui infestaient la pièce s’esquivèrent d’eux-mêmes hors la portée des mains ou des pieds de Kate la Corinthienne.

Le fait que la femme était belle ne servait qu’à empirer la situation.

Sa compagne se laissa tomber frissonnante sur un des canapés.

Kate se balançait de droite et de gauche, jurait après Dieu, après les hommes, après le ciel et la terre à pleines lèvres.

Si Alma-Tadema avait pu la peindre, — cette combinaison de blanc, de cheveux noirs, d’yeux étincelants, et les pieds nus, — nous aurions vu le vrai portrait de l’éternelle Prêtresse de l’humanité.

Peut-être aurait-elle été mieux personnifiée encore, quand la colère de Kate fut éteinte et qu’elle allait trébuchant par la pièce, soulevant un verre à champagne bien au-dessus de sa tête, réclamant à grands cris, à dix heures du matin, une nouvelle tournée de l’infâme breuvage qui empoisonnait l’atmosphère dans toute la maison.

Elle but son liquide et les deux femmes s’assirent pour le partager.

Ce fut leur déjeuner.

Je m’en allai, écœuré, attristé, et comme la porte se fermait, je les vis toutes deux en train de boire.

— Là-bas, à Frisco, c’est bien mieux, disait le vrai dessalé, mais comme vous le voyez, elles sont diablement gentilles. Elles pourraient passer pour des dames si elles le voulaient. Je vous le dis, un homme n’a qu’à ouvrir les yeux et à faire un tour chez elles pour voir un peu de la vie amusante.

J’ai vu tout ce que je désirais voir, et désormais je passerai outre.

Il se peut qu’il y ait de meilleur champagne et de plus solides buveurs à Frisco et ailleurs, mais les propos seront les mêmes, l’odeur de rance et de moisi de tout cela sera la même jusqu’à la consommation des siècles.

Si c’est là la Vie, qu’on me donne une honnête mort, sans boissons, sans obscènes plaisanteries.

De quelque côté que vous regardiez ce spectacle, c’est une pitoyable comédie mal jouée et qui ressemble trop à une tragédie pour être agréable. Mais il paraît que cela amuse le jeune homme en train de faire son tour du monde et je ne saurais croire que ce soit tout à fait sain pour lui, — à moins, toutefois, que cela ne lui fasse aimer encore davantage son foyer domestique.

Et les torts les plus graves étaient de mon côté.

Je n’étais point emporté par une rafale de passion. J’allais de sang-froid à la découverte de cet Inferno sonder les misères insondables de la vie.

Pour les décrire, pour la somme insignifiante de trente dollars, je m’étais procuré plus de renseignements et plus de dégoûts que je n’en avais voulu, avec le droit de contempler une femme à moitié folle d’ivresse et de peur pendant le tiers d’une épouvantable nuit.

Les plus grands torts étaient de mon côté.

Lorsque nous rentrâmes dans le monde, je fus content de sentir planer le brouillard entre moi et le ciel, au-dessus de ma tête.

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