La cité de l'épouvantable nuit
VIII
AU SUJET DE LUCIA
Il me faut tuer le temps d’une façon quelconque jusqu’à cinq heures de l’après-midi. Alors le surintendant Lamb me dévoilera de nouvelles horreurs.
Pourquoi donc, les trams aidant, ne pas aller au vieux cimetière de Park-Street ?
— Vous allez à Park-Street. Pas de tram qui mène à Park-Street. Sortez d’ici.
Les conducteurs de trams, à Calcutta, ne sont pas polis.
Le tram descend la rue d’un air indifférent, et l’homme qui en est évincé échoue dans Dhurrumtollah, qui est à Calcutta l’équivalent de la Grande Route de Hammersmith.
La Providence a combiné cette méprise et préparé les voies pour une grande Découverte pour la première fois confiée à l’imprimerie.
Dhurrumtollah est pleine d’habitants de l’Inde. Ils se promènent en familles, en groupes, et en couples sentimentaux.
Les habitants de l’Inde ne se composent ni d’Hindous, ni de Musulmans, ni de Juifs, ni d’Ethiopiens, ni de Guêbres, ni d’Anglais expatriés.
Les habitants de l’Inde, ce sont les Eurasiens, et il y en a des centaines et des centaines en ce moment à Dhurrumtollah.
Voici le Papa avec un chapeau noir reluisant, tel qu’il convient à un Conseiller de la Reine, et la Maman dont la robe de soie se colle sur son imposante personne, et la Nichée, composée de bambins en chapeaux de paille, aux joues olivâtres, aux yeux vifs, et de jeunes personnes aux longues jambes, avec des bas blancs à jour bien faits pour mettre en valeur la poussière.
Voilà des jeunes gens qui fument de mauvais cigares, et prennent des airs de lords, — ceux du moins qui ont de la galette.
Voilà aussi des jeunes femmes aux beaux yeux et aux merveilleuses toilettes qui leur vont si étonnamment mal. Elles portent des livres de prière ou des paniers parce que les unes vont à la messe et les autres au marché.
C’est la population de l’Inde, à n’en pas douter.
Ils y sont nés. Ils y ont été élevés. Ils y mourront.
Quant à l’Anglais, il ne fait qu’y venir. Naturellement l’indigène y était dès l’origine, mais ces gens-là y ont été fabriqués, et tout ce qu’on a fait pour eux, c’est de parler et d’écrire sur eux.
Et pourtant il en est parmi eux qui appartiennent à d’anciennes et honorables familles, qui ont des maisons à Sealdah ; il en est de riches dans le nombre.
Tous ont l’air prospère et satisfait. Ils babillent ensemble dans ce curieux dialecte qu’on n’est pas encore arrivé à imprimer.
A l’exception du peu qu’il leur plaît d’en révéler de temps à autre dans les journaux, nous ne savons rien de leur genre de vie, de cette vie en contact si intime d’un côté avec les Blancs, et de l’autre avec les Noirs.
Elle doit être intéressante, plus intéressante que l’incolore produit anglo-indien, mais qui en a traité ?
Il y eut jadis un roman dont l’héroïne de second plan était une Eurasienne. C’était un rôle strictement subalterne et elle finit mal.
Le poète de la race, Henry Derozio, celui dont M. Thomas Edwards a écrit l’histoire, fut dévoyé par l’imitation de Keats, de Scott et de Shelley, et en quête de matériaux littéraires, il ne vit pas ce qui se trouvait juste à portée de sa main.
Tout ce fragment d’humanité de Dhurrumtollah est inexploité, et presque ignoré.
On demande donc un écrivain sorti d’entre les Eurasiens, qui écrive de telle sorte qu’on ait du plaisir à lire une histoire de la vie eurasienne.
Alors les profanes prendront intérêt aux gens de l’Inde et admettront que c’est une race d’avenir.
* *
Une tentative infructueuse de gagner Park-Street en partant de Dhurrumtollah aboutit au marché, le marché Hogg, comme on l’appelle. Il a peut-être été bâti par un chevalier de ce nom.
Il n’est pas à moitié aussi joli que le Marché Crawford, à Bombay, mais il a l’air d’être… le lieu des rendez-vous amoureux de la jeunesse de Calcutta.
La jeunesse a un penchant naturel à faire la grasse matinée et à laisser toute la grosse besogne à ses anciens.
C’est pourquoi Pyrame qui a pour tâche de régler du papier pour des comptes, à dix heures, et Thisbé, qui ne saurait prendre aucun intérêt au prix du bœuf de seconde qualité, se promènent en atours d’une correction étudiée, d’étals en étals, avant que le soleil monte dans le ciel.
Pyrame porte une canne où sont incrustées des imitations de ciselures en argent, et ses bottines ont des bouts en étoffe, mais son faux col a deux jours de date.
Thisbé couronne sa noire chevelure d’un chapeau mou en velours bleu, mais il manque un bouton à l’une de ses bottines, et le gant de sa main gauche a une déchirure.
Maman, qui dédaigne les gants, se hâte d’emplir un panier à fond plat, que porte le domestique coolie, de légumes, de pommes de terre, d’aubergines et — ô Pyrame, vous arrive-t-il d’embrasser Thisbé quand Maman n’est pas là ? — d’ail. Oui, Maman a des vues larges en matière d’ail.
Pyrame tourne l’angle de l’étal, en paraissant ne regarder personne en particulier, — il s’en garderait bien — et il est avec Maman d’une politesse recherchée.
De façon ou d’autre, lui et Thisbé s’en vont ensemble à la dérive, et Maman très imposante, très loquace, est abandonnée à ses marchandages, tout entière à sa tâche de faire son choix, de marchander et de s’approvisionner.
Au nom des Unités sacrées, gardez-vous, jeunes gens, de vous retirer dans les étals de boucherie pour échanger des confidences. Réservez ce sacrifice pour le temps où les roses arrivent en grandes corbeilles plates, où l’air est tout imprégné du parfum des fleurs, où les jeunes boutons et les plantes vertes encombrent le sol.
Ils ne s’en soucient pas. Ils préfèrent causer dans le voisinage des moutons morts, prosaïques là où les acheteurs sont moins nombreux.
Thisbé secoue le feutre mou de velours bleu, et dit, d’un ton dédaigneux :
— Aoh ! yes !
Et Pyrame de répondre :
— No-a, no-a, ne faites pas ça.
Le panier de Maman est plein et elle ramasse vivement Thisbé.
Pyrame s’en va.
Lui, il n’est pas venu au marché pour faire des achats. Il est venu pour rencontrer Thisbé, qui dans dix ans aura une tournure fort semblable à celle de Maman.
Puisse la route être libre devant eux et Pyrame, après avoir honnêtement servi le Gouvernement, prendre sa retraite avec deux cent cinquante roupies par mois et s’installer dans une jolie maisonnette quelque part dans Mongyr ou dans Chunar.
L’amour nous conduit à la mort par une transition naturelle.
Où est le cimetière de Park Street ?
Une centaine de cochers de fiacre sautent à bas de leurs sièges, envahissent le marché, et après un court engagement l’un d’eux débarque son prisonnier dans un lieu de sépulture, un endroit tout neuf d’aspect lugubre, près d’un tramway.
Ce n’est point ce qu’il cherchait.
Là ce sont des morts vivants, des gens dont les noms ne sont pas encore oubliés et dont on entretient les tombes.
Où sont les vieux morts ?
— Personne n’y va, dit le cocher, c’est là-haut sur cette route.
Et il montre une longue route absolument déserte, qui file entre de hautes murailles. C’est là l’endroit.
Voici l’entrée.
Voici le jardinier qui attend, une rose roussie, fripée, à la main pour l’offrir au visiteur.
Voici la grille, avec les écriteaux professionnels. Elle offre une hideuse ressemblance avec l’entrée du cimetière de Simla.
Mais lorsqu’il est entré, le chercheur de pittoresque se trouve au milieu de la désolation la plus complète, d’autant plus complète qu’on veut la bannir.
La partie basse de Park Street coupe un grand cimetière en deux.
Les guides du voyageur vous diront à quelle époque il a été ouvert, à quelle époque il a été fermé.
L’œil est prêt à jurer qu’il est aussi vieux qu’Herculanum et Pompéi.
Les tombes sont de petites maisons. On croirait se promener dans les rues d’une ville, tant elles sont hautes et rapprochées, dans une ville ratatinée par l’action du feu et qui porterait les cicatrices de la gelée et d’un siège.
Les gens ont dû craindre que leurs connaissances ne ressuscitent avant l’heure, pour les avoir accablées sous le poids de telles masses de maçonnerie.
Que ce soit un homme fort, une faible femme, ou le tout petit « enfant de quinze mois », sur eux pèsent l’obélisque trapu, ou bien le temple classique défiguré, la cellule de Chunam, le chandelier en briques, la lourde dalle, les grilles rongées par la rouille, les chérubins aux joues bouffies, les anges apoplectiques.
L’on était riche en ce temps-là, et on pouvait s’offrir la dépense de cent pieds cubes de maçonnerie, même sur la tombe d’une personne aussi humble que « Jno. Cléments, capitaine du service de campagne, 1820 ».
Quand le « très-cher » avait occupé une situation correspondant à celle de commissaire, les efforts sont encore plus somptueux, et la poésie…
Mais voici un spécimen qui en dira plus long :
Espérons que faute d’avoir exécuté les termes du contrat, le cautionnement ne sera pas perdu, sans quoi les « morts honorés » ne seraient pas contents.
La dalle n’est plus à sa place et prend une sotte attitude contre la tombe.
La grille d’entourage a péri du fait de la rouille, et comme ornements durables, il ne reste plus que des crevasses et des taches, qui sont l’œuvre du temps, et non point celle « d’une larme brûlante, mais inutile ».
Poursuivons notre promenade en faisant de la morale à bon compte, et traînant la robe de la pieuse réflexion par les sentiers entre les tombes.
Voici un gros, un imposant monument consacré à « Lucia », morte en 1776, à l’âge de vingt-trois ans.
Voici également les vers cachés sous le lichen qu’un pouce téméraire a pu ramener à la lumière.
C’est ainsi qu’on écrivait quand on avait le cœur gros, il y a cent seize ans :
Voilà qui est bien, même après tant d’années, n’est-ce pas ? et qui ramène Lucia tout près de nous, en dépit de ce que la dernière génération s’est plu à qualifier de poésie montée sur des échasses, en parlant des vers d’autrefois.
Qui fera connaître les mérites de Lucia, morte en son printemps, avant même que la Gazette de Hickey existât pour enregistrer les divertissements de Calcutta et publier, avec de facétieux astérisques, les liaisons des chefs de ministères.
Quel fut l’homme de l’Inde Orientale, le personnage au gros ventre, qui fit remonter le fleuve à la « vierge vertueuse » et demanda à Lucia de « conclure l’affaire » selon le jargon social de l’époque, le premier, le second, le troisième jour après qu’elle fut arrivée ? Ou bien donna-t-elle, en compagnie de toute la troupe, un bal de vieilles filles, comme tentative suprême, conformément à l’usage du pays ?
Non. C’était une blonde fille du Kent, expédiée, moyennant la somme de cinq cents livres en monnaie anglaise, sous la protection du capitaine, pour épouser l’homme qu’elle avait choisi.
Et cet homme-là connaissait bien Clive, il avait eu affaire à Omichand, et causé avec les gens qui avaient survécu à la terrible nuit du Trou Noir.
C’était un homme riche, ainsi que le prouve la tombe presque ruinée de Lucia, et il donna à Lucia tout ce qu’elle pouvait désirer dans son cœur : un bateau peint en vert pour prendre l’air, le soir, sur le fleuve, de jeunes esclaves coffrees qui savaient jouer du cor français, et même aussi une voiture très élégante, très coquette, dont le dessus, de très noble style, était orné de fleurs d’un travail achevé, dix belles glaces très polies ornées de plusieurs jolis médaillons enrichis de nacre afin qu’elle pût faire sa promenade sur le Cours, ainsi qu’il convenait à l’épouse d’un courtier de commerce.
Il lui donna toutes ces choses.
Et lorsque les convois remontèrent le fleuve, que les canons tonnèrent, que les serviteurs de la très honorable compagnie des Mines Orientales burent à la santé du Roi, soyez certain que Lucia put faire, avant toutes les autres dames du Fort, son choix dans les étoffes tout récemment arrivées d’Angleterre, et que cela lui valut d’être cordialement détestée.
Tilly Kettle fit son portrait un peu avant qu’elle mourût.
De jeunes et bouillants écrivains se battirent en duel à l’épée dans les fossés du Fort à qui aurait l’honneur de la piloter dans un menuet au théâtre de Calcutta ou à la maison de Punch.
Mais ce fut Warren Hastings qui dansa à leur place et les écrivains furent confondus, depuis le premier jusqu’au dernier.
On lui porta des toasts bien loin en amont du fleuve.
Et le soir elle se promenait sur les bastions du Fort William, et disait : « Là ! je proteste ! »
Ce fut là qu’elle échangea des congratulations avec tous ses amis le 20 octobre, jour où ceux qui restaient en vie se réunirent pour se féliciter mutuellement d’avoir survécu à une autre saison chaude.
Les hommes, — le prudent courtier lui-même n’y trouva point à redire, — se grisèrent de la façon la plus royale, la plus anglaise, avec du Madère qui avait doublé deux fois le Cap.
Mais Lucia tomba malade, et le médecin, — celui qui retourna au pays avec cinq lakhs et demi, et un coin de ce vaste cimetière sur la conscience, — déclara que cette maladie était la pukka ou fièvre putride, et que l’organisme avait besoin d’être fortifié.
En conséquence, on nourrit Lucia de curries brûlants, de vin sucré, renforcé d’épices, pendant près d’une semaine.
Au bout de ce temps, elle ferma pour toujours les yeux sur le fleuve monotone et le Fort, et un galant, qui avait quelque teinture de belles-lettres, pleura franchement, ainsi qu’on le faisait alors, sans honte.
Il composa les vers reproduits plus haut et pensa qu’il s’entendait fort bien à manier la plume.
Mais le courtier fut si chagrin qu’il ne put rien écrire du tout, — il ne put que dépenser de l’argent — et il comptait sa fortune par lakhs — à élever un somptueux tombeau.
Un peu plus tard il se consola, et à l’arrivée de la nouvelle fournée…
Mais cela n’a rien à voir dans l’histoire de Lucie « la vierge vertueuse, l’épouse fidèle ».
Son fantôme alla, cette nuit, à un grand bal en coiffures poudrées qui se donnait et il fut très beau.
Je l’y ai rencontré.