La cité de l'épouvantable nuit
VI
CHEZ LES INIQUITÉS
Et puisqu’ils ne savent point dépenser, employer sagement le court espace de temps qui leur fut confié, mais qu’ils le gaspillent en monotones occupations, en sot labeur, en tourments, en querelles, en plaisirs, ils trouvent naturel de prétendre comme par héritage à l’éternel avenir afin que leur mérite ait libre carrière… ainsi que le veut la justice.
La Cité de la nuit terrible.
Le difficile, c’est d’empêcher que ce récit n’ait de fatales et durables conséquences pour la santé du lecteur. Après tout, on ne peut rouler à travers une très grande ville sans ramasser de la boue.
Le Policier a tenu parole. En moins de cinq minutes, comme il l’avait prédit, l’expédition était égarée comme elle ne l’avait jamais été.
— Où sommes-nous à présent ? — Quelque part sur la route de Chitpore, mais vous ne comprendriez pas si on vous le disait. Suivez-nous maintenant, et mettez bien exactement vos pas dans les nôtres. Il y a par ici de la saleté en quantité notable.
La nuit épaisse, graisseuse, enveloppe tout.
Nous avons dépassé les demeures ancestrales des Ghoses et des Boses, dépassé les becs de gaz, les odeurs, et la cohue de la route de Chitpore, et nous voici arrivés à un vaste fouillis de maisons serrées, un de ces amas de logements pleins de mystères et de complots, tel que l’eût aimé Dickens.
Ici il n’y a point de brise et l’air est sensiblement plus chaud.
Si Calcutta se donne un luxe tel que celui d’avoir des commissaires pour les égouts et le pavage, assurément ils doivent mourir avant d’en arriver là de leur tâche.
L’air est chargé d’une puanteur lourde, aigre, l’essence de toutes les horreurs laissées depuis longtemps à l’abandon, et cette odeur ne peut s’échapper d’entre les hautes maisons à trois étages.
— Ce quartier-ci, mon cher Monsieur, est un quartier parfaitement respectable, autant que peut l’être un quartier. La maison au bout de l’allée, avec ses ornements compliqués en stuc au fronton de la porte, a été bâtie il y a longtemps par une accoucheuse célèbre. Des personnes de distinction y habitaient jadis. Maintenant c’est le… Aha ! regardez-moi cette voiture !
Un vaste phaéton à impériale sort à grand fracas de l’obscurité et disparaît conduit avec une témérité de casse-cou.
On se demande comment il a pu seulement pénétrer dans ce labyrinthe de rues étroites, où personne ne semble se remuer, et où la sourde pulsation de la vie de la cité ne s’entend que faiblement et par intervalles incertains.
— Maintenant, qu’est-ce que cela ?
— C’est le Bois de Saint-John pour les riches Babous. Ce fiton[6] appartenait à l’un d’eux.
[6] Phaéton.
— Eh bien, c’est un endroit qui ne mérite guère un coup d’œil.
— Ne jugez pas sur les apparences. Par ici habitent des femmes qui ont réduit des rois à la mendicité. Nous ne voulons pas vous faire plonger brusquement dans le vice tout nu. Il faut que vous le voyiez d’abord avec sa dorure… mais faites attention à cette planche pourrie.
Tenez-vous au bas d’un puits d’ascenseur et regardez en haut. Cela vous donnera une idée de la dimension et de la forme de la courette autour de laquelle est construite une de ces grandes et sombres maisons.
Le carré central peut bien avoir dix pieds de côté, mais les balcons de l’intérieur s’avancent au-dessus, et prennent une moitié de l’espace libre.
Pour arriver à ce carré, il faut tourner bien des angles, descendre par un corridor voûté, descendre encore deux ou trois escaliers compliqués :
— Maintenant, vous comprenez, dit le Policier avec indulgence tandis qu’il bronche, le mollet en avant, dans un escalier tournant très sombre, voilà un endroit qu’il n’est pas bon de visiter seul.
Qui donc le voudrait ? S’il est des cavernes dégoûtantes, inaccessibles, ô saint Cupidon, qu’est celle-ci ?
Une lumière crue au haut de l’escalier, un tintement d’innombrables bracelets, un bruissement de gaze très fine, et alors apparaît la coquette Iniquité, resplendissante, littéralement resplendissante de bijouterie, de la tête aux pieds.
Prenez une des plus jolies miniatures qu’aient exécutées les peintres de Delhi et multipliez-la par dix. Ajoutez-y un des meilleurs portraits de la main d’Angelica Kaufmann. Complétez cela par tout ce que pourront vous inspirer vos souvenirs, depuis Beckford jusqu’à Lalla Rookh, et vous resterez encore à bonne distance des charmes de cette figure parfaite.
Pendant un instant, la gravité farouche, professionnelle du Policier se détend en présence de la mignonne Iniquité aux pierres précieuses, qui invite si gentiment le premier venu à s’asseoir et offre les rafraîchissements qu’elle juge au goût des Barbares.
Ses bonnes sont à peine un peu moins somptueuses qu’elle.
Un demi lakh, ou la valeur de cinquante mille livres, — il est plus aisé de croire à la seconde appréciation qu’à la première — est épars sur son petit corps.
Chaque main est ornée de cinq bagues à pierreries, réunies par une chaîne d’or à un grand bijou avec pierres précieuses fixé sur le dos de la main.
Des pendants d’oreilles chargés d’émeraudes et de perles, des anneaux à diamants, pour le nez, et je ne sais combien de centaines d’autres joyaux complètent l’assortiment.
Un mobilier anglais, de la somptueuse camelote, des chandeliers à n’en plus finir, et une collection d’abominables gravures venues du continent sont disséminés dans la maison.
Sur le carré est accroupi ou vautré un Bengali qui parle l’anglais avec une volubilité inquiétante.
Ce tableau suggère — suggère seulement, entendez-moi bien, — l’idée terrible d’une affectation de vertu excessive pendant le jour, tempérée par quelque sorte d’amusement malsain la nuit tombée, — ces poses abandonnées, cette façon de faire galerie, de bavarder, de fumer, lors même qu’il n’y aurait pas là des bouteilles renversées, parmi les servantes aux propos lascifs, de la Mignonne Iniquité.
Combien d’hommes mènent cette double existence si délétère ?
Le Policier garde un silence discret.
— Mais n’allez donc pas parler « de visites domiciliaires », tout simplement parce qu’il s’agit d’une jolie femme. Nous en sommes venus à l’obligation de connaître ces créatures. C’est grâce à elles que le riche et le pauvre dépensent leur argent, et quand un homme ne peut en gagner honnêtement pour elles, c’est alors que nous le remarquons. Maintenant, voyez-vous, s’il s’agissait réellement d’une visite domiciliaire, toute la maisonnée se serait éclipsée de manière à défier toute recherche, dès que nous aurions mis le pied dans la cour. Nous sommes des amis jusqu’à un certain point.
Et, en effet, il paraissait être assez facile d’être des amis jusqu’à un certain point avec la Mignonne Iniquité qui différait d’une façon si extraordinaire de la beauté d’Orient, celle que nous connaissons par expérience.
C’était là une figure propre à inspirer des Lalla Rookh à la douzaine et à faire croire à chaque vers de ces poèmes.
Sa beauté était celle que Byron chantait lorsqu’il écrivit…
— Souvenez-vous-en, si vous venez seul ici, il y a toutes les chances pour que vous soyez assommé, poignardé, ou cerné d’une façon ou d’une autre. Il faut que vous sachiez que cette partie du monde est interdite — absolument — aux Européens. Faites attention aux marches, et continuons.
La vision s’efface dans les senteurs et l’épaisse obscurité de la nuit, dans des constructions en mauvaises briques, à moitié vermoulues, et un autre entassement de maisons closes.
Nous continuons toujours.
Après un autre plongeon qui nous fait passer d’une cour dans un corridor, nous montons un escalier, et voici qu’apparaît un Vice Gras dans lequel ne se trouvera rien de romanesque, aucune beauté, mais un fond de grossier humour sans bornes.
Elle aussi est toute pavée de pierreries, et sa demeure est même plus belle encore que celle de la précédente.
Elle est plus encore infestée de ces hommes extraordinaires qui parlent si bien l’anglais et qui témoignent tant de déférence à la police.
Le Vice Gras a jadis été l’arbitre de la mode.
Elle dépouilla de son dernier acre un zemmindar Raja, si bien qu’il a fini à la Maison de Correction à cause d’un vol commis pour elle.
Dans l’opinion des indigènes, c’est une femme « monstrueusement bien conservée ».
Sur ce point comme sur quelques autres, les races sont d’accord… pour avoir chacune ses idées propres.
La scène change brusquement, comme si on posait un autre verre dans la lanterne magique.
La Mignonne Iniquité et le Vice Gras défilent en s’éloignant sur un rouleau de rues et d’allées, dont chacune est plus sordide que celle qui la précède.
Nous voici « quelque part » en arrière du Bazar Machua, au cœur même de la ville.
Là, point de maisons, rien que des acres et des acres, à ce qu’il semble, de vilaines huttes en pisé dont la première venue serait une honte pour un village de la frontière.
Tout cet emplacement est admirablement disposé pour les pestes et les incendies et il fait grand honneur à la Municipalité de Calcutta.
— Qu’arrive-t-il lorsque ces souilles à cochons prennent feu ?
— On les rebâtit, répond le Policier comme si c’était dans l’ordre naturel des choses. Le terrain est hors de prix ici.
Raison de plus, alors, pour lâcher sur la Cité un certain nombre d’Haussmanns, ayant pour instructions de construire des casernes pour la population qui n’arrive pas à trouver place dans les huttes, et qui dort en pleine rue, en tenant sur son sein jamais lavé des chiens et des animaux pires, bien pires.
— Voici un café qui a une licence. C’est là que vos domestiques vont s’amuser et goûter les joies du beuglant.
C’est un vaste hangar au toit de chaume, ingénieusement orné de lampes à essence assujetties d’une façon peu rassurante, et bondé de cochers, de cuisiniers, de petits boutiquiers et gens de même sorte.
Jamais trace d’Européen.
Pourquoi ?
— Parce qu’un Anglais qui s’y hasarderait, risquerait sa peau. On ne vient ici que quand on est ivre ou qu’on s’est égaré.
Les cochers de fiacre, ils ont le droit de voter, n’est-ce pas ? ont l’air assez tranquille, accroupis sur des tables ou entassés près des portes pour guigner de l’œil le beuglant.
Cinq malheureuses dépenaillées sont entassées sur un banc, au-dessous d’une des lampes, pendant que la sixième se démène et crie devant la foule impassible.
Elle dit une chanson d’amour, de l’amour tel qu’on le conçoit en Orient, qui dessèche le cœur et ronge le foie.
En cet endroit, les mots qui font si bonne figure sur le papier ont un sens mauvais, affreux.
Les hommes regardent fixement ou dégustent des verres et des tasses d’une sale décoction et la Kunchenee hurle avec un redoublement de vigueur devant la Police.
Ce que la Mignonne Iniquité portait partout sur elle en or et en pierres précieuses, celle-ci le porte en étain et verroteries, et ce qui était une lourde broderie sur la toilette du Vice Gras, est reproduit en double exact de clinquant dépoli, bossué, sur les atours jaunis de la Kunchenee.
Deux ou trois hommes, dont la conscience n’était pas tranquille, se sont esquivés du café dans les labyrinthes des huttes.
Le Policier rit et ceux qui se trouvent près de lui rient d’un air approbateur, comme s’ils y étaient tenus.
C’est ainsi que les lapins ont un rire forcé quand le furet arrive au fond du terrier et se met à faire des vides dans la garenne.
— Les boutiques à chandoo se ferment à six heures. Si donc vous voulez un jour voir fumer l’opium, il faudra y aller avant la tombée de la nuit… Non, non, vous n’y tenez pas.
Le détective se dirige vers la porte entr’ouverte d’une hutte d’où s’exhale l’arôme de la fumée noire.
Ceux des habitants, qui sont en état de décamper, le font aussitôt. Ils n’ont point d’affection pour la police.
Il ne reste plus que quatre hommes couchés, et un debout.
Ce dernier a un ichneumon apprivoisé autour du cou.
Il parle constamment l’anglais.
Non, il n’a pas peur. C’était une réunion privée de fumeurs.
— On ne vient pas pour affaires ce soir. Montrez-nous comment vous fumez l’opium ?
— Ah ! ah ! vous tenez à voir. Très bien, je montre… Hiya, vous, dit-il en donnant un coup de pied à un homme étendu par terre.
Celui qui a bénéficié du coup de pied grogne languissamment et se relève sur son coude.
L’ichneumon, toujours au cou de l’homme, redresse tous ses poils comme un chat en colère, et jacasse à l’oreille de son maître.
La lampe, qui sert pour l’opium, est la seule qui se trouve dans la chambre et éclaire une scène aussi désordonnée qu’un sabbat de sorcières, où l’ichneumon joue le rôle d’esprit familier.
Une voix, partant du sol, dit avec une expression d’infinie lassitude :
— Vous prenez de l’afim comme ceci.
Puis un long, un long silence, et autre coup de pied donné par l’homme possédé du diable, de l’ichneumon.
— Vous prenez de l’afim.
Il prend au bout d’une aiguille à tricoter une petite boule de la substance noire, poisseuse.
— Et vous allumez l’afim.
Il plonge la petite boule dans la lumière qui fait la nuit, et elle s’y gonfle en fumant comme de la graisse.
— Et puis vous la mettez sur votre pipe.
La petite boule fumante est enfoncée dans le fourreau étroit de la pipe à gros tuyau de bambou, et tout le monde se tait, excepté l’ichneumon qui persiste à jacasser d’une voix qui n’a rien de terrestre.
L’homme étendu à terre suce sa pipe, et quand la petite boule aura fini de fumer, il sera à mi-chemin du Nibban[7].
[7] Nirvana.
— Maintenant allez-vous-en, dit l’homme à l’ichneumon. Je vais fumer.
La porte de la hutte se ferme sur une perspective de jambes et de corps sous une lumière rouge.
L’homme à l’ichneumon fléchit, fléchit sur ses genoux, la tête penchée en avant, et le petit démon velu continue à piailler sur sa nuque.
Après cela, l’air fétide de la nuit donne presque une sensation de fraîcheur, car dans cette hutte il fait une odeur de four.
— Maintenant en route pour Colootollah. Passez entre les huttes : ce vice-là se passe de décor.
Aux huttes ont succédé des maisons très hautes, très vastes, très sombres.
N’eût été l’étroitesse des rues, nous aurions pu nous croire à Chowringhi, la nuit.
Une heure et demie s’est écoulée, et nous n’avons jamais passé deux fois par le même endroit.
— Vous pourriez errer toute la nuit dans Calcutta sans traverser une seconde fois la même ligne. Rappelez-vous que Calcutta n’est pas une de vos méchantes petites villes du haut pays où l’on trouve un lakh et demi d’habitants.
— Combien faut-il de temps alors pour la connaître ?
— A peu près la durée d’une vie, et même alors il y a des rues qui vous mettent dans l’embarras.
— Combien de rues un chef de quartier doit-il connaître ?
— Il faut qu’il connaisse, s’il le peut, toutes les maisons, qu’il sache quel est le propriétaire, de quelle sorte sont les habitants, qui ils fréquentent, qui y entre, qui en sort, qui rôde aux alentours pendant la nuit, etc., etc.
— Et il faut qu’il sache cela la nuit comme le jour ?
— Évidemment, pourquoi ne le saurait-il pas ?
— Pour aucune raison que je sache. Seulement, à présent il fait noir comme dans un four, et je serais curieux de savoir où aboutit cette allée.
— Autour de l’angle formé par ce mur sans ouverture. Il y a une lampe. Vous pourrez le voir.
Une ombre voltige hors d’un ravin et disparaît.
— Qui est-ce ?
— C’est un sergent de police qui vient voir où nous allons, en cas d’accidents.
Une autre ombre passe, en chancelant, dans l’obscurité.
— Qu’est-ce que celui-là ?
— Un soldat qui vient du Fort, ou un marin qui vient des vaisseaux, je n’ai pas pu le bien voir.
Le policier ouvre une porte fermée dans une haute muraille et tombe sans cérémonie sur une bande de femmes qui faisaient cuire leur nourriture.
Le sol est de terre battue. Les marches qui conduisent aux étages supérieurs sont d’une noirceur incroyable, et la chaleur est celle d’Avril.
Les femmes se lèvent en hâte, et la lumière de la lanterne sourde — car le Policier a allumé maintenant une lanterne, tout comme si nous étions à Londres, — nous montre six figures hâves, l’une d’une femme à demi indigène, à demi chinoise, et les autres, Bengalis.
— Il n’y a pas d’hommes ici, crient-elles. La maison est vide.
Alors elles ricanent et jabotent, et chiquent du pain et crachent et se sauvent dans les ténèbres de l’escalier.
Trois chambres contiguës ont été réunies en une seule très grande, et il y a là des nattes qui ont l’air d’être alignées. Mais en général un rustre de village est plus somptueusement couché dans une écurie anglaise.
Un cheval renâclerait contre cette installation.
— Un bien joli endroit, n’est-ce pas ? dit le Policier d’un ton jovial. C’est là que les matelots viennent se faire voler et enivrer.
— Il faut qu’ils soient absolument gris avant de venir.
— Non, non ; pas hommes matelots, ee-yah, fait le chœur des femmes, en saisissant au vol le mot qu’elles comprennent, sont partis.
Le Policier n’y prend pas garde, mais il traverse la vaste pièce, où sont les caisses garnies de nattes.
Dans l’une d’elles une femme grelotte.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Fièvre. Malade, très, très malade.
Elle se recroqueville en un tas sur la couchette et geint.
Un tout petit cabinet, noir comme la poix, s’ouvre au bout de la grande chambre, et c’est là que le Policier se plonge.
— Hallo ! qui est là ?
La lanterne s’abaisse, et de l’obscurité sort une main blanche aux ongles noirs.
Quelqu’un est endormi ou cuve sa boisson sur la couchette.
Le rond de lumière projetée par la lanterne se promène tout le long du corps.
— Un marin des navires. Très probablement il sera volé avant le jour.
L’homme dort comme un petit enfant, les deux bras au-dessus de sa tête, et il n’est point laid.
Il est sans souliers, et il a de très grands trous à ses bas.
C’est un blanc pur sang et il a sur les joues la teinte rose vif du sommeil de l’innocence.
La lanterne se détourne, et le Policier s’en va pendant que la femme de la caisse à nattes grelotte et dit qu’elle est malade, très, très malade.