← Retour

La Guyane inconnue: Voyage à l'intérieur de la Guyane française

16px
100%

CHAPITRE VII
DANS LE BOIS. — SOUVENIR

Au dégrad, les deux magasins sont des hangars couverts en chaume et en feuilles de palmier, et non plus en tôle ondulée, comme à Canory. Ils viennent d’être construits, tout au bord de la rivière, trop près, à mon avis, car sur la pente opposée s’élèvent des arbres immenses dont la chute serait désastreuse pour eux. En Guyane, les chutes d’arbres sont très fréquentes ; ils n’ont pas, en effet, de racines pivotantes profondément enfoncées ; leurs racines rayonnent et courent à la surface du sol. Si un coup de vent violent incline l’arbre, celui-ci arrache en se penchant les racines collées à la terre, et tombe, entraînant toutes les lianes qui l’ont escaladé et qui, à leur tour, entraînent les arbres voisins auxquels elles sont également agrippées. Ce sont ces chutes qui rendent parfois dangereuses les courses en forêt, bien plutôt que les serpents et les fauves, qui ont peur de l’homme.

Le site où nous sommes est resserré entre des collines et assombri par les grands arbres, car le déboisement n’est pas achevé. On a hésité sur l’emplacement du magasin qu’on avait entrepris plus en amont, mais l’eau de la fourca était insuffisante pour y arriver facilement. Nous sommes à 150 mètres d’altitude. Ce soir, sous le hangar principal et les carbets voisins, le spectacle est pittoresque de voir la quantité de hamacs suspendus. Vers sept heures arrivent nos pagayeurs, les uns chargés de bagages, les autres amenant les provisions dans un des canots. Ils ont préféré venir voir leurs amis plutôt que de passer seuls la nuit en forêt : les voilà qui font un grand feu pour rôtir le caïman, ou du moins ses parties mangeables. Avant de nous coucher, le chef du dégrad nous offre du pippermint, comme à Canory : il paraît donc que les créoles ont une prédilection pour cette liqueur voyante.

Notre déjeuner du matin se compose d’un rôti de patira, variété du pécari, ou petit porc sauvage, dont la chair blanche rappelle celle du sanglier. Joë nous apporte un peu de caïman, mais il est froid et n’a pas achevé de cuire ; à part cela, c’est de la chair de poisson un peu épaisse. Le petit caïman est meilleur, paraît-il, c’est un régal ; le nôtre n’est plus assez tendre.

Vers onze heures, nous nous mettons en route, Sully, Emma et moi, avec six porteurs pour nos bagages, et un guide. Le sentier est à peine fini, mais il est suffisamment tracé pour qu’on ne puisse pas s’égarer. Nous passerons la nuit au magasin abandonné d’amont. Il paraît qu’il n’y a que six ou sept kilomètres, mais à vol d’oiseau ; cela veut dire deux ou trois heures de marche. Le sentier est affreusement mauvais ; il croise vingt fois la crique, qui est très sinueuse ; on passe sur des ponts branlants faits d’un tronc d’arbre non équarri, qui domine l’eau jaune de cinq mètres et parfois davantage, sans appuie-main, bien entendu. Les noirs et les créoles en ont l’habitude, et leurs pieds nus s’appliquent mieux aux rotondités du bois que nos souliers ferrés. Je passe l’un ou l’autre de ces ponts à califourchon, mais Emma et Sully les passent debout, et cela m’encourage. Je dis à Sully de me couper une perche avec son sabre, j’aurai ainsi un appuie-main. Par malheur, en coupant ma perche, Sully heurte de son extrémité un nid de mouches suspendu en l’air. Plusieurs de celles-ci, furieuses sans doute d’être dérangées, s’attaquent à moi, passent sous ma veste de toile légère et me piquent comme des guêpes. On les appelle des mouches-chapeau, peut-être à cause de la forme de leur nid. Il y en a, paraît-il, de plus terribles, appelées mouches-tatous et mouches-tigres. Je me contente des mouches-chapeau, qui payent de leur mort leur agression. C’est une première expérience des petits désagréments de la forêt vierge, ou du bois sauvage, comme dit Kipling, du bois, comme disent les Guyanais.

Cependant, avec ma perche, je passe debout sans encombre, mais non sans appréhension, le grand tronc d’arbre qui sert de pont. On n’est pas habitué en France à faire des exercices d’équilibre ; on a tort, évidemment, mais la civilisation a envahi même les montagnes et les glaciers ; on paye déjà pour risquer des dangers : en Guyane, ce plaisir est gratuit.

« Pour faire face aux mauvaises mouches, me dit Sully, il suffit de serrer les dents et de se contracter les muscles de la face, sans bouger. Alors elles ne peuvent plus vous piquer. C’est ainsi que les gens du pays les détruisent quand ils en trouvent des nids au voisinage de leurs cases, aux placers, ou quelquefois dans les vieux carbets. Ils s’enduisent la figure avec leur sueur, serrant les dents, contractant leurs muscles, et ils vont empoigner le nid avec leurs mains nues ! Ils le déchiquettent en morceaux, et le jettent au feu sans qu’une seule mouche ose les piquer. La mouche-tigre est la plus terrible. Sa piqûre est venimeuse et fait enfler. » Le voisinage de ces mouches et le passage des ponts dans le vide font que je ne commence pas cette pérégrination dans le bois sans une certaine appréhension de l’inconnu, qui est un charme de plus.

Nous voici au magasin abandonné. Il y a un vaste espace déboisé tout autour. Comme il n’est que deux heures et demie, nous voudrions aller plus loin. Le guide nous dit qu’il y a de vieux carbets un peu en amont ; aussi après quelque repos au soleil, qui est chaud dans cette clairière, nous repartons. Sous la forêt, il fait bon, sans faire frais ; je retrouve avec délice cette température presque voisine de celle du corps humain, où l’on n’éprouve nul besoin de vêtements. Mais le commerce a trouvé qu’il fallait en vendre aux nègres d’Amérique comme d’Afrique, et même aux Peaux-Rouges : ceux-ci y sont les plus réfractaires cependant. Un nouvel exercice d’équilibre sur un tronc bien mince pour sa longueur, et un moment de marche nous conduisent aux vieux carbets. Il y en a deux, et sous l’un d’eux, il y a des mouches-chapeau. Nous nous gardons bien de les déranger, je n’ai pas assez de confiance dans le procédé créole.

L’eau de la crique, à côté de nous, est plus limpide que d’habitude. Un bon bain nous remet de la fatigue du jour, et nous préparons notre dîner. Je dis « nous », comme la servante du curé disait : « Nous confessons. » Mais quand on a un boy comme Sésame, un chasseur comme Sully, une femme comme Emma, il n’y a évidemment qu’à les regarder faire ; on les gênerait en s’agitant comme la mouche du coche. Leur expérience me manque, et je vais rester si peu de temps en Guyane, que je n’aurai pas le temps de l’acquérir.

« Il y a des vampires par ici, dit Sésame, comme un peu partout dans le bois. » Je ne m’en étais pas douté une seule fois pendant nos treize à quatorze jours de rivière. Mais ici ces bêtes sont plus fréquentes, et il faut s’en garantir par une moustiquaire. Nos boys des canots en avaient. Comme je n’en ai pas, je ramène soigneusement sur moi un pan de mon grand hamac à franges, et, là-dessous, j’écoute des histoires de vampires. L’orateur est Sésame, qui travaille à un petit pagara pour y mettre le gibier. Les porteurs sont restés au magasin abandonné et nous rejoindront demain matin, avant notre départ.

Il paraît que le vampire si redouté n’est pas le grand vampire. Celui-ci, qui existe aussi en Guyane, n’est pas dangereux. Le vampire suceur de sang est de la dimension de nos chauves-souris, même plus petit, et leur ressemble exactement. Il aime surtout à sucer le sang des pieds, sans doute parce que c’est la partie du corps la plus exposée des dormeurs ; il est bien rare qu’il touche à la figure, sauf à l’oreille, mais il ne peut faire grand mal à cet organe. Le pis qui puisse advenir, c’est que le vampire coupe une artère, car il arrive que le sang coule fort longtemps après le départ de l’animal, qui n’en suce que très peu, et le dormeur qui ne sent pas la piqûre peut être épuisé pour longtemps par la perte de son sang. Sully cite un créole piqué au nombril et qui faillit en mourir, mais je me demande ici si ce n’est pas la blague créole qui l’emporte. Ce qui est certain, c’est que la morsure au pied est fréquente. Le vampire tournoie d’abord quelque temps au-dessus de la tête de sa future victime pour l’endormir par le frôlement de ses ailes, ou bien pour s’assurer qu’elle est bien endormie, puis il se met à sucer le sang sans causer la moindre douleur. Il paraît que la chauve-souris en ferait autant si elle se trouvait avec des vampires ; ce n’est que l’habitude qui lui manque. A défaut de moustiquaire, on garde souvent une lampe allumée, et cela est indispensable lorsqu’on a du bétail ou des chevaux. Comme nous n’avons ni feu ni lampe, je me couvre autant que possible, et je m’endors en songeant aux blagues créoles, bien que le vampire n’en soit pas une.

Demain nous partirons de bonne heure pour être dans l’après-midi aux criques aurifères. Nous sommes au fond de la Guyane, au milieu de la forêt vierge tropicale, dans un pays qui a sauvagement gardé sa splendeur primitive.

Je ne connais pas de paysage dont la photographie soit aussi impuissante à donner une idée que de la forêt vierge tropicale. Les paysages y semblent être toujours les mêmes, les collines ne sont que peu élevées et les grands arbres les cachent à la vue, le genre de pittoresque de nos pays de montagnes manque totalement. Le merveilleux se trouve être ici dans l’immense variété des essences, des fleurs et des fruits, et dans la vaste étendue mystérieuse, inconnue, qu’on sent autour de soi à grande distance ; dans les bruissements des insectes, des animaux ; dans le souffle du vent au-dessus de sa tête, que l’oreille perçoit, mais qu’on ne sent pas ; dans les rayons du soleil à travers les feuilles, jusque sur le sol toujours humide ; dans les traînées d’eau à travers la forêt et qui, dans la tiédeur de l’atmosphère, font exhaler des odeurs inconnues. Ce sont les troncs géants étendus sur le sol et dressant leurs racines vers le ciel ; d’autres les ont déjà remplacés, sous l’exubérance de la sève tropicale. Ce sont les criques sombres pleines d’eau jaune presque immobile que traversent à tout instant des troncs écroulés facilitant le passage des animaux. Tout cela est dans un demi-jour créé par les cimes feuillues des grands arbres, et si différents qu’ils soient, on ne les distingue que lentement : c’est le bois violet, le bois de rose, l’ébénier vert et l’ébénier noir, le bois serpent, le bois d’encens, je n’en finirais pas, et je préfère les décrire à part. Sur leurs branches, ce sont les mille oiseaux de couleur, des perroquets verts aux aras rouges et aux aras bleus, et, tout à l’entour, c’est la senteur des bois, depuis le parfum de rose, de lilas, d’encens, jusqu’à l’odeur repoussante des fleurs du palmier maho. Devant un tel ensemble, une fête si complète pour tous les sens, la photographie est impuissante. Il faut se borner à dire ce que l’on voit défiler.

Donc, nous partons à sept heures du matin, l’heure régulière où le soleil paraît, et tout de suite nous gravissons une colline qui n’est visible que lorsqu’on y arrive. Puis le sentier décrit une ligne sinusoïdale interminable, aussi bien dans le sens horizontal que vertical, à travers des criques elles-mêmes sinueuses, et des collines tantôt à faible pente, tantôt assez raides, toujours sous l’ombre de la forêt. Après un long parcours horizontal où l’un ou l’autre de nous manque plus d’une fois de s’égarer en cherchant un tronc pour passer une crique, commencent des collines plus hautes. Il nous semble aussi que la direction de l’eau dans les criques, a changé de sens ; elle va maintenant vers le sud, et il paraît, en effet, que ce sont des affluents de l’Inini, et non plus de l’Approuague ou du Sinnamary. Leur gravier est formé de quartz brisé, et voilà aussitôt l’idée qui se présente à nos boys de chercher de l’or dans ce sable ; mais nous n’avons pas le temps de prospecter. A ces criques, l’altitude dépasse deux cents mètres.

Les premières hautes collines, de soixante-dix à quatre-vingts mètres, nous les passons allègrement, bien que le sol soit glissant. La chaleur du soleil ne nous atteint pas ; la température tiède ne nous fatigue pas, malgré notre marche rapide ; mais je reconnais l’avantage de l’ample mauresque qui laisse circuler l’air autour du corps, c’est à peine si l’on transpire. On recommande l’exercice en Guyane, et l’on peut, en effet, s’y livrer sans crainte. C’est aussi le meilleur moyen de combattre l’humidité : la chaleur du corps et le sang en mouvement l’empêchent de pénétrer.

Emma, après plusieurs collines, se plaint d’être épuisée de fatigue ; elle invoque sa mère en gémissant, avec des expressions créoles imagées. Je l’assure que cet exercice lui fera du bien en la faisant maigrir, mais elle ne paraît pas s’en soucier.

Nous passons successivement, dans cette région qui sépare les eaux de l’Inini de celles de l’Approuague, dix collines de soixante à cent mètres et plus de hauteur au-dessus des criques. On appelle cela des montagnes en Guyane. Au total, cela fait vraiment une montagne. Le guide a beau nous répéter : « Plus que trois montagnes, plus que deux montagnes… », nous n’en croyons rien, et nous faisons halte, autant pour manger, car il est midi, que pour laisser reposer Emma. Il y a ici un carbet qui a servi aux déboiseurs du sentier, et nous y faisons notre troisième arrêt, mais les deux autres étaient fort courts, de dix minutes à peine. Nous avons vu défiler des arbres variés : le balata, au grand tronc droit et lisse, qui donne une gomme comme le caoutchouc ; Sully en fait couler en entaillant l’écorce avec son sabre ; puis c’est l’acajou, homogène et sans défauts ; le jambe-chien, formé d’une douzaine de troncs partant de terre pour se réunir à huit ou dix pieds de hauteur ; le patawa et le comou, deux variétés de palmiers noirs, très durs, un beau bois d’ornementation : de ces arbres, l’un s’appelle le lettre-moucheté, il est violet et noir, et l’autre le satiné-rubané, violet-rouge. Leur nom vient de ce qu’on les a employés pour faire des caractères d’imprimerie, à cause de leur dureté. Tous ces palmiers ont des amandes. Voici le palmier maho, dit maho-caca, en créole, dont la fleur, qui jonche le sol, a l’odeur d’un champignon pourri. Chaque fois qu’il s’annonce par son odeur, on se hâte et l’on passe rapidement. Cet arbre est peut-être intéressant, mais il a tort de se permettre une odeur aussi peu civilisée, d’où l’énergique expression créole.

De la plupart de ces arbres pendent des lianes, les unes droites, les autres torses, quelques-unes grosses comme le bras, et même la jambe, assez solides pour qu’on puisse y grimper comme à des cordes. Mais toujours une chose me gêne dans cette course de vingt-cinq kilomètres, à vol d’oiseau, c’est la traversée des criques. Malgré la perche, le takary dont je suis muni, cet exercice d’équilibre me cause chaque fois un moment désagréable. Les troncs sont arrondis, glissants, parfois en train de pourrir ; plus d’une fois, il m’arrive de passer à califourchon, quand même je vois Emma passer le corps bien droit, avec un panier en équilibre sur sa tête. Elle a des pantoufles en caoutchouc, mais elle les ôte pour passer les ponts. Si je triomphais sur le sentier, elle triomphe sur les criques. Sully en a tellement l’habitude qu’il ne quitte même pas ses bottines de chasse ; il va avec précaution tout de même.

Plus nous approchons du but, plus les collines sont hautes. « Plus qu’une montagne, » dit le guide. Les précédentes contournaient plus ou moins les criques, puis montaient brusquement sur le dos arrondi du sommet. Cette dernière n’en finit plus ; on a découpé des marches de géant sur le sol boueux et glissant, et des branches d’arbres les consolident. Mais Emma ne peut les gravir qu’aidée de l’un de nous. Puis ce sont des blocs de granite, qui rompent la monotonie de la forêt. Et ces blocs sont moussus, l’humidité les ronge. Il y a des espaces un peu découverts, la crique devient torrent, même cascade autour des blocs de granite. Le site prend un air romantique rappelant ceux des Alpes suisses. Mais il y a toujours l’ombre de la forêt, et les sapins manquent. C’est plus sombre, plus sauvage que les Alpes, et c’est exubérant de vie, avec des détails trop fins dans la pénombre ; j’admire les maripas aux feuilles lisses et leurs frères aux feuilles épineuses, qui remplissent le sous-bois de leurs formes sveltes.

Dans une éclaircie, apparaissent en plein soleil des sables blancs aveuglants : je reconnais le déboisement, l’œuvre de l’homme ; nous arrivons aux premiers placers. Ces sables sont ceux qu’on a déjà lavés pour en retirer l’or, c’est du quartz, les mines ne sont pas loin. Il est près de deux heures quand nous rencontrons la première équipe de mineurs ; la crique qu’ils lavent s’appelle Nouvelle-France. Il y a exactement six semaines que nous avons quitté la vieille France. Le placer sur lequel nous nous trouvons s’appelle Souvenir.

Placer Souvenir. — Comme il est encore de bonne heure, nous avons le temps de visiter l’une ou l’autre des quatre criques qui sont en exploitation en ce moment. Mais auparavant nous allons nous annoncer au chef de l’établissement Nouvelle-France. En Guyane, on appelle établissement l’agglomération des huttes où habitent les mineurs, au point le plus favorablement situé pour centraliser l’exploitation d’un certain nombre de criques. Les criques, comme je l’ai dit, sont des cours d’eau. On déboise, à l’endroit choisi, un espace assez grand pour y construire cinquante ou soixante huttes, ou davantage, suivant l’importance du champ aurifère.

L’établissement se trouve ici au bord de la crique principale et s’étend en pente ascendante assez forte sur le versant d’une colline. Il est à trois cents mètres d’altitude. Le village a de petites rues rectangulaires, séparant les huttes couvertes en chaume et feuilles de palmiers ; les parois des huttes sont faites d’un entrelacement à jour, en longues lamelles de bois dur, légèrement flexible. La hutte directoriale, située au sommet du village, est un peu plus grande que les autres, mais c’est tout ce qui la distingue. Au lieu d’une ou deux chambres, elle en a trois : celle du milieu, entièrement ouverte de face et d’arrière, sert de salle à manger. Une véranda, ou plutôt une galerie, abritée par l’auvent de la toiture, fait face au village. Les deux autres chambres sont des chambres à coucher. Deux petites huttes voisines servent de cuisine et de salle de bains.

Il n’en faut pas davantage pour se loger à un directeur de placers. Celui-ci, M. Lacaze, est si actif à sa besogne qu’il en oublie de manger. Il attache beaucoup moins d’importance à sa nourriture qu’à la quantité d’or qu’il trouvera au bout de sa journée. Aussi il est fatigué, et il a besoin d’aller passer un mois ou deux à Cayenne.

Il est en train de dîner ici avec ses quatre chefs de chantier. Tous se lèvent, nous serrent la main, et c’est à qui se montrera le plus obligeant. De la galerie, nous dominons tout le village de huttes ; au fond, dans la crique, apparaissent les tas de sable lavés, éclatants de blancheur, et se prolongeant au loin entre les pentes couvertes de bois immenses. C’est pittoresque, mais ici encore la photographie ne saurait rendre l’étendue de la perspective ; la seule vue pittoresque serait celle du village, dont les cases se serrent comme étouffées dans cet océan de grands arbres qui recouvrent le pays tout entier. Cependant l’espace a été un peu déboisé au delà des cases pour permettre de faire quelques plantations de manioc, la nourriture favorite des Guyanais, qui la trouvent moins échauffante que le maïs et même que le pain.

Pour la nuit, on nous offre des lits : ce sont des planches avec un peu d’herbe par-dessus, et je regrette mon hamac. Le souvenir de mes nuits en Sibérie me fait penser que je m’habituerai vite à ces planches. Un ennui plus grave, c’est qu’il y a des vampires, et qu’il faut garder à côté de soi une lampe allumée.

Le lendemain, nous prospectons diverses criques et chantiers en travail, et je puis constater que dans les parties non encore exploitées, le chef de l’établissement n’a point exagéré la teneur en or, du moins pour les premiers mois à venir. Les batées de prospection sont fort belles. Il semblerait que ces créoles exubérants dans leurs expressions de façon à rendre incroyable ce qu’ils disent, ne le sont plus dès qu’il s’agit d’une chose sérieuse, comme ces prospections qui sont la garantie de l’avenir et la raison d’être de l’exploitation. L’avenir à longue distance est plus difficile à prévoir, car les criques s’épuisent rapidement ; il faut donc en chercher sans cesse de nouvelles dans la région.

Nous avons à déjeuner un ananas frais, cueilli devant la maison ; il est délicieux. Il paraît que l’ananas des bois, qui est rougeâtre, a plus de goût encore, bien qu’il soit un peu moins fin. La fraise n’a pas plus de parfum, et je comprends fort bien qu’on compare l’ananas à une fraise géante ; il est aussi tendre, et n’a pas ces fibres ligneuses que nous connaissons dans l’ananas de conserve.

Nous partirons, après midi, pour l’établissement central du placer Souvenir. En route, nous prospectons deux criques qu’on tient en réserve pour l’avenir. Le directeur général du placer, M. Beaujoie, est venu nous rejoindre. Bien que souffrant de la fièvre, il est plein d’entrain. C’est un vieil ami de Sully, et l’on ne cause plus qu’en créole. Je ne trouve plus moyen de parler français.

Il y a de grosses montagnes à traverser pour aller au Central, des pentes raides et glissantes interminables ; ce pays est une série de bosses, dont l’une commence quand à peine l’autre est finie. Les sommets ne sont pas longs ; la descente suit de près la montée ; les rocs sont fort rares : on ne rencontre que des blocs isolés, des restes d’éboulements ; par contre, les troncs écroulés sont fréquents et obligent à des détours incessants.

Notre prospection est heureuse ; nous y passons près de deux heures, et puis nous reprenons notre course pour arriver à cinq heures et demie au Central. Nous avons vu en route le muscadier et cueilli des noix muscades. Leur seul avantage, pour nous, est de compléter ce qu’il faut pour une marquise, ce mélange exquis de champagne, de vanille et de citron. C’est une excellente boisson après une course. Les mineurs ne s’en privent pas. Après tout, quand on gagne de l’or, il faut savoir s’en servir.

Nous sommes toujours à 300 mètres d’altitude, et l’établissement central a le même aspect que celui de Nouvelle-France, mais il y a davantage de plantations : manioc, canne à sucre, maïs, bananes et patates. On est si loin de tout ici ! Il faut quatre semaines pour venir de la côte au placer par la Mana. Le trajet par l’Approuague, nouvellement découvert, raccourcit de dix à douze jours. M. Beaujoie est un homme prévoyant. Il y a déjà plusieurs années qu’il a commencé ses plantations.

Sur la galerie de la case directoriale, on jouit d’une vue un peu plus étendue qu’à Nouvelle-France. On distingue, à peine esquissées, il est vrai, les croupes de trois collines, la dernière en arrière des autres, ce qui élargit la perspective ; elle est tout de même bien bornée.

L’endroit, avant de recevoir le nom qu’il porte, s’appelait Bouche-Coulée. C’est une expression créole appliquée à une histoire que voici brièvement. Le premier exploitant de ce terrain n’avait pas pris de précautions suffisantes pour le délimiter. Lors du bornage officiel, il se trouva dépossédé par son voisin plus habile, le possesseur actuel. Furieux, il demanda à celui-ci une indemnité d’un million de francs. On ne se douterait pas que la vie dans les bois met en jeu des sommes si imposantes. Le procès, perdu à Cayenne, alla jusqu’en cassation et là encore l’arrêt fut contraire à l’ancien exploitant. Il perdit tout, terrain et indemnité, et en fut si stupéfait que la bouche lui en coula. L’expression créole, vigoureuse et imagée, traduit bien le désappointement ébahi. Cette langue a bien d’autres trouvailles heureuses, qui vaudraient d’être notées.

Nous passons une huitaine de jours ici à visiter les chantiers et à faire des prospections. La seule chose déplaisante est le voisinage des vampires la nuit. Il faut une lampe, car je n’ai pas de moustiquaire. Or, la lampe attire les moustiques, et ceux-ci empêchent souvent de dormir. Je ne puis suspendre mon hamac, car la chambre n’est pas assez grande. Cependant on a augmenté ma ration d’herbe séchée pour adoucir mon lit et je finis par y dormir confortablement, bien qu’avec un casque sur ma figure, pour écarter ces ennuyeux vampires.

La crique principale renferme des blocs de quartz, quelques-uns aurifères. A la jonction d’une crique latérale, il y a des quartz à veines jaunes et bleues extrêmement riches en or. La colline qui sépare ces deux criques est parsemée de blocs de quartz, mais le sol est formé de roche décomposée, jusqu’à une grande profondeur. Des fouilles, profondes de plusieurs mètres, ne rencontrent pas la roche solide intacte.

J’ai la chance de n’avoir presque pas d’averses pendant mes prospections. Mais la pluie prend sa revanche la nuit, et la lune approche de son plein ; on dirait donc que la pluie suit la lune, suivant le dicton créole. Le soir, nous prenons un tub d’eau parfumée aux herbes aromatiques et tiède. Il faut cela quand on se fatigue ; en Guyane plus qu’ailleurs, la propreté c’est la santé.

Chargement de la publicité...