La Guyane inconnue: Voyage à l'intérieur de la Guyane française
CHAPITRE IV
LE SAUT MACHICOU
A midi, nous sommes au dégrad, c’est-à-dire au point de débarquement du saut Machicou : nous y trouvons quelques boschs ou boschmen qui transportent des marchandises. Les boschmen sont les nègres de la Guyane hollandaise. Ils ont une majestueuse allure, ce sont des types superbes, bien que leurs jambes soient un peu courtes. En les regardant, on se demande si la race blanche est la plus belle. Avec leurs poitrines bombées et leurs biceps énormes, ils sont d’excellents pagayeurs et porteurs de fardeaux. Ici, ils transportent leurs marchandises par terre, car le Machicou est infranchissable aux canots chargés, surtout à la montée.
La première partie du saut forme une chute de deux mètres : pour la passer, les canots déchargés font un grand détour derrière une île. Il y a beaucoup d’îles, et l’habileté consiste à trouver entre ces îles les meilleurs passages. Le Machicou est formé de sept chutes successives, dont la première et la dernière, les plus étroites, sont les plus difficiles : nous irons de l’une à l’autre par un sentier en forêt.
Nous restons sur le rivage, abrités par de grands arbres penchés sur l’eau. Il tombe des averses torrentielles, l’humidité pénètre jusqu’au cœur des plantes et des fleurs. De beaux lis blancs, à peine ouverts, pendent lamentablement. Des fruits à peine mûrs tombent à terre pour pourrir.
Pour fêter notre arrivée ici et vaincre l’humidité, nous vidons deux bouteilles de Champagne, et les plus adroits de nos boys savent s’en faire verser un verre. Les boschs sont impassibles dans leur stature massive.
Les sept chutes du Machicou pourraient fournir plusieurs milliers de chevaux. Ce sera une ressource pour l’avenir de la Guyane. Je vois déjà un chemin de fer électrique allant d’ici aux placers du haut Approuague, de la Mana et de l’Inini. En attendant, on pourrait peut-être venir jusqu’ici en chaloupe à vapeur. Il suffirait de faire creuser un chenal au Mapaou et de le baliser.
Nous profitons de cet atterrissage pour faire un tour en forêt, et terminer la journée par un repas de gala, dont le menu contraste avec la sauvagerie de la forêt, et notre entourage de naturels boschs et créoles. Ce menu se compose d’un poulet (nous en avons pris trois ou quatre chez M. Chou-Meng, au départ en canot), d’œufs à la coque, d’une soupe aux pois et au Liebig, de poisson et de riz au sucre préparé par Emma. Le dîner a été précédé d’un punch au rhum, arrosé de médoc, et couronné par du champagne. Voilà de quoi braver la fièvre pour huit jours. Nous finissons de dîner avant l’arrivée des moustiques que la nuit nous ramène, ils eussent gâté notre festin.
Il ne nous faut guère que quarante minutes le lendemain matin, pour remonter à pied les chutes du Machicou. En ligne directe, il n’y a pas deux kilomètres, mais il y a les détours ; le sentier erre à travers la forêt, sous l’ombre épaisse et humide, entre des palmiers hérissés de piquants et à travers des flaques d’eau où l’on enfonce jusqu’au genou. Le sol n’est que de la boue et de la roche décomposée, d’une profondeur qu’on devine considérable ; c’est pour cela qu’il est si facile d’y planter des carbets.
Au sommet du saut, il y a toute une série de carbets où campent les boschs ; ici nous avons le temps de les examiner en détail. Sur leur peau noire, au cou, dans le dos et sur la poitrine, aux cuisses et aux jambes, ils portent des tatouages en relief. Ce n’est pas de la peinture, ce sont des dessins symétriques, des lignes, des cercles et des festons formés par des centaines de boutons allongés de peau plus noire, en saillie. Ils obtiennent ce résultat en se piquant, soulevant la chair et mettant au-dessous un corps dur qui la tient gonflée. Cette explication m’est fournie par un de nos boys, car les boschs ne parlent pas créole, mais seulement leur idiome et un peu le hollandais. Il y a avec eux deux gamins de sept à huit ans, et un tout petit de moins d’un an. Le bébé est porté par sa mère, suspendu devant son sein où il puise à volonté. Si ce poids échauffe trop la mère, elle plonge dans l’eau son rejeton jusqu’à ce qu’il soit évanoui, puis lorsqu’elle le reprend, il lui procure de la fraîcheur pour quelque temps. Le bébé ne s’en porte pas plus mal, paraît-il. Avant deux ans, on jette à l’eau les enfants pour commencer leur apprentissage de la rivière ; on les jette de plus en plus loin pour les faire nager. A sept ans, on les jette dans les sauts et les rapides pour qu’ils apprennent à s’en tirer. Voilà une éducation soignée ; aussi, avec ce genre d’exercices, ils sont à vingt ans rompus à tout, et ont des poitrines et des muscles à faire l’admiration des sculpteurs.
Pendant cette matinée, nos pagayeurs ont fait passer aux canots vides les six premières chutes, et ils ont porté les bagages et les provisions en amont de la septième. Celle-ci est la plus difficile, et il est midi quand ils commencent à l’entreprendre ; elle a environ cent mètres de longueur et quatre à cinq de hauteur. D’une sorte d’observatoire naturel, hissé entre des branches au-dessus d’un rocher à fleur d’eau, je vais voir comment ils s’y prendront. Ce n’est pas une petite opération, il faudra trois heures pour la mener à bien.
Les takarys, les cordes, les pagaies, tout est mis en jeu. Les huit pagayeurs et les deux patrons sont tous occupés à passer un seul canot à la fois. Tous sont dans l’eau ou à la nage, sous des averses torrentielles, travaillant ou combinant. L’un ou l’autre passe un grand moment assis sur un rocher à regarder les autres. Le plus agile et le plus infatigable est bien mon jeune Indien, l’eau est son élément. C’est dans ces circonstances qu’on peut juger du coup d’œil, de la force et de l’adresse : la rivière a ici soixante à quatre-vingts mètres de largeur, et elle est hérissée de rochers. Tout à coup le canot, que tous hissent à force de bras sur une roche, leur échappe et recule de plus de soixante mètres ; un des hommes a gardé sa corde par bonheur, et en la filant, le retient peu à peu, mais c’est une demi-heure de perdue, un travail à refaire.
Ils font tout ce travail sans avoir mangé. Je les en admire, cependant je trouve qu’il eût mieux valu hisser les canots par terre. Il paraît que les boschs ont fait ainsi pour les leurs. La distance est bien plus courte et si la pente est bien plus forte, il n’y a pas la résistance de l’eau, et les rochers sont dangereux. Il serait si simple d’avoir ici un petit treuil à bras pour faciliter encore le travail.
Nous coucherons ici, car les boschs sont partis laissant leurs carbets vides ; peut-être nos boys escomptaient-ils ce répit dans leur pagayage ! Nous pêchons à la dynamite, mais les boschmen ont déjà pêché ce matin et notre résultat est faible. Les boschs pêchent en frappant l’eau avec une liane odorante qu’ils appellent la liane enivrante ; elle étourdit le poisson qui vient flotter à la surface et qu’on prend vivant, à la main. Il paraît que le tapir, le maïpouri des créoles, se sert aussi de cette liane pour pêcher, mais son procédé est plus curieux. Après s’être bourré de cette liane, il salit l’eau de sa fiente. Le poisson en est empoisonné, remonte à la surface, et le tapir le dévore. Cet animal, très abondant en Guyane, vit presque autant dans l’eau que sur la terre.
Avant d’aller dormir, je fais un tour dans le bois. C’est un rêve que la forêt tropicale. Que d’enfants et de jeunes gens auraient une joie intense à jouir de ces prodigieux espaces libres où la flore et la faune sont si variées et si puissantes ; c’est le bois enchanté, on s’y retrouve l’homme primitif, le sauvage enfant du bois sauvage ; le sol est humide, les buissons ruissellent, les palmiers s’élancent élégants et droits ou hérissés de longues épines, arquant leurs immenses feuilles sous lesquelles se blottissent les serpents. L’inconnu mystérieux et terrible, c’était et c’est encore tout le secret du bois sacré, et déjà en Guyane il a beaucoup plus de mystères que de terreurs.
Le lendemain, 9 février, sixième jour de notre voyage en canot, la matinée se passe à pagayer vigoureusement pour réparer le temps perdu la veille. Nous déjeunons dans les canots, évitant d’atterrir. A travers l’ouverture arrière de mon pomakary, L’Admiral me fait passer des aliments variés, des œufs à la coque, cuits au moyen d’une lampe à pétrole ; du riz froid ; un siphon à sparklets. Le riz me rappelle le kacha russe que je mangeais, il y a moins de six mois, à Tiutikho, près de Vladivostok, où je faisais des prospections de mines. Un Coréen me préparait le kacha, il parlait des préparatifs de guerre des Japonais.
A cinq heures et demie, nous accostons le rivage près de la crique Coui pour y passer la nuit. Ce mot crique veut dire ici une rivière, un cours d’eau ; il traduit le mot anglais creek qui, partout où il y a des alluvions aurifères, désigne un cours d’eau quelconque. Nous n’avons pas fait autant de chemin que nous aurions voulu ; le courant de l’Approuague augmente de vitesse à mesure qu’on le remonte, la largeur diminue, sans peut-être que la pente change ; les bords sont toujours plats.
Cette nuit, bercé par les averses, dans mes intervalles de sommeil, j’écoute les bruissements, les murmures de la forêt, essayant de les comparer à ceux de Siegfried, de Robin des Bois, et, par analogie de situation, à ceux de l’Africaine, lorsque Vasco décrit le Paradis sorti de l’onde. C’est un paradis terrestre, cette forêt vierge immense sous ce climat tiède et humide, où l’on n’a, semble-t-il, qu’à se laisser vivre. Ces mystérieux bruits de la forêt, ce sont ceux des insectes, des serpents, des oiseaux, des singes, des tigres, qui, tous aux aguets la nuit, épient le danger ou chassent leur proie. C’est la lutte des êtres pour leur existence, chaque cri cache peut-être une angoisse, une terreur, celle de l’insecte pour l’oiseau, de l’agouti pour le serpent. C’est le fruit qui tombe, secoué par le singe, le poisson qui plonge entendant le tapir. L’homme même, s’il n’éprouve aucune crainte, se défend contre le moustique, le vampire, la chique, les plus petits êtres. Ce murmure complexe est bien loin vraiment de ces fantaisies musicales que j’évoquais tout à l’heure ; seule peut-être la Gorge-aux-Loups, avec ses appels de chouettes, donne-t-elle le même genre d’impression, celle d’un mystère alarmant. Quant à la pluie, ces grosses gouttes tombant des arbres, suivies de torrents d’eau en rafales, ce serait bien l’orage de la Pastorale. Mais quel réveil plein de soleil leur succède !
J’en suis là de mes rêveries, au milieu de la nuit, quand j’entends une sorte de hurlement. A demi éveillé, je demande : « Qu’est-ce que c’est ? — Un tigre », dit un des boys. Ce mot me réveille tout à fait, mais je me rappelle les blagues créoles. Comme personne n’a l’air de remuer, je me rassure et me rendors. D’ailleurs, le tigre, le puma guyanais, n’attaque jamais l’homme ; il préfère l’agouti.
A sept heures du matin, nous repartons par un léger brouillard. La rivière, plus étroite qu’auparavant, entre les arbres qui y plongent leur ramure, et sous la buée légère, me donne une impression de paysages humides et vaporeux d’Irlande ; là-bas aussi, il fait humide et la sève est exubérante. Mais ici, en Guyane, l’effet est inattendu. Aux arbres pendent des lianes torses et des lianes-cordes tombant de cinquante mètres de hauteur ; des singes y grimpent, elles porteraient même le poids d’un homme. Il paraît que les bois guyanais sont d’une dureté supérieure à tous les nôtres ; quelques troncs sont si pesants qu’ils plongent sous l’eau et encombrent le fond des rivières. Je n’aurais pas cru qu’un climat chaud et humide, où la végétation est si rapide, puisse produire des bois si durs. On s’attendrait plutôt à ne trouver en Guyane que des bois mous et spongieux.
A une heure et demie, nous sommes au petit saut Canory. Nous en passons la première partie en sautant à pied d’un rocher à l’autre, et traversant quelques bras du courant presque à la nage pour décharger les canots que les boys ont de la peine à hisser. Ces rochers sont des granites striés avec des arêtes dures presque coupantes. Il faut les sauter avec précaution. Nos boys ont la plante des pieds durcie à souhait pour ces manœuvres, et pourtant ils s’y prennent avec des mouvements prudents de chats qui craignent d’effrayer des souris.
La seconde partie du saut étant également pénible si l’on ne décharge pas les canots, nous la faisons à pied par un sentier qui passe sur quelques rochers glissants, puis descend dans la forêt sur le sol inondé. Déjà trempés, une averse guyanaise, une trombe d’eau nous achève comme si le feuillage des arbres n’existait pas. C’est un vrai bain, et je ne regrette pas d’avoir laissé mes souliers sous le pomakary du canot, ils sont plus au sec. Rien de plus simple, une fois rembarqué, que de changer de mauresque. J’ai dit, je crois, que L’Admiral en a tout un stock, et de toutes les couleurs. Ce vêtement est idéal dans ce pays. « Il ne vous manque, dis-je à Sully, que quelques mauresques aux couleurs d’Arlequin et de Polichinelle, pour danser sur les rochers. Ce serait pittoresque et imprévu dans une photographie. »
Les blagues se croisent et excitent la faconde de M. Dormoy. Il dit que nos mauresques rouges effrayent le gibier, même les serpents. Il prétend qu’il a vu de grandes couleuvres (c’est ainsi que les créoles appellent le boa constrictor), qui se réunissaient de façon à faire des ponts entre les îles du fleuve, et des animaux leur passaient sur le corps pour franchir l’eau. D’autres sont si grosses qu’elles surgissent comme des îles au milieu du fleuve. Ce qui est certain, c’est qu’il en est de douze à seize mètres de long et de la grosseur d’un baril (un petit baril, je pense). L’une d’elles a étouffé, un jour, près de Cayenne, un homme à cheval. Une autre fois, la nuit, dans le bois, un homme portait une lanterne pour aller chercher un camarade égaré ; une couleuvre lui tomba sur le dos, l’enlaça, et il ne dut son salut qu’à son couteau de poche qu’il réussit à tirer et avec lequel il scia la couleuvre en deux. Un gendarme vit un jour son pied avalé par une couleuvre jusqu’au sommet de la cuisse ; heureusement il put alors la tuer et retirer son pied. M. Dormoy est si convaincu qu’il nous convainc aussi, du moins pendant qu’il pérore, mais les pires blagues parmi les précédentes ne sont pas de lui, je dois le reconnaître.
A trois heures et demie, nous sommes au pied du Grand Canory, et à soixante-dix mètres au-dessus du niveau de la mer. Les mugissements de l’eau sont autrement violents ici qu’au Mapaou et au Machicou ; nous arrivons au plus grandiose spectacle de la Guyane française, et il vaut d’être décrit. C’est pour nous la mi-chemin du voyage en canot.
La rivière fait un brusque détour et nous avons devant nous des cataractes écumantes, quelque chose comme la chute centrale des grandes eaux de Versailles, mais à l’état sauvage, beaucoup plus vastes, plus élevées, plus larges. Les degrés sont faits de rochers irréguliers et tourmentés sur lesquels se penchent les grands arbres, couvrant les pentes des collines qui montent de chaque côté. Ces cataractes s’étendent sur deux cents mètres de longueur et trente mètres de hauteur. C’est un amoncellement de débris de granite en blocs et boulders à travers lesquels les eaux tourbillonnent.
Naturellement, il est de toute impossibilité pour les canots de remonter un pareil torrent. Il faut les décharger à côté d’autres canots boschs, qui viennent de déposer leurs chargements le long des collines de la rive droite du Canory. Nous allons être obligés de demeurer ici toute une journée ; nous ne serons pas fâchés de la passer à terre et d’aller contempler de près, si c’est possible, les cataractes de ce fameux Grand Canory. Ce joli nom est, paraît-il, d’origine indienne ; « il n’a aucune signification, » dit Ernest, de sa voix quelque peu nasillarde.