La Guyane inconnue: Voyage à l'intérieur de la Guyane française
CHAPITRE IX
DÉPART DE SOUVENIR
Sully-L’Admiral, puis Emma, prennent la fièvre ; une fièvre ordinaire, sans gravité, mais pénible. Je reste indemne, mes courses me valent seulement une forte courbature, un certain soir ; on sent dans ce climat le danger de l’humidité. Il faudrait un médecin pour chaque groupe de placers, ou du moins un homme ayant l’habitude des maladies courantes, et un petit hôpital. Cayenne est trop loin, soit pour y envoyer un malade, soit pour en faire venir un médecin. Emma et Sully se soignent mutuellement avec quelque succès, mais ils éprouvent le besoin de changer d’air.
Ce n’est pas que l’on ne puisse vivre assez confortablement ici, seulement il faut se montrer exigeant, quand on est chargé d’un placer. Le gibier abonde et il y a un chasseur indien, un vrai Peau-Rouge, avec sa femme et ses deux enfants ; ceux-ci ont la fièvre en ce moment, et les parents ne paraissent pas très solides non plus. Ils nous apportent un agouti et un acouchi, sortes de lièvres, qui font une heureuse diversion à notre ordinaire où le pécari reparaît trop souvent. M. Beaujoie fait ce qu’il peut, mais il est trop facile à contenter. Ce n’est pas tout de faire de l’or, il faut soigner sa santé. Ne se vantait-il pas d’avoir deux caisses de champagne ? Sully fait le tour de son unique armoire et découvre deux bouteilles, qui nous étaient déjà destinées. La blague créole se tourne contre elle-même avec M. Beaujoie. J’admire sa belle humeur, quand il a l’air visiblement éprouvé par la vie des bois ; il a le moral plus robuste encore que le physique, car il y a fort longtemps qu’il tient tête aux fatigues qu’il endure.
Il paraît qu’il existe dans la région, mais surtout plus au sud, sur l’Inini, etc., une maladie plus sérieuse que la fièvre et qu’on appelle l’enflure. Elle provient de l’excès d’anémie auquel conduit la fièvre, et c’est une conséquence presque fatale de la vie trop prolongée des bois. L’enflure intérieure guérit rarement ; si elle est extérieure seulement, les Indiens et les créoles savent la réduire, mais ensuite il est indispensable que le malade parte pour l’hôpital de Cayenne. Beaucoup de gens confondent l’enflure avec le béribéri, maladie connue des nègres de l’Afrique, comme aussi des Japonais.
Nous regrettons que M. Beaujoie ne puisse nous accompagner à son dégrad sur la Mana pour aller de là aux autres placers ; mais c’est la fin de la semaine, et sa présence est nécessaire à l’établissement central pour recevoir les productions d’or des quatre établissements détachés. Ces détachés sont Nouvelle-France, qui produit en ce moment près d’un kilogramme d’or par jour, puis Acajou, Kilomètre et Principal. Ces derniers, les plus anciennement exploités, ont trop d’eau pour produire beaucoup d’or, en cette saison : ce sont plutôt des criques d’été. Le chemin qui y conduit est aussi accidenté, sinon davantage et plus long, que celui qui va de Nouvelle-France au Central. Ce sont des séries interminables de collines escarpées à gravir et à redescendre. Le sentier qui descend au dégrad sera long, mais plus facile.
Quand on a eu la fièvre ici, elle revient trop fidèlement. Sully l’a eue à l’Inini, et au contesté brésilien où il a longtemps séjourné ; il a toujours payé de sa personne dans les cas difficiles, étant l’homme de ressources à qui l’on s’adressait de préférence. Il a accompli des prospections fatigantes, durant des mois, en forêt, avec quelques hommes, le strict nécessaire comme provisions, exposé à ces émanations qui se dégagent du sol et des bois quand on y touche. C’est là surtout la cause de la fièvre, les miasmes putrides. La santé ne suffit pas pour résister, il faut avoir l’énergie de ne pas se négliger. On est trop exposé à s’attacher obstinément au but matériel que l’on poursuit, pour ne plus songer à ses besoins. Le régime tiède et humide de la Guyane débilite vite, si l’on n’a pas une nourriture abondante et saine, car on se fatigue physiquement. Ceux qui périssent sont ceux qui ne se soignent pas, mais la fièvre est inévitable lorsqu’on fait un séjour un peu long dans le bois.
Quand nous partons de Central-Souvenir, Sully n’est pas encore bien remis, et il porte les compresses d’Emma. M. Beaujoie nous quitte au premier détour du sentier, nous disant que nous avons environ trente kilomètres à faire jusqu’au dégrad. Cela représente bien sept à huit heures de marche. Nos porteurs filent en avant ; l’un deux porte sur la tête une caisse de quartz riches choisis à Souvenir. Le temps s’est un peu rafraîchi depuis quelques jours : il tombe chaque après-midi des averses torrentielles, comme il n’en tombe qu’en ces climats humides ; c’est pour les éviter dans la soirée que nous partons de bonne heure.
Nous suivons d’abord la crique aurifère et, sur plus de quinze cents mètres, nous retrouvons les fouilles de prospection de M. Beaujoie ; il ne s’est pas vanté en nous exposant son travail. Je constate ici encore que l’exubérance créole dans le langage disparaît dès qu’il est question de travail. Les créoles en savent trop la valeur, car ils la payent par l’expérience à leurs dépens, soit qu’ils travaillent pour leur compte ou pour celui des autres.
Le sentier est très mauvais. On l’a abandonné depuis quelque temps pour faire les charrois par la voie de l’Approuague, non pas celle que nous avons suivie, mais une autre plus longue, qui, à son tour, sera abandonnée pour la nôtre. Dès qu’un sentier cesse d’être foulé en Guyane, il est vite envahi par les plantes, et coupé par les troncs écroulés ; on le perd à chaque instant. Mais le plus désagréable, c’est le passage des criques : les troncs d’arbres qui servent de passerelles, ont pourri, ou sont tombés ; il faut passer dans l’eau. D’abord, pour éviter de la sentir barboter dans mes chaussures, je les quitte aux premières criques. Cette opération répétée devient fort ennuyeuse et j’y renonce.
Sur les criques larges et profondes, les troncs ont subsisté à cause de leur grosseur, mais il n’y a pas d’appuie-main ; mon takary est trop court pour toucher le fond, et je passe sans honte à califourchon, malgré l’humidité qui suinte du tronc. La mauresque peut tout supporter, il est si facile d’en changer.
Sully tue un agami, la pintade des bois, pour me le montrer, et aussi pour notre dîner. Tandis qu’il m’explique ses mœurs, arrêté sur le sentier, il paraît, c’est Emma qui nous le dit ensuite, qu’un serpent se dresse derrière nous, à deux ou trois pieds au-dessus du sol, nous considère en tirant sa langue et l’agitant, puis se replie sur lui-même et part. C’est nous qui sommes les bêtes curieuses de la forêt, mais aussi les plus dangereuses. Sésame, à son tour, fait partir une volée de pintades, et en tue deux ; il a voulu nous accompagner au dégrad avant de s’installer à Souvenir.
Cette marche en sentier à demi disparu sous la forêt, va durer huit heures, avec un petit arrêt pour manger. Nous n’avons à essuyer qu’une petite averse. A mesure que nous approchons du but, je sens, chose curieuse, ma fatigue s’évanouir ; et, me rappelant le joli sentier des mines du Tiutikho en Sibérie, seul en avant, j’entonne à pleine voix (tout le monde a de la voix) un air russe qui évoque si bien les forêts sauvages : le chant des Variagues, les anciens conquérants russes, dans Sadko. Je croyais que l’humidité de ce pays devait gâter la voix, mais au contraire, elle sort avec une limpidité plus grande. Je devrais pourtant m’être aperçu que la voix des oiseaux guyanais est d’une pureté merveilleuse en même temps que d’un timbre éclatant. C’est qu’ils s’agitent constamment, et, dans mon cas, c’est peut-être que j’ai fait beaucoup d’exercice aujourd’hui. Il n’est rien de tel que de faire usage de ses membres pour les assouplir. La Guyane est un champ d’expériences à faire, on ne connaît ni le pays ni le climat.
Nous arrivons au dégrad à quatre heures du soir, et nous y trouvons deux canotiers et un pilote qui nous attendent depuis trois jours pour nous conduire au placer Saint-Léon. Si nous n’étions pas arrivés aujourd’hui, ils repartaient demain matin. Nous avons de la chance que Sully ait pu dominer sa fièvre ce matin ; en route, elle a fini par disparaître complètement. Notre arrivée à ces vieux magasins reste un souvenir heureux, car j’y suis arrivé en chantant et sans m’en douter. Dans le bois, on ne voit rien à distance, et cela permet les surprises.
Je vais pendre mon hamac dans un grand hangar vide, mais que nos porteurs commencent déjà à occuper. Sully prend la case de l’ex-chef magasinier ; il a besoin de repos ; en état de fièvre, la marche fatigue davantage ; en outre, il n’a qu’un hamac, large il est vrai, pour lui et Emma ; l’un couche à la tête, l’autre aux pieds, aucun ne peut reposer confortablement, et un lit, même dur, vaut encore mieux. Avant de nous coucher, nous dévorons les agamis tués par Sésame. Ils auraient gagné à être préparés par Emma, mais celle-ci aussi est fatiguée de sa trentaine de kilomètres. La femme doit suivre son mari, dit le précepte ; voilà dix ans qu’Emma suit Sully dans ses expéditions de Guyane et du Brésil, et elle le suit à pied, fort souvent. C’est une femme fidèle. Serait-il vrai que la femme donne, en général, plus qu’elle ne reçoit, et qu’il ne dépendrait que de l’homme de trouver le bonheur à côté d’elle, tandis qu’il le cherche ailleurs ?
Nous pensions nos courses à pied terminées ; mais il paraît que non. Ce n’est pas l’eau qui manque dans la Mana, mais son lit est obstrué de troncs d’arbres depuis qu’on le néglige. Les canots n’ont pu monter plus haut que le dégrad inférieur, à sept kilomètres de celui où nous sommes. Nous partons donc à six heures et demie du matin, avec une tasse de café pour tout déjeuner, car les porteurs sont en avant avec les provisions. On m’avait dit qu’en Guyane il ne faut jamais se mettre en route sans s’être lesté l’estomac par un solide déjeuner, un kibiker, comme disent les créoles. Ce matin, le kibiker se serait borné au café si je n’avais réclamé, et Sully, en homme pratique, découvre en son magasin, une boîte de lait condensé qu’Emma fait cuire en un clin d’œil.
Le chemin est encore pire que celui d’hier. Nous traversons l’ancien cimetière du dégrad ; les tombes, peu nombreuses, sont recouvertes de hautes herbes et de grandes broussailles. Puis, nous rentrons dans le bois. Ce n’est plus tout à fait le même genre de forêts que sur les collines ; le sol est plat, humide, souvent boueux, on y sent la présence occasionnelle de la rivière ; ce sont même des marécages. Les criques prennent une largeur illimitée, heureusement sans être profondes, mais il ne saurait y être question de ponts, même guyanais. Nous atteignons à l’une de ces criques un de nos porteurs et nous lui enlevons une boîte de sardines : c’est ce qu’il a de plus facile à manger sans s’arrêter.
A dix heures et demie, nous sommes au port, c’est-à-dire au dégrad, où nous pouvons nous sécher, nous et nos chaussures, et manger quelque chose. Sully retrouve là un vieux camarade du Brésil, M. Bussy, et nous sablons le champagne en l’honneur de cette heureuse rencontre. La gaieté, qui manquait depuis ce matin, nous revient.
Notre canot est là, mais on nous dit que peut-être nous n’arriverons que demain au dégrad du placer Saint-Léon, à cause des troncs qui barrent la rivière. Nous ne sommes plus ici qu’à 170 mètres d’altitude au lieu des 300 mètres de Nouvelle-France, et le climat semble plus chaud et plus humide encore. Nous prenons place dans le canot, avec les deux pagayeurs, le pilote venu au dégrad supérieur et M. Bussy. Le soleil est chaud et il se réfléchit sur l’eau avec une ardeur dont nous avons perdu l’habitude sous l’ombre des forêts. Mon parasol noirci d’humidité est une bonne protection. Sully et Emma ont étendu des serviettes de toilette sur leurs grands chapeaux. Le pilote et Bussy ont des couvre-chefs en nervures de feuilles tressées, grands comme des parapluies sans manche. C’est plus pratique qu’un parasol, car la protection s’étend également autour de la tête, tandis que nos parapluies sont excentriques, je veux dire portés excentriquement.
Les premiers troncs sont franchis sans encombre. Mais vers trois heures, nous sommes absolument barrés : il faut que les boys se mettent à l’eau et tirent leurs haches et leurs sabres. Il y a surtout un gros tronc qui résiste énergiquement. Nous dirigeons le canot sous les ombrages de la rive et nous attendons. Le travail dure une heure ; nos gars ruissellent de sueur. Je ne sais comment ils n’attrapent pas des coups de soleil, il faut qu’on s’y habitue comme à toute chose.
Heureusement ces obstacles ne se reproduisent plus. Courageusement nos boys font force de pagaies, le courant les stimule et aussi une promesse de gratification que leur fait Sully. A six heures, nous abordons au dégrad de Saint-Léon. Il y a là tout un groupe de canots, arrivés il y a deux jours avec des provisions pour le placer : or, ils sont partis du bourg de Mana le 8 janvier, c’est-à-dire le jour où je quittais Paris. Nous sommes au 28 février, il y a donc cinquante et un jours. C’est qu’il y a beaucoup d’eau dans la Mana, mais c’est aussi que les pagayeurs aiment à perdre leur temps en route pour chasser et pêcher. Pour nous, nous sommes heureux d’être arrivés à Saint-Léon, à cinquante et un jours de Paris.