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La Guyane inconnue: Voyage à l'intérieur de la Guyane française

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CHAPITRE III
EN CANOT SUR L’APPROUAGUE

Il est près de cinq heures quand nous nous levons, et comme on perd encore un certain temps aux derniers préparatifs à la lueur tremblotante des bougies, sur l’eau et sur le rivage, le jour commence à poindre quand nos canots quittent le rivage. Pour moi, j’étais prêt dès quatre heures, prenant à la lettre l’heure fixée la veille, mais je vois bien qu’il faut se faire à l’exagération créole ; elle va me servir de leit-motiv pour mon voyage.

Nous avons deux canots, chacun est muni de quatre pagayeurs et d’un pilote, tous créoles. Le chef pilote est celui de Sully-L’Admiral ; aussi il appelle son canot le bateau-amiral. Il a le plus grand pomakary, pour l’abriter avec Emma. Sous le mien, j’ai pour camarade un placérien créole en route pour son poste. En outre chaque canot transporte un ouvrier créole (il n’y a plus de nègres ici) allant aux placers. Les provisions et les bagages remplissent tout l’espace libre des canots. Chaque pagayeur a emballé ses bagages dans un pagara : c’est la malle indigène, rappelant la malle japonaise ; le couvercle emboîte le fond, télescopant plus ou moins suivant le remplissage. Ce couvercle et ce fond sont imperméables à la pluie, formés de trois enveloppes dont deux en lanières tressées, faites avec les nervures des tiges de feuilles du palmier maripa, et la troisième faite de larges feuilles d’un autre palmier. Une corde fixe le couvercle contre le fond, mais elle est inutile lorsqu’on a fréquemment besoin d’ouvrir son pagara.

Il fait vraiment très bon ; cette température tiède et cette atmosphère humide sont une jouissance. Les pagayeurs ont l’air de s’amuser plutôt que de travailler ; ils causent en langage créole, et j’ai bien de la peine à les comprendre. Mon canot aborde la rive, il va prendre mon quatrième pagayeur ; celui-ci est un Martiniquais de vingt-quatre ans ; pour un créole, c’est presque un blanc, il a ici une hutte avec sa femme et plusieurs enfants.

A sept heures et demie, des collines sont en vue, et rompent légèrement la monotonie des grands arbres feuillus qui bordent l’Approuague. Le fleuve paraît toujours avoir deux cents mètres de largeur. Nous sommes aux hautes eaux, grâce aux pluies ; les eaux envahissent les rives au loin sous les arbres, tandis que flottent les larges feuilles du moukou-moukou dont on me faisait hier la description.

Nous arrivons au saut Tourépée, aux premiers rapides ; ils sont invisibles. C’est l’heure de la marée, qui remonte jusqu’ici : l’eau étale recouvre entièrement les rochers, on ne se douterait pas qu’on franchit une petite chute.

Vers deux heures, un roulement se fait entendre, c’est le saut du Grand-Mapaou qui va commencer. Le bruit augmente ; un îlot s’avance au milieu du fleuve. Mon canot a de l’avance, le pilote le dirige à gauche, les pagayeurs frappent l’eau à coups redoublés, l’eau fait un bruissement continu autour de nous. Des rochers de granit émergent et semblent stationnaires ; peu à peu les pagayeurs gagnent de vitesse sur l’eau rapide, et nous passons les premières chutes. Mais le Grand-Mapaou n’est pas fini ; voici d’autres rochers entre lesquels le courant est plus rapide que tout à l’heure. Nos pagayeurs l’ont prévu, car ils ont été couper sur le rivage deux longues perches qu’ils appellent des takarys. Deux d’entre eux s’arc-boutent sur ces takarys qui appuient sur le fond de la rivière, tandis que les deux autres pagayent à bras raccourcis, et nous franchissons la passe. Le troisième passage est plus difficile encore, la pirogue touche le fond, les pagayeurs descendent dans l’eau, attachent une corde à l’avant, et voilà la pirogue halée sur les croupes arrondies des rochers. Puis les takarys reprennent leur office ; ces braves boys les manient en faisant le moulinet pour les retourner bout pour bout, de façon à ne pas perdre l’avance de l’effort précédent, et ils s’arc-boutent de nouveau. Leurs efforts continuent sans relâche, les rapides ne laissent plus de répit. Il faut haler le canot une deuxième fois, puis reprendre les takarys, enfin les pagaies suffisent pour passer le sommet du saut.

C’est un spectacle que cette lutte énergique des muscles contre la fougue de l’eau : je la regarde avec un peu de jalousie de n’y pas prendre part, mais je suis enfoui impuissant sous mon pomakary, et je ne puis qu’aider de mes vœux, ou du moins de la voix et du geste. La première fois que l’on passe un saut, on est saisi d’une sorte d’enthousiasme. Celui-ci nous a pris une heure et quart, et l’eau n’est pas très forte, dit le pilote. Pourtant nos pagayeurs sont en nage, le soleil a dû y contribuer. L’un ou l’autre d’entre eux se débarrasse à tour de rôle de son tricot, puis le remet contre l’ardeur du soleil, suivant le besoin qu’il en éprouve. Les takarys sont en bois dur, mais un peu cassant, c’est un bois qui pousse sans un défaut, comme la plupart des beaux arbres de la forêt vierge.

J’ai pu admirer l’habileté de mon pilote pour manœuvrer son gouvernail, sa pagaie et son équipe. Il a le type arabe, l’air fin et intelligent ; ses quatre jeunes gens l’écoutent volontiers. Le canot de Sully a perdu une heure sur nous pour franchir le Grand-Mapaou, et nous l’attendons sur une belle nappe d’eau étale, faisant réservoir au sommet du saut, à l’abri d’arbres immenses. Le patron-amiral ne vaut pas le mien. Lorsqu’il nous rejoint enfin, nous mangeons notre dîner en faisant à terre un court arrêt, puis nous repartons en luttant de vitesse. Le patron-amiral et son équipe veulent prendre une revanche de leur retard du matin ; mais, à chaque reprise, ils sont battus ; tout en pagayant, nos créoles se crient les pires insultes ; il en est de si drôles que tout le monde rit ; pour moi, je ris de confiance, en attendant l’explication que me donne mon pilote ou mon camarade du pomakary. Ce sont tous de vrais enfants, et l’on redevient enfant à leur contact. C’est un fait qu’on peut venir expérimenter en Guyane.

La rivière a toujours une immense largeur ; parfois des rochers arrondis émergent à peine de l’eau ; d’autres affleurent sur les bords, mais ils sont rares. Le patron me dit qu’il les connaît tous depuis l’âge de quatorze ans. Pour franchir un rapide, on choisit la passe la moins profonde, parce que le courant est moins violent ; mais cette passe varie avec le niveau de l’eau, et il faut une fameuse expérience pour savoir l’endroit favorable au passage à chaque moment de l’année et suivant la crue. Et l’expérience de certains sauts a coûté cher, les noyades s’y sont répétées ; des ossements blanchissent sous certains remous, car l’audace a, comme toujours en vérité, précédé l’expérience. De l’or aussi s’est accumulé sous certains rochers ; on a tenté de curer une passe célèbre par ses accidents, au moyen d’un scaphandre, mais on n’a pas réussi, soit que l’or ait été déplacé, soit que le fond n’ait pu être atteint.

Au-dessus des sauts, généralement l’eau est calme et s’étale en nappe profonde. Chaque saut est un vrai barrage, c’est comme un degré entre deux niveaux ; avant de se précipiter, l’eau s’amasse et même elle reflue parfois en amont. Le courant ne reprend qu’un peu plus haut. Au point où nous sommes, le fleuve Approuague est si large et si tranquille que les créoles l’appellent dans leur langue expressive la rivière Bon-Dieu. Le saut du Grand-Mapaou fait encore entendre à plusieurs kilomètres son roulement de tonnerre assourdi.

FORÊT, PRÈS DE REMIRE

Vers cinq heures, nous atterrissons pour dîner et passer la nuit, c’est ce qu’on appelle carbeter ; nous verrons tout à l’heure ce que c’est qu’un carbet. Pour notre dîner, Sully jette à l’eau quelques cartouches de dynamite et récolte une pêche merveilleuse. Avec ce garçon, nous aurons toujours du gibier ou du poisson frais ; nous n’aurons recours aux conserves que pour les légumes, et encore rarement ; nous avons du riz, même des concombres, et Emma sait habilement en tirer parti. Je n’ai qu’à regarder faire quand j’ai fini d’errer sous la forêt vierge qui m’enchante, mais d’où la nuit, à six heures, m’oblige à sortir pour regagner le foyer qui brille.

J’ai admiré ces arbres énormes qui se perdent en l’air en entrelaçant leurs feuillages. Près de nous se trouve un campement de créoles qui ont perdu leur canot de provisions, un peu plus haut, au saut Machicou, et du coup voilà un passage qui devient inquiétant pour nous. Nos pagayeurs cependant ont construit plusieurs carbets et je suis émerveillé de les voir travailler si rapidement. L’un de ces boys surtout déploie une activité même exagérée à tailler des perches et à couper et traîner d’immenses feuilles de palmier ; cet homme est un symbole de l’exagération créole : il parle, il gesticule, il crie, il insulte, il taille et il coupe tout à la fois. Son carbet semble parachevé en un clin d’œil, tellement il éblouit par son ramage : de plumage, il n’en a presque pas ; quand il est en colère, il se frappe la poitrine de sa large main, et de la sueur qui l’inonde il éclabousse ses voisins, à grand bruit de claf-claf !

Contre quatre perches verticales, il appuie quatre fourches qui les maintiennent écartées, car elles doivent subir la traction du hamac. Sur ces perches verticales, il fixe avec des lianes, des perches horizontales en parallélogrammes de plus en plus petits de façon à faire une toiture pyramidale, et là-dessus il pose ses feuilles de palmier. Celles-ci ont des longueurs de trois mètres et plus, elles sont formées de petites feuilles le long d’une tige ; en les posant en sens inverse alternativement, tous les vides se comblent, et la pluie ne saurait les traverser. Ce travail des carbets va nous être fort utile, car il pleuvra une bonne partie de la nuit. En été, on s’en passe.

Avant de s’endormir, ils parlent, ils rient, tous ces créoles, ils racontent des histoires sans fin ; ce sont des primitifs, des enfants de l’âge de pierre, et ce voyage est pour eux un plaisir. C’est l’histoire du tigre et de la tortue qui font la cour à une princesse créole. Le tigre (c’est le nom du puma en Guyane) a tous les défauts et surtout il est bête et sot, il donne dans tous les panneaux. La tortue lui fait toutes ses grâces, et le flatte pour se faire porter au rendez-vous. Lorsqu’elle est arrivée où elle veut, et que son arrivée fait sensation, tandis que personne ne fait attention au tigre, pour échapper à celui-ci qui est furieux contre elle, elle se laisse tomber à l’eau en faisant T-boum, et ce bruit imitatif fait la joie des boys. Ils ne s’ennuient pas avant de dormir ! J’ai fort regretté d’être si ignorant du langage créole : il m’a semblé retrouver dans ces récits toute la trame et même la manière de raconter les histoires des animaux que Rudyard Kipling emploie dans ses Histoires comme ça. C’est l’histoire de la peau du rhinocéros, des écailles du tatou, et d’autres plus corsées, comme le parapluie de l’éléphant et de l’âne. Peut-être trouverait-on là le type des histoires les plus anciennes du monde et de l’humanité, et leur identité chez les créoles d’Amérique et les Indiens d’Asie le confirmerait. Dans l’un et l’autre des deux continents, on retrouve avec tous ses traits naïfs et profonds le « sauvage enfant du bois sauvage ». Si Kipling a mis à le raconter un art incomparable, il a pris ses traits sur nature.

Je vais pourtant essayer de redire un de ces contes de la forêt, tout en craignant, d’un côté de l’avoir mal compris, de l’autre d’y rencontrer une philosophie problématique.

Cela se passe dans le bois sauvage, bien avant qu’aucun homme ne parût sur la terre.

Tous les animaux étaient bons et doux ; ils vivaient d’herbes et de fruits, et ils s’aimaient paisiblement, n’ayant aucun sujet de dispute ; la terre produisait de tout en abondance, et la guerre était inconnue. L’amour n’était qu’une exubérance de vie produite de temps à autre par la nécessité, ou bien par l’exercice auquel les animaux se livraient pour développer leurs forces. La curiosité était inconnue : c’est l’homme qui a apporté le désir de la connaissance ; il a trouvé que, durant sa venue subite et pour si peu de temps à la lumière, il lui fallait se hâter d’apporter sa contribution à la recherche de cette lumière. Les animaux sans doute étaient plus sages, ils se contentaient d’en jouir simplement.

Un jour, le bois vit ce phénomène étrange d’un lion et d’un tigre qui s’aimaient éperdument ; je n’en compris pas la raison, mais ça ne fait rien. C’était un fait : ils se rendaient toute espèce de services, se procuraient les plantes les plus délicieuses à manger, s’appelaient la nuit, le jour. Le lion était le plus fort et le plus rapide des animaux. Le tigre était le plus agile : il attrapait même les oiseaux sur les arbres.

Un tapir jaloux (c’est bien le fait du gros tapir !) alla le dire au grand serpent, le maître du bois. Ce tapir était obtus. Mais le grand serpent, voulant détruire la jalousie, se laissa tomber sur le tigre endormi, le tua, et commença de l’avaler pour cacher son méfait.

Etouffé par la digestion, il parut mort, et les autres animaux du bois, pour le dégager, le mordirent, le déchirèrent. Goûtant le sang pour la première fois, ils s’y complurent, dévorèrent le tigre, et arrachèrent sa crinière au lion qui voulait les arrêter.

Le pauvre lion fut si péniblement ému de la perte de son ami qu’il en perdit son audace avec sa crinière : il devint le peureux lion de Puma, le seul lion de l’Amérique du Sud. Le type de tous les animaux changea : d’herbivores ils devinrent carnassiers.

Et ainsi l’amour, perdant sa simplicité, causa le désordre et la guerre. Le monde n’en parut pas plus mauvais, parce que, la vie étant plus difficile, il y eut plus d’intérêt à aimer et à vivre.

Pendant la nuit, ce sont tour à tour les mille bruits de la forêt, dont chacun vient à son heure, et que nos boys connaissent bien, pour avoir vécu dès leur enfance de la vie des bois. Les divers caractères des quadrupèdes et des oiseaux sont un inépuisable sujet de causeries. C’est l’oiseau-chanteur qui siffle un air populaire, comme qui dirait quelques notes du Roi Dagobert ; on lui répond en sifflant le même air et il vient vous fixer à trois pas de distance. Ce sont le tapir et le caïman qui se font nettoyer les dents par un oiseau à long bec, y trouvant tous leur avantage. C’est l’oiseau-moqueur, le crocodile, etc., je n’en finirais pas.

Ce sera ainsi tous les soirs ; je me sens peu disposé à dormir dans mon hamac, et l’habitude me manque. Pour commencer, je me suis jeté à terre en y montant. La nuit est délicieuse, il n’y a aucune fraîcheur, la température tiède et douce est celle des sous-bois pendant le jour. Vers deux à trois heures du matin seulement, il passe sur la rivière une brise un peu fraîche, la pluie est tiède. J’ai mal dormi, mais ces journées en canot sont si peu fatigantes qu’on n’éprouve pas le besoin de dormir. Nos créoles par contre sont un peu fatigués et ils ronflent à qui mieux mieux. Celui qui bâtissait si allègrement le carbet où je suis ronfle plus fort que les autres, il ne peut rien faire sans exagérer ; c’est un type. Il s’appelle M. Dormoy. Sa peau est chocolat, ses cheveux sont crépus. Il est le plus rebelle de tous au vêtement, sauf le pagne obligatoire : il a ses qualités d’ailleurs, et des quatre pagayeurs de Sully, c’est le plus alerte et le plus vigoureux.

Un phénomène agréable dans ce voisinage de l’équateur, c’est que le soleil se lève et se couche constamment à la même heure, ou presque, tout le long de l’année. On se lève au point du jour, on aborde le rivage un moment avant la nuit pour préparer les carbets et le dîner sans tâtonner. On peut dire l’heure à peu près exacte d’après la position du soleil, ou d’après l’éclairage, si le ciel est couvert, et dans cette saison des pluies, il est souvent chargé de nuages.

Au départ, à six heures du matin, nouvelle pêche à la dynamite en prévision du dîner, puis en route. Nous passons le saut Athanase au moyen des takarys, et avec un peu de halage. A midi, le passage du saut Matthias nous élève à trente mètres au-dessus du niveau de la mer. A quatre heures du soir, comme nous passons en vue d’un groupe de cinq carbets en bon état, nous décidons d’y passer la nuit ; nous n’aurons pas la peine d’en construire de nouveaux.

Nous causions du climat guyanais. Mon pagayeur, le Martiniquais, parle des coups de soleil, et dit que la lune est tout aussi dangereuse : elle produit le coup de lune ; si l’on s’endort sous la pleine lune, elle vous donne la fièvre et vous tord la bouche. Je me demande si c’est une blague tartarinesque, mais Sully, qui arrive, me fournit une explication par les effets absolument reconnus de la réverbération du soleil soit sur l’eau, soit sur les nuages, sans que le soleil soit visible ; l’effet des rayons solaires peut se produire par réflexion sur la lune. Mais il y a aussi une autre explication au coup de lune ; suivant que c’est la nouvelle lune ou la pleine lune, la sève des plantes est faible ou forte, et dans une atmosphère humide et tiède, au milieu d’une nature exubérante et chargée de sève, si celle-ci est encore en excès, elle peut agir sur l’organisme. Un fait bien connu en Guyane, c’est que, suivant que la lune est nouvelle ou pleine, les feuilles coupées aux palmiers se gâteront très vite ou dureront longtemps ; de même les coupes de bois seront bonnes ou mauvaises. On remarque ces faits surtout pour les coupes de bois de rose, qui perdent ou gardent leur parfum. De même on y fait attention pour la construction des carbets, qui tombent en quelques jours, ou durent plusieurs mois suivant le moment où l’on coupe leurs bois.

Les pluies paraissent suivre les mouvements de la lune, c’est-à-dire qu’il pleut surtout quand la lune passe en vue de la terre, de jour ou de nuit.

Je ne suis pas encore bien fixé sur le compte des créoles. Sur le grand paquebot, on m’en a dit beaucoup de mal ; on m’a parlé de leur ignorance, de leur sottise, de leur incapacité de conduite ; ils n’ont que de la mémoire, me disait-on, et n’arrivent qu’à parodier la civilisation, et comme ils sont orgueilleux, ils se croient réellement civilisés. Je crois trouver ici une explication de ces opinions. Les créoles sont ignorants parce qu’ils trouvent que la nature est un meilleur maître que la férule des instituteurs, et ont-ils si tort que cela, car il y a bien du fatras dans notre enseignement ? Ils sont sots parce qu’ils sont des enfants, et n’ont pas cultivé leur réflexion et leur intelligence. Ils n’ont pas de conduite parce qu’ils sont plus près de la nature que nous, et que l’instinct chez eux a gardé une force presque irrésistible ; leurs fautes sont naturelles. Enfin s’ils sont orgueilleux, je me doute bien un peu du pourquoi : ils n’ont pas constaté chez les blancs ou Européens qui gouvernent la Guyane française, d’intelligence supérieure à la leur, et chez les voisins anglais, ils voient de l’énergie plus que de l’intelligence. Or il me semble, à moi, que les créoles sont intelligents, il en est même de très intelligents ; tout ce que je crois voir, c’est que leur intelligence s’applique plutôt à percer la nôtre qu’à créer ; ils cherchent un appui. Si nous leur donnions cet appui, par des intelligences d’élite, nul doute qu’ils atteindraient un niveau très élevé.

Si, à côté de nous, les Anglais traitent avec hauteur leurs créoles, qu’ils appellent niggers, et obtiennent de meilleurs résultats, ce n’est pas une preuve qu’ils aient raison ; j’aurai plus tard l’occasion de mieux étudier cette question. Les Anglais se sont servis de moyens dont nous n’avons pas su profiter, ils ont importé leurs coolies des Indes, qui savent cultiver, tandis qu’en Guyane française l’or a mobilisé toutes les énergies. En tous cas, l’homme doit être élevé et non abaissé. On sait que le cheval même gagne à être bien traité, je ne vois pas pourquoi l’homme, quelle que soit sa couleur, ne gagnerait pas bien davantage, mais il faut étudier ses capacités : je ne pense pas non plus qu’il ait pour but unique de produire et de gagner de l’argent, comme on le croit en pays anglais. Nous sommes portés à rêver, l’Anglais est porté à agir, chacun son rôle.

Voici une petite histoire arrivée en Afrique, chez des nègres de la Côte d’Ivoire. Lors de la construction du chemin de fer, un ouvrier nègre mettait tant d’obstination à ne pas faire ce qu’on lui disait que le chef de chantier, un blanc, le battit et le chassa. A quelque temps de là, ce blanc, égaré dans l’intérieur, alla chez le chef d’un village nègre. Une surprise l’y attendait. Ce chef, ce roi, il le reconnut avant d’arriver à sa hutte : c’était l’homme qu’il avait battu. Surprise plus grande encore, ce roi venait à sa rencontre témoignant une vive allégresse. Equivoque, peut-être, cette allégresse, la joie de la vengeance ? Mais non, le voici qui embrasse ses pieds, le traite avec respect. Est-ce qu’il ne le reconnaît pas ? Mais si, le voilà qui parle : « Toi battu moi, toi bien fait, moi content, etc., etc. » Et ce blanc, qui me racontait l’histoire sur le paquebot, ajoutait : « Voilà bien la preuve, n’est-ce pas, qu’ils ne sont sensibles qu’aux coups ! — Je ne sais pas, disais-je, peut-être faut-il plutôt dire aux justes coups. »

En Guyane, il ne saurait être question de coups, justes ou injustes ; la sentimentalité règne, on en est aux doctrines de J.-J. Rousseau sur l’excellence de l’homme et les méfaits de l’éducation. Comme je suis en pleins bois, entouré de gens si éminemment bons, du moins convaincus de l’être, je m’allonge dans mon hamac avec la sécurité la plus absolue, et cette nuit, je dors profondément, sans même rêver aux prochaines cataractes du Machicou. D’ailleurs la force, l’habileté de ces pagayeurs m’ont inspiré en eux une confiance sans bornes. Demain je veux les étudier de plus près.

Cependant, à quatre heures du matin, je suis réveillé par une sérénade de singes hurleurs ou singes rouges. C’est un des bruits de la forêt les plus caractéristiques, mais son heure est un peu variable. Cette race de singes donne son concert entre deux et quatre heures. Le concert (gratuit) dure près d’une heure pendant laquelle ils gambadent aux arbres, pendus par les pattes ou par la queue, et poussent des cris discordants. Puis le chef le plus vieux lance trois hurlements brefs sur un ton bas ; alors le bruit infernal des hurlements cesse subitement, et la troupe s’en va, on pourrait dire s’envole, à travers les branches, à la recherche des fruits. C’est ici qu’il faudrait décrire la fuite des singes, et le bandar log, mais il est plus simple de renvoyer le lecteur à Rudyard Kipling, il y trouvera une page descriptive qui donne la sensation du vol des singes. Kipling l’a vu sans doute beaucoup mieux que moi — je les ai surtout entendus — mais spectacle et concert sont curieux.

La principale nourriture de ces singes, ce sont les fruits ; nous en cueillons à terre jusque sous nos carbets, ils ont dû nous en jeter. Ce sont surtout des fruits de palmiers, rappelant au goût les amandes fraîches, tendres et avec de gros noyaux. En nous levant, un des boys raconte l’histoire d’un de ses camarades qui resta perdu dix-sept jours dans la forêt, sans provisions ; il ne conserva la vie qu’en suivant une bande de singes, et en mangeant de tous les fruits qu’il leur voyait manger : il était sûr ainsi de ne pas risquer de s’empoisonner.

Les canots sont « parés », et nous repartons, toujours sur les eaux du large Approuague, entre des rives de grands arbres, où volent des perdrix et des perroquets verts, aux cris aigus et éclatants. J’ai tout le temps d’étudier mes quatre pagayeurs, et cela me fait passer le temps en oubliant les bleus que commence à me faire le dur plancher de mon pomakary. Je suis abrité du soleil et des averses, c’est vrai, mais avec l’obligation de rester assis ou étendu, et il me tarde d’arriver au soir pour me redresser et m’étirer. Vraiment, je voudrais bien pagayer moi aussi, au risque de recevoir une de ces pluies tièdes qui coulent sur les dos aux teintes diverses de mes pagayeurs.

Parlons d’abord de mon patron-pilote ; il est seul derrière moi, je le vois mal, mais je puis causer davantage avec lui. Il s’appelle Elie Homère : s’il est homérique par ses voyages perpétuels en canot, il n’a rien de prophétique, pas même la barbe ; les intempéries l’ont vieilli, mais affiné, c’est un type intéressant, et je lui prête mon parasol contre les averses. Il a vite fait de l’user et me le rend chaque soir un peu plus noirci par les taches d’humidité. Mes deux pagayeurs de tête s’appellent Joë et Charles. Joë, celui de droite, c’est le Martiniquais ; presque blanc, malgré ses vingt-trois ans, il est tout ridé sous les joues et tous ses mouvements sont calculés ; il a de l’expérience et il est très vigoureux. A sa gauche, Charles est chocolat, il est mince et vif comme une anguille, agile et adroit tandis que Joë est musculeux. Derrière eux, à droite, c’est un vrai noir de peau, Lucien ; ses traits rappellent quelque ancêtre blanc (européen, dis-je), mais il n’aime pas trop à se fatiguer, il fait à peine le strict nécessaire. Par contre, à sa gauche, c’est le plus actif de tous, Ernest, un jeune Indien peau-rouge de dix-neuf ans, beau comme un dieu païen ; ses cheveux sont d’un noir bleuâtre ; sa figure éveillée reflète la vie des bois et des animaux, qu’il connaît mieux peut-être que les hommes ; il a fui à treize ans l’école de Cayenne, enivré de la vie des forêts, et il ne l’a plus quittée depuis. Il a l’air susceptible de développement autant au moins que nos fils de citadins : son profil, ses traits sont réguliers, sa tête est fine, peut-être un peu trop fine et petite, comme serait celle d’un joli chat, c’est un pur produit d’Amérique, sans croisement blanc ni noir, aussi m’intéresse-t-il d’autant plus ; je vois en lui le représentant d’un problème, celui d’une race d’hommes différents de nous, originaire du nouveau monde, développés à côté des races indo-européennes et asiatiques, sans les avoir connues.

Le pilote de Sully est plus âgé que le mien : il a neigé sur sa barbe et sur ses cheveux ; il s’appelle Simplice et il a l’esprit plus simple qu’Homère ; il ne voit pas si bien les bons passages des sauts et il a moins d’influence sur son équipe. Celle-ci est composée de deux créoles d’un brun clair : Ernest II et Titi ; d’un autre presque noir, muni de favoris qui lui donnent un faux air de procureur, mais il est plus adroit et plus fort qu’un habitué des tribunaux, il est plein de ressources et s’appelle Eugène ; le quatrième est M. Dormoy, le beau diseur, le grand gesticulateur, l’homme qui sait tout, règle tout, régit tout, gouverne tout, même le pilote qui n’est pas le sien, et d’ailleurs l’envoie balader. S’il n’était pas bon travailleur, M. Dormoy serait fatigant ; il est drôle pour ceux qui savent le créole.

Sous son pomakary, Sully trône avec Mlle Emma. Vu de l’avant sur son tapis rouge, il a l’air d’un sultan avec sa favorite. C’est assez cela. A côté de moi, j’ai M. Sésame, moins favori qu’Emma, mais tenant moins de place, obligeant, intelligent, plein de tact, et sec comme un clou. Les deux ouvriers que nous transportons au milieu de nos pagaras sont sans importance, mais Sully a, en outre, un homme à tout faire, porter de l’eau, faire du feu, cuisiner, tendre son hamac ; en tout, sur ces deux canots, nous sommes donc quinze personnes avec leurs bagages : les deux ouvriers vont nous quitter en cours de route pour rejoindre leur chantier de travail.

A onze heures, nous passons le saut Icoupaye formé de rocs de quartz barrant en grande partie le cours de l’Approuague. C’est un filon de quartz en saillie, mais il n’est pas aurifère. Il n’est pas donné de l’être à tous les filons de quartz ; tout près d’ici pourtant on exploite des sables aurifères.

Ne sachant à quoi rêver dans mon canot, je retrouve de vieilles mélodies de Rossini, qui me remplissaient de joie quand j’étais jeune. Comme ces fraîches idées musicales, pareilles à celles de Mozart, me faisaient battre le cœur à quinze ans ! Est-ce la jeunesse de cette nature dans sa splendeur qui les évoque ? Ces bords de l’Approuague sont de plus en plus beaux, ou bien on dirait que je prends de plus en plus conscience de la magnificence des forêts tropicales. Ce ne sont que des verts, de clairs et obscurs verts, cachant les troncs verdâtres, des lianes vertes montant avec une légèreté indescriptible. Par moments, on dirait d’énormes pans de ruines entièrement recouvertes de lierre épais ou bien de plantes grimpantes fines et serrées ; les lianes qui font cet effet si délicat et singulier rejoignent des rideaux d’arbres entiers en faisant d’épaisses murailles vertes qui tombent à pic dans la rivière. Parfois un trou sombre s’ouvre béant dans ces murailles, comme une caverne crée un vide noir dans la verdure, et l’on aperçoit dans ce vide quelques troncs très hauts sans branches ; ou bien des arceaux verts encadrent des fenêtres, à travers lesquelles se perdent des enfilades de troncs et de lianes-cordes sans feuilles. Les palmiers abondent, mais ils sont submergés dans la foule des grands arbres feuillus, aussi pittoresques que nos châtaigniers et nos noyers. Dans une touffe de lianes, Sully vise, de son canot, successivement deux serpents et les tue, un serpent rouge ou serpent-agouti et un drage trigonocéphale. Le serpent-agouti trompe le chasseur par son cri, qui est le même que celui de l’agouti, le lièvre américain ; si l’on imite ce cri pour attirer l’agouti, on voit souvent paraître le serpent-agouti.

Nous faisons halte au confluent de la rivière Arataye avec l’Approuague. Il se met à pleuvoir, et la nuit s’annonce pleine d’eau. Heureusement nous trouvons des carbets encore solides que nos hamacs ne feront pas crouler. Les moustiques commencent à nous incommoder ; je n’ai pas de moustiquaire, mais mon hamac brésilien est si grand que je puis le replier sur moi et il fait presque l’office d’une moustiquaire. J’admire mes créoles dont plusieurs sont pourvus de cette protection, mais d’autres ne se soucient même pas d’un carbet pour pendre leur hamac et couchent dans les canots : sur l’eau les moustiques sont encore plus abondants, mais la fatigue du jour endort nos boys rapidement. Il pleut toute la nuit, et l’humidité remplit notre linge, nos souliers, nos chapeaux. La Guyane est un terrible pays pour les chaussures et toute espèce de cuir, et l’humidité est le grand ennemi, bien plus que la chaleur. Pour éviter qu’elle pénètre le corps, il faut faire beaucoup d’exercice, transpirer et beaucoup manger : en canot, c’est l’exercice qui nous manque le plus.

Partis à sept heures du matin, des averses nous arrosent encore. A la fin de l’une d’elles, je remarque que Joë, qui l’avait subie ruisselante sur son dos nu, remet son tricot mouillé : « Il doit être froid, lui dis-je. — Non, pour moi il est chaud. — Alors, c’est vous qui le réchauffez. — Non, il est plus chaud que la pluie, je l’ai serré. » Et en effet, il paraît bien qu’une pluie prolongée, même tiède, refroidit le corps, tandis qu’un vêtement de laine même humide, rend la sensation de chaleur. Il a l’air, ce Joë, d’avoir souffert des intempéries, avec sa figure plissée, malgré sa jeunesse. Voilà huit ans qu’il a quitté la Martinique pour courir les bois et les rivières. La fatigue physique vieillit vite. Mon pilote Homère, qui a mené la même vie et dans les mêmes conditions, a trente-cinq ans : il en porte cinquante. Ainsi je me représente Ulysse devant Troie.

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