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La Guyane inconnue: Voyage à l'intérieur de la Guyane française

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CHAPITRE XV
CAYENNE

La ville de Cayenne est divisée en deux parties assez distinctes, sans être séparées l’une de l’autre. Ce sont, d’un côté, les constructions anciennes ; de l’autre, les rues modernes. L’ancien Cayenne était entouré d’un fossé qui a presque entièrement disparu. Il comprenait de très grands bâtiments, solidement construits, restés intacts, et groupés autour du fort Cépérou, sur le bord de la mer. Ce fort utilisait une petite colline, un rocher battu des vagues, cachant derrière lui la plaine où Cayenne est construite : on a parlé plusieurs fois de faire sauter ce rocher, pour dégager Cayenne et lui donner plus de vue ; mais le pittoresque y perdrait.

A l’est du rocher, ce sont d’abord d’immenses casernes, avec de grandes et hautes salles, à peu près inutilisées maintenant ; car le fort Cépérou a été démantelé en faveur de Fort-de-France, qui est notre station navale des Antilles, et la garnison de Cayenne est insignifiante. Derrière les cours des casernes, fermées par de massives et vieilles portes de fer, ce sont les palais du gouvernement et de l’administration. Quelques vieux canons garnissent un promontoire au nord de ces bâtiments. Au sud sont la gendarmerie, puis le grand hôpital. Tout cela est massif, mais solide, et encadré d’un côté par la mer, de l’autre par une vaste place où pousse une herbe épaisse entre des avenues bordées de superbes amandiers. C’est la place d’Armes : sous le climat tropical, la verdure et l’ombre donnent toujours ici une impression de fraîcheur.

Les autres monuments anciens de Cayenne sont le palais de justice, dont les murs et les pilastres noircis encadrent tristement une grande cour d’honneur, puis l’église ou la cathédrale, si l’on veut, qui est dans les mêmes conditions. Le climat humide de Cayenne produit sur les murs les mêmes taches noires qu’on observe sur les monuments de Londres. La cathédrale est insuffisante pour Cayenne : elle est en outre mal aérée, sombre et humide. Il faudrait ici une église comme celle de Fort-de-France, en treillis de fer, toute en fenêtres immenses, pleine d’air et de lumière. Cependant, on peut dire que cette église de Cayenne, isolée sur une place, bordée d’une avenue de palmiers, avec un pourtour en arcades, est encore le plus remarquable monument de la ville.

Il me reste à citer la mairie et le musée, mais leur extérieur n’offre rien de particulier. Le musée renferme une collection de roches, d’oiseaux, de reptiles, de mammifères, etc., qui est très intéressante. Mais la flore et la faune de la Guyane ont fort besoin qu’un savant les étudie : je crois que, depuis les descriptions de Buffon, leur étude n’a fait aucun progrès. L’intérieur de la Guyane, c’est presque la terra incognita.

Le reste de la ville est composé de rues très régulières et très propres, qui se croisent à angle droit comme dans les villes américaines modernes. Il y a de très beaux immeubles, appartenant aux plus anciennes familles de la Guyane : les Leblond, les Céide, etc. L’intérieur, avec de larges et hautes salles, de grandes fenêtres, est somptueux et imposant. Pour faire circuler l’air à travers les maisons, on a renoncé aux croisées vitrées ; on n’emploie que des volets à jour. Si l’on a de l’air, parfois même des rafales de vent à travers sa demeure, on évite un peu les effets de l’humidité. Les toitures sont faites de lattes en bois, sur lesquelles les pluies torrentielles font un tel fracas que le sommeil le plus dur n’y peut résister.

La ville a de belles esplanades plantées d’arbres, et de magnifiques promenades ombragées sous la forêt. J’ai cité la place d’Armes, mais celle des Amandiers est plus vaste encore, et, en outre, elle donne sur la mer : il y passe constamment le souffle du large, et, dans les chaudes journées, on l’y respire avec délices. Des bancs ont été disposés sous les ombrages des amandiers, et jusque sur un petit promontoire avancé, d’où la vue s’étend au loin sur la plage et les collines de la côte.

La place des Palmistes, au milieu de Cayenne, est unique au monde, par ses deux cents palmiers hauts de trente à quarante mètres, alignés en colonnades de troncs droits et minces, dont le sommet, une touffe de palmes bruissantes, est sans cesse agité. Ils ont dû être plantés en même temps, car ils sont presque égaux. L’un d’eux est bifide : à sept ou huit mètres du sol, il se divise en deux troncs parallèles absolument semblables. Sous ces palmiers, ce sont des bouquets de bambous, et des pelouses de hautes herbes séparant des avenues. On a préféré laisser à cette immense place l’aspect d’une savane plutôt que d’y créer des massifs de fleurs. La cime de ces palmistes est hantée d’une nuée d’urubus, le vautour de Cayenne, à qui, quoi qu’on dise, on doit bien en partie la propreté des rues. Il est juste de dire que ces rues, balayées par les averses, le sont aussi par les particuliers et par des équipes de forçats.

Je citerai encore une place plus petite, près du port, parce qu’elle possède un groupe en bronze, au centre. Ce groupe représente le député Schœlcher, en redingote, présentant (à la France, je pense) un noir presque nu. Cela signifie l’émancipation des esclaves. M. Schœlcher a un air enthousiaste un peu 1830 ; le noir a l’air de trouver la chose toute naturelle. C’est qu’en effet, à juger par le nombre de créoles, l’alliance avec les blancs était depuis longtemps un fait accompli. Je ne sais si ce groupe plaît beaucoup à Cayenne.

Le port est encombré par les bâtiments de la douane, dont je parlerai tout à l’heure. C’est dommage, car on y jouit d’une vue captivante sur la mer, la pointe Macouria et la rade, où se balancent constamment de nombreux voiliers, goélettes et canots. Il y a même un vieux vapeur, la Victoire, sans cesse rapiécé, comme le couteau de Jeannot, portant solidement ses soixante-dix ans. Une fois par mois seulement arrive le courrier français, un vapeur de 1,500 tonneaux.

Il n’y a pas de tramways dans Cayenne, mais on parle d’en construire un. En attendant, on installe la lumière électrique. Mais les Cayennais ont pris à la civilisation ce qu’elle a de plus avancé : les automobiles. Il y en a une dizaine dans Cayenne, presque tous à des particuliers. Les rues rectilignes sont favorables à ce sport. C’est le meilleur mode de locomotion pour ne pas s’échauffer en courses, car les chevaux supportent mal le climat. Il n’y a que les mules qui résistent et quelques Cayennais ont de jolis attelages de ces animaux, qui ne peuvent cependant lutter avec un automobile.

Il y a pourtant fort peu de routes autour de Cayenne, quinze kilomètres en tout ; mais les autos les parcourent plusieurs fois. Ce sont d’ailleurs de jolies promenades à travers les forêts vierges de la côte. On espère faire peu à peu une route le long des côtes jusqu’à Mana, et peut-être jusqu’à Surinam, capitale de la Guyane hollandaise. Les autos pourront s’en donner, car cette route sera loin d’être fréquentée comme nos routes de France.

En attendant, les promenades favorites sont celle du jardin d’essais de Baduel, et celle de Montabor. Je ne les ai pas faites ; par contre, j’ai passé une journée extrêmement intéressante à la colonie agricole de Mont-Joly, en compagnie de son organisateur, M. Bassières. Cette colonie est à huit kilomètres de Cayenne : elle a été fondée pour donner de l’ouvrage et des ressources aux sinistrés de la Martinique, après la fameuse catastrophe de Saint-Pierre. Il y eut d’abord six cents personnes, mais il en est rentré beaucoup à la Martinique, où elles ont retrouvé une occupation. Il reste en ce moment soixante-dix familles, environ deux cent soixante-dix personnes, qui paraissent décidées à rester en Guyane. Un vaste espace de terrain leur a été distribué, divisé en lots. Sur chacun de ces lots se trouve une jolie case et, tout autour, un jardin potager. Le reste du terrain est consacré à la culture préférée du propriétaire : le maïs, les bananes, les patates, le manioc, la canne à sucre, etc. ; ou bien les légumes : courges, concombres, haricots, épinards, etc. M. Bassières a particulièrement encouragé ces dernières cultures, comme plus rémunératrices, et Cayenne y trouve un grand avantage : celui de pouvoir acheter des légumes à un prix abordable.

Entre les rangées de propriétés, on a réservé de larges avenues, auxquelles travaillent des escouades de forçats : ce sont ici des Malgaches et des Arabes. Ils ont d’abord déboisé le terrain de Mont-Joly, et maintenant ils en font l’asséchement. Leurs casernements sont de longs bâtiments bien aérés entourés de forêts. Deux ou trois surveillants militaires suffisent à diriger leurs travaux. Ils disposent d’une salle de punition où les récalcitrants sont enchaînés par les pieds ; il n’y en avait aucun à mon passage.

A l’entrée de la colonie se trouvent des bureaux, puis les anciens logements des sinistrés de Saint-Pierre. Le paysage est extrêmement calme et reposant ; l’aspect est celui d’une prairie plantée de canne à sucre, avec quelques grands arbres : des palmiers et des fromagers. Au delà des forêts qui bornent la colonie, le terrain est vallonné et se termine par des collines qui vont plonger dans la mer. La plage est magnifique, longue de deux à trois kilomètres, isolée entre deux collines, et constitue un site merveilleux. On parle de diviser la forêt voisine en lots, et de la vendre aux enchères pour y construire des villas donnant sur la plage. Celle-ci a une largeur de deux cents mètres. La lisière des bois est formée de buissons bas qui donnent un fruit, l’icaque, au goût acide, rappelant ces baies bleuâtres que les enfants aiment beaucoup en hiver, les prunelles. Si j’étais destiné à vivre à Cayenne, je choisirais une villa sur cette plage.

Et justement je passai une charmante soirée à la campagne, au bord de la mer, chez M. Léonce Melkior, en compagnie de Sully-L’Admiral et d’un groupe de Cayennais pleins d’entrain et de gaieté. La villa méritait son nom : la Gaieté. C’était une petite maison, dont tout le dessous ne formait qu’une grande salle ouverte des quatre côtés. Les grands bois alentour, la plage tout près, et jusqu’au ponceau de bois traversant une crique, tout me rappelait un autre site, dans un pays et sous des cieux pourtant bien différents : la villa de Sedimi et ses alentours, près de Vladivostok, en Sibérie. Nous causions ici de la guerre russo-japonaise, que je n’avais apprise qu’en arrivant à Mana, et je me demandais si ce joli Sedimi n’était pas en ce moment occupé par ce peuple stupéfiant que les Russes appellent des macaques, et qui sont des hommes même peu ordinaires.

A la Gaieté, nous goûtâmes toute espèce de fruits : des pommes-lianes aux variétés inépuisables : couzou, oyampi, mari-tambour ; les plus petites sont les plus savoureuses, mais toutes sont délicieuses. On nous servit une glace sans doute inconnue en Europe, une glace au mombin ; elle ne le cède en rien à une glace aux fraises.

L’après-midi fut très gai et se termina par un bain de mer. C’est un hasard heureux de pouvoir goûter la salure de toutes les mers du globe. Ici, les poissons abondent ; il suffit de jeter un filet pour en attraper de toutes les tailles. On rejette à la mer les plus gros et les moins bons. En outre, on trouve fréquemment de grosses tortues de mer échouées sur le rivage, et dont la chair est très recherchée. Ces rivages, toujours rafraîchis par la brise, sont très sains, et c’est pourquoi je ne crains pas de les comparer, à bien des points de vue, à ceux des côtes de la mer du Japon, en Sibérie.

Le gouverneur de la Guyane jouit d’un luxueux chalet, dans une situation semblable à celle du chalet Melkior et à peu de distance ; mais je ne l’ai pas vu. Je n’ai pas cherché non plus à le voir, préférant les réunions privées aux réceptions officielles, et la vie en plein air avec des fruits sauvages, aux mets élaborés savamment. J’ai cité les pommes-lianes ; il y a ici aussi les pommes-cannelle et les sapotilles, et surtout les mangues : mangue-amélie, mangue-julie, etc. Les amateurs les préfèrent à tout autre fruit pour leur finesse, leur parfum, leur saveur. La culture leur fait perdre ce léger goût de térébenthine, que les Guyanais d’ailleurs apprécient : si la Guyane réussissait à entreprendre le transport des mangues en Europe et aux Etats-Unis, elle y trouverait une fortune, et les gourmands de tous pays un plaisir. J’ai toujours ouï dire que les entreprises les plus sûres sont fondées sur ce qui se mange.

A propos d’arbres fruitiers, leur sève est si riche en Guyane que, pour faire produire aux arbres stériles, on leur applique indifféremment, avec un succès égal, l’un ou l’autre des trois procédés suivants : on taillade l’écorce à coups de sabre — c’est le procédé des Indiens autochtones — on fait une incision annulaire assez large à la première écorce ; enfin, on charge de pierres les branches inférieures sur leur jonction avec le tronc. Je ne sais si, en Europe, on trouverait aussi heureuse l’application d’un de ces procédés.

Cayenne est une ville gaie. C’est le type de ces villes qui centralisent la production d’or d’une région. La vie y est large et plutôt coûteuse ; l’intérêt de l’argent y est élevé : 10 pour 100 sur les immeubles. Cette ville m’a rappelé un peu Johannesburg, au Transvaal, les années avant la guerre ; elle a aussi des rapports avec El Callao, au Venezuela, et même Dawson-City, en Alaska. Les réceptions sont luxueuses : le champagne y coule à flots, et de vastes salles grandioses, comme celles de M. Th. Leblond, donnant sur la place des Palmistes, rappellent plutôt les châteaux d’autrefois que les maisons modernes. On y retrouve les descendants d’une ancienne race, celle des L’Admiral, des Leblond, etc.

La population créole aime beaucoup à s’amuser. Elle organise même des baptêmes de poupées. Sully en a présidé un ces jours-ci. C’est très sérieux et non pas un jeu d’enfants, comme on le croirait ; mais on s’y amuse ferme, en habit ou en smoking blancs aux revers de soie blanche. Quels grands enfants que ces créoles !

Surtout, on aime la danse. Les bals publics ne sont pas précisément une réjouissance pour ceux qui habitent dans le voisinage et qui voudraient dormir. C’était mon cas à la fin de janvier, et, jusqu’à six heures du matin, ce fut en face de chez moi un tapage indescriptible : à travers les volets à jour sans croisées, le bruit m’arrivait comme si le bal eût été dans ma chambre. C’est d’abord le rythme cadencé des danseurs infatigables frappant mollement, mais tous à la fois, le plancher de leurs pieds nus. Le bavardage est moindre pendant la danse : l’amour des histoires fait place à la jouissance de cette danse que j’ai décrite au placer Dagobert et qui a quelque chose de félin. Moins agitée que la nôtre, c’est bien la danse qui convient à un peuple plus près que nous de la nature, et sous ce climat qui amollit ; mais l’exercice est une réaction contre cet amollissement.

Sur le bruit cadencé des pieds, et pour l’exciter plus que pour le rythmer, il y a d’abord l’instrument de bois que l’on bat avec les doigts et la paume de la main, et la boîte de sable secouée sans relâche ; mais, à Cayenne, il y a en outre des instruments de musique. J’entendis une clarinette maniée avec une véritable maëstria. Elle joua d’abord des valses, de très jolies valses, de Strauss, de Lanner, etc., et toute espèce de danses, jusque vers deux heures du matin. A partir de ce moment, les danseurs étant sans doute suffisamment rompus aux rythmes dansants, la clarinette se donna libre carrière : ce furent des airs variés, avec d’étourdissantes variations roulées, coulées, piquées ; de la virtuosité étincelante ; de ces variations que nos créoles, sur la Mana, sifflaient avec un vrai talent. Après les variations, un peu fatigantes pour la respiration, ce furent des airs d’opéras, lents ou vifs, sans transition, avec la plus parfaite indifférence pour la danse en cours : je reconnus au vol Carmen, la Favorite, la Traviata, Guillaume Tell, et même Lohengrin. Je ne parle pas des opérettes. La boîte à sable et la lame de bois continuaient, sans s’inquiéter de la clarinette, leurs battements et leurs grincements rythmés. C’était admirable, comme chacun de son côté, danseurs et musiciens, s’en donnaient à cœur joie pour jouir à fond de la danse. La pluie tomba par rafales, sans qu’on s’en doutât dans la salle un seul instant.

A côté d’un bal pareil, il est inutile d’essayer de dormir ; il faut aller le voir, et c’est intéressant ; il y a un buffet et des tables où l’on peut se rafraîchir.

Je vis un autre bal le 2 avril, la veille de Pâques. Outre la clarinette, toujours tenue supérieurement, il y avait deux violons, une contrebasse et un cornet à piston. Les deux violons passaient inaperçus à l’oreille, et pourtant leurs exécutants ne se faisaient pas faute de manier l’archet à tour de bras. Mais que faire contre un piston et une clarinette, un tambour de bois et une boîte à sable ? Se taire ! mais leur salaire n’eût pas été gagné.

Ces grandes salles de danse sont parfaitement aérées, éclairées à l’électricité ; elles ont un promenoir pour les spectateurs, des bancs pour les danseurs fatigués, et des rafraîchissements. La police surveille d’un œil débonnaire.

Le matin de Pâques, jour de mon départ, j’allai visiter le marché que je ne connaissais pas encore. Un gendarme de la Savoie, rencontré à Cayenne, m’ayant persuadé qu’il en valait la peine, vint m’y conduire à cinq heures du matin. J’y trouvai, en effet, une foule considérable et bariolée, toute espèce de fruits et de légumes, des libérés vendant de la viande, le tout relativement un peu cher, au taux de l’unité inférieure de Cayenne, qui est le sou marqué, valant deux sous. C’est une jolie pièce de nickel, frappée sous Louis-Philippe. Je constatai avec plaisir l’activité du marché de Cayenne, et surtout je m’aperçus que la population en général et les gendarmes en particulier sont en mesure d’avoir une nourriture saine et réconfortante, comme il convient en Guyane.

La cathédrale était pleine de monde, à déborder sur la place, à la messe de Pâques : l’orgue et les chants s’en donnaient à toute volée. Je dois même mentionner une effroyable cacophonie due au mélange de l’orgue et des chants avec une fanfare jouant des danses, des marches et des pas redoublés : pour comble, je reconnus, sinon les mêmes musiciens, du moins les mêmes airs que la veille au bal créole. Autour de moi, on paraissait ravi d’entendre un pareil charivari. Il paraît que des sons comme des goûts, on ne discute pas. Chacun a sa manière d’honorer Dieu, et peut-être notre grande musique religieuse paraîtrait-elle fade aux oreilles créoles ! Elle demande une étude, d’ailleurs. L’idée qu’on se fait de Dieu dépend de la science qu’on possède ; on ne peut en imposer une plutôt qu’une autre.

Les Frères des écoles chrétiennes sont très populaires à Cayenne : c’est leur fanfare qui jouait à la grand’messe et nous gratifiait de ses airs intempestifs. Les élèves étaient tout endimanchés : quelques-uns avaient des bas et des souliers bien cirés ; d’autres n’avaient qu’un bas et qu’un soulier ; pour satisfaire une petite vanité, ils étaient certainement plus mal à l’aise que leurs camarades qui avaient leurs deux pieds nus.

J’ai fait allusion aux forçats une fois ou deux dans mon récit, à propos de la main-d’œuvre et de la colonie pénitentiaire du Maroni. La surveillance ne paraissait pas être suffisante, et la Guyane n’a pas de troupes dans le cas possible d’une révolte des forçats. Voici quelques observations qui m’ont été faites sur le régime du bagne.

Ce régime paraît s’inspirer d’abord du code d’excellence de la nature humaine, inventé par Rousseau dans son Emile, et ensuite d’une sorte d’aversion pour tout changement. Le souci principal est de ne donner aucun motif de laisser croire que les forçats sont mal traités, et de suivre la routine. Le nombre total des forçats est d’environ six mille. Il a été renforcé récemment de ceux qu’on a expédiés de la Nouvelle-Calédonie, qui cesserait peu à peu d’être colonie pénitentiaire. Depuis l’année 1854, où la Guyane reçut le premier convoi de condamnés, on peut dire que le travail fait par les forçats est insignifiant, comparé aux dépenses qu’il a occasionnées. Ces dépenses ont dépassé soixante millions, et le travail fait se borne à quelques plantations sur le Maroni ; chaque administration nouvelle refait ce qu’avait fait la précédente, et la Guyane reste aussi inculte qu’il y a soixante ans. En colonie anglaise, on aurait évidemment réalisé des défrichements et des routes qui auraient développé le pays. En Guyane, on a fait quinze kilomètres de routes.

Dans les rues de Cayenne, le travail des forçats est peu pénible, et, en le voyant faire, on comprend combien il manque d’entrain et de bonne volonté. C’est le travail forcé, bien inférieur au travail libre. Les forçats travaillent moins que les militaires et sont mieux traités. Un condamné qui a une plainte à faire peut s’adresser directement au ministère, sans passer par l’administration, tandis qu’un soldat est obligé de passer par la voie hiérarchique. Un forçat peut ameuter la presse. Ainsi Zola a fait son livre : Vérité, qui est un tissu d’erreurs. Que n’est-il venu en Guyane ? Il était, certes, assez riche pour payer son voyage, et il aurait pu voir l’île du Diable.

TRAVAUX DES FORÇATS DANS LE PORT, A CAYENNE

Le contact prolongé entre les forçats de toute catégorie les rend rapidement aussi mauvais les uns que les autres : si l’on isolait les meilleurs (car il y a des crimes par entraînement irréfléchi), on obtiendrait un autre résultat. Il faudrait écarter les pires, comme on coupe un membre malade pour éviter la gangrène. Ensemble, les forçats en arrivent à perdre tout sens moral, à regarder le vol, l’assassinat, comme un devoir dans l’état où la société les a mis. On envoie bien les mauvaises têtes, ou soi-disant telles, aux îles du Salut. Mais on appelle mauvaises têtes ceux qui refusent de travailler ; or, ce refus est trop facile à opposer, car il n’y a aucune sanction, aucune punition ayant un résultat effectif comme dans l’armée. Aux îles du Salut, la vie est douce et le climat est bon. Il serait si facile de classer les forçats d’après leur casier judiciaire ! Mais ce serait quitter la routine, et se donner de la peine. Peut-être l’un ou l’autre directeur a-t-il essayé, mais il a dû se heurter à la pire des forces, la force d’inertie. Car l’administration ne manque pas de chefs capables et intelligents. Mais, quand une routine dure depuis cinquante et soixante ans, et reste liée à l’influence changeante des régimes que la France subit de son côté, on n’a ni la force ni le temps de faire œuvre qui dure.

Si les forçats sont donc manifestement inutiles à la Guyane, ils sont par surcroît nuisibles à sa réputation, par suite à son peuplement et à son développement. Il vaudrait mieux les envoyer ailleurs, aux îles Kerguélen, par exemple, dans le sud de l’Afrique, où, dit-on, il n’y a que des phoques et un consul. Le climat y est excellent.

Le sort des libérés est plus triste encore que celui des forçats. Il leur arrive de demander à faire certains travaux refusés par les forçats, comme trop pénibles, et, en effet, ces libérés gagnent 70 francs par mois, ce qui représente tout juste leur nourriture, à Cayenne. Leur situation est parfois si misérable qu’ils commettent volontairement un délit pour se faire réintégrer au bagne : le tribunal de Cayenne juge constamment des faits de ce genre. Les forçats malades vont à l’hôpital et l’on prolonge leur convalescence par toute espèce de petits soins, tandis que les libérés malades sont envoyés au camp. On saisit sur le vif la sollicitude administrative pour son service, et son indifférence au bien général.

Depuis huit ans, il est question de faire un chemin de fer de pénétration en Guyane ; on comptait, mais à tort, semble-t-il, sur l’administration pénitentiaire pour donner sa main-d’œuvre. On ne sait plus maintenant quand on fera ce chemin de fer, ni même si on le fera. Celui qui se construit actuellement en Guyane hollandaise pourrait bien décourager de faire celui de notre colonie, car le projet le plus populaire à Cayenne consistait à aboutir à la haute Mana et au Maroni par l’Approuague, et le chemin de fer hollandais ira justement à l’Awa, sur le Maroni.

Mais, en Guyane française, aucun tracé n’est encore fait ; on ne peut donc évaluer les frais de construction, ne sachant pas à quelles difficultés on se heurtera. Quant au but à atteindre, il me semble qu’on n’a que l’embarras du choix : il y a des placers un peu partout, et, quel que soit le point visé, la région intermédiaire est bonne à développer.

Les avantages d’un pareil chemin de fer seraient inappréciables : on pourrait exploiter avec profit une quantité de placers, dont actuellement le ravitaillement est trop coûteux pour que le bénéfice soit possible. Surtout on pourrait commencer le défrichement intérieur et la mise en valeur de la Guyane française, comme en Guyane anglaise et hollandaise. L’intérieur du pays est loin d’être malsain, surtout en commençant par cultiver le voisinage de la mer, comme le recommande M. Théodule Leblond. La main-d’œuvre viendra des Antilles à volonté. Il suffirait d’un effort pour mettre en plein rapport cette inépuisable forêt vierge, inhabitée et inconnue. Il faut de l’argent évidemment, mais, avec la production d’or de la Guyane, le capital ne ferait pas défaut, si on l’intéressait à la Guyane, au lieu de l’écarter.

Ceci me conduit à dire quelques mots de la douane. Le produit principal, c’est l’or. C’est grâce à l’or que le budget de la colonie donne des excédents. Mais ces excédents, au lieu d’être employés au profit de la colonie, servent à faire des largesses administratives. On étudie à la loupe les rouages de ce régime, comme en France, mais on néglige toute vue d’ensemble. En outre, la politique sait bien jouer aussi son rôle.

L’or paye deux taxes : la première, de 5 francs par kilogramme d’or brut, pour l’entrée dans Cayenne ; la seconde, de 216 francs par kilogramme pour la sortie, c’est-à-dire 8 pour 100 de l’or brut, estimé à 2,700 francs le kilogramme. Ces chiffres sont exagérés d’abord, puisqu’en Guyane hollandaise, aux Etats-Unis, au Transvaal avant la guerre, on ne payait que 5 pour 100. Mais cela n’est rien. En se présentant à la douane, il semble qu’il devrait suffire de dire : « J’ai tant d’or ; pesez-le. Combien dois-je payer ? » Mais il s’agit bien de cela ! On dirait qu’il est honteux de faire de l’impôt une affaire d’argent. L’important, c’est la paperasserie et les formalités de l’emballage. Ce n’est qu’aux Etats-Unis que les questions se résolvent simplement. Ici, il faut des boîtes spéciales, des cachets spéciaux, un poids spécial, et surtout il faut des papiers. D’abord, un laissez-passer : si l’on n’a pas de mine à soi, on ne peut se procurer ce laissez-passer que par fraude, en utilisant de vieux registres, ou en s’adressant à des gens qui n’ont des mines que pour avoir des laissez-passer.

Si l’or est entré sans laissez-passer, il ne peut plus sortir sans une nouvelle fraude. Pour éviter ces chicanes, sans parler de celles de la pesée, on préfère passer l’or en contrebande. En Guyane hollandaise, les poids sont justes, il n’y a pas de laissez-passer, et l’on ne paye que 5 pour 100. A propos de pesée, on sait que les commerçants français et suisses préfèrent envoyer leurs marchandises d’exportation par les ports allemands et italiens plutôt que par les ports français, Marseille surtout, parce que les pesées y sont capricieuses, dangereuses et paperassières.

Tout ceci n’est rien encore : on risque des amendes et même la confiscation de l’or à la moindre infraction : par exemple, si le poids indiqué sur le laissez-passer diffère de 100 grammes, en plus ou en moins, du poids découvert par la douane. Or, il s’agit souvent de 20 kilogrammes d’or, et même davantage. La balance de la douane, usée par l’humidité, a tout autant de chances d’être fausse que celle du placer. J’ai vu la confiscation se produire dans le cas suivant : le laissez-passer était arrivé après l’or ; ce sont des canots boschs qui portent cet or à travers des centaines de kilomètres, des sauts et des rapides ; un pilote bosch avait oublié de remettre le laissez-passer à son remplaçant. Le propriétaire de l’or a fait appel en France, et, après une année de discussions, ne s’en est tiré qu’en payant 500 francs d’amende : le plus fort est qu’après avoir gardé le laissez-passer, on le lui réclamait en le menaçant d’une nouvelle amende. Il y a de quoi décourager d’introduire de l’or à Cayenne.

Il en est de même pour les droits sur le rhum. On paye une taxe de 1 fr. 50 par litre en Guyane, et, à l’arrivée à Saint-Nazaire, la régie demande encore 4 francs par litre à 100 degrés. Je me demande d’où vient le rhum qu’on achète en France 3 à 4 francs le litre. C’est un défi jeté aux produits naturels en faveur des produits falsifiés. C’est ainsi que les droits et les tracasseries imposés en France aux bouilleurs de cru favorisent les eaux-de-vie falsifiées, aux dépens des eaux-de-vie naturelles. On a beau se munir à Cayenne d’un certificat d’origine pour son rhum, on paye à l’arrivée en France comme pour un rhum étranger. Il vaut évidemment mieux ne rien déclarer.

Cependant, je quittai Cayenne en regrettant d’avoir pu passer si peu de temps en Guyane. J’y étais arrivé anxieux du climat, sans y connaître personne que Sully-L’Admiral. J’avais trouvé un climat idéal, moyennant quelques précautions, et un accueil plus qu’agréable, cordial. Vraiment, je partais avec le désir du retour en Guyane. Sully, qui d’abord comptait revenir en France avec moi, se décidait à rester pour s’occuper de ses affaires et prendre la direction des placers, s’il y avait lieu. Je partais donc sans lui, mais avec des Guyanais dont j’avais fait connaissance. Naturellement, il y eut une séance d’embrassades sur le bateau, aussi bruyante et démonstrative qu’à mon arrivée.

En route, je fis connaissance d’un homme remarquable par son énergie, depuis vingt ans en Guyane et au Venezuela : M. Rémeau, le directeur des mines d’or de Saint-Elie et Adieu-Vat. Son expérience me confirma un grand nombre de faits que je n’avais pu qu’entrevoir, et ses causeries firent le charme de nos promenades et de nos soirées sur la Ville-de-Tanger, puis sur le Versailles. Si l’on savait, en France, apprécier les hommes de valeur sérieuse, on n’en manquerait pas.

A Fort-de-France, nous prîmes une cargaison de fruits : mangues (les dernières de la saison), ananas, sapotilles, avocas, etc. ; des coquillages, de la salade de patawa. Ces fruits font passer d’autres mets plus échauffants.

La Martinique et la Guadeloupe me parurent peu de chose après la végétation si ardente de la Guyane. Ce sont aussi des pays de créoles et on y retrouve, ce qui m’amusa, des noms qui rappellent l’ancienne France, la Révolution et même la Rome antique : Agénor et Alcindor, Scipion et Cicéron, Alcibiade et Métellus, Florimond et Albany, Cornélie et Herménégilde, etc. La liste en serait longue. Elle me suggéra une remarque : c’est qu’en France on abuse vraiment trop des mêmes noms ; il en est bien d’autres qui sont fort harmonieux, mais n’ont qu’un défaut : ils ne sont pas de mode. La mode y reviendra peut-être.

Je ne vis la montagne Pelée que le soir et couverte de nuages ; on ne saurait pourtant la passer sans tristesse.

Nous essuyâmes une petite tempête, mais avec des rayons de soleil, du 18 au 20 avril ; heureusement, nous étions trop bien habitués à la mer pour en souffrir. Il paraît qu’il y a parfois du soleil dans les plus grandes tempêtes : il rassure tout de même. Cependant les dos énormes des vagues, soulevant le Versailles tout entier pour le laisser ensuite plonger jusqu’au pont, avec un fracas assourdissant, des grondements de coups de canon et des rugissements prolongés, formaient un spectacle qui n’était rien moins que rassurant. Pour réconforter les dames, un plaisant leur disait que ces bruits provenaient de rugissements de lions dans la cale, comme si le Versailles portait une ménagerie. Pour défier la tempête, il faut de solides bateaux ; mais une tempête est justement une occasion d’étudier quelques détails de leur construction si savante.

Le point le plus noir à l’horizon fut la douane de Saint-Nazaire. Mais on sait trop bien, en chemin de fer comme en bateau, les désagréments de cette institution ridicule et moyenâgeuse pour que je les raconte. Je parle de la corvée imposée aux voyageurs et non pas du système protectionniste en général.

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