La Guyane inconnue: Voyage à l'intérieur de la Guyane française
CHAPITRE V
LE GRAND CANORY
Le sentier suit une pente raide dans un paysage d’une grandeur inattendue ; le vert des arbres et des herbes tranche avec le rouge du sol glissant, sorte d’argile due à la décomposition de rochers granitiques dont il reste des blocs avec des veines de quartz d’un blanc très pur. Je me demande comment nos pagayeurs pourront hisser leurs canots sur une pente aussi raide : ce sera leur travail de demain. Pour ce soir, ils monteront seulement les bagages jusqu’à un entrepôt situé au sommet des chutes du Canory.
La pluie nous atteint avec fracas pendant cette course ascensionnelle, mais elle ne nous surprend plus. Ce sol humide et glissant, ces bois ruisselants, ce grondement de la rivière, qui roule en cataractes au pied des pentes, nous font un décor impressionnant et romantique à souhait. Le site est plein de grandeur sauvage. Cette fois, tout le décor des Alpes n’y saurait rien ajouter, et, pour jouir de cette nature, plusieurs fois je redescends le sentier jusqu’aux canots.
Au bord de l’eau, je rencontre nos boschmen, ces transporteurs que nous avions distancés sur l’Approuague : ils n’ont pu lutter contre nous avec leurs canots surchargés de provisions pour les placers. Quels efforts ils faisaient derrière nous, enfonçant dans l’eau leurs pagaies comme des forcenés pour nous rattraper ! L’aspect est si gauche, d’un cachet si primitif, de ce mouvement de la pagaie ! Il semble que l’effort est totalement disproportionné au résultat, et sa violence contraste si fort avec la douceur de l’eau qui court ! Les anciens voyageurs en avaient été frappés comme moi, car sur leurs vieux dessins, ils l’ont saisi avec une curieuse exactitude. Rien n’a changé ici depuis des milliers d’années. Ces boschs sont les naturels du pays, comme disaient les voyageurs, et ils y sont bien plus naturels que nous. Mais peut-être jouissons-nous davantage du paysage.
Le sentier traverse une crique avant d’arriver aux magasins. Ceux-ci sont deux grands hangars ouverts de tous côtés, recouverts en tôle ondulée, entourés de grands arbres, à portée du mugissement des cataractes, sur la pente douce d’une petite colline. Pour éviter les chutes dangereuses des colosses de la forêt, on a abattu les arbres autour des magasins sur un vaste espace, et l’on distingue mieux ainsi le pays aux collines ondulées. Sous la forêt, on ne distingue rien à distance, la pente que l’on suit indique seule si l’on est en plaine ou en collines.
Je monte au delà des magasins pour voir le sommet des chutes. Il n’y a qu’un bassin d’eau bien calme, ombragé entièrement, et où sont amarrés deux canots prêts à repartir. Après la pluie et la chaleur, sous ces voûtes verdoyantes, un bain dans cette eau presque tiède est une jouissance.
Vraiment tout cet ensemble a plutôt l’allure d’un site des Pyrénées que d’un site tropical. Je pense aux Pyrénées plutôt qu’aux Alpes, et au pied même des Pyrénées, car aucun arbre ici ne rappelle les sapins, on dirait plutôt des châtaigniers et des noyers ; et puis la température est douce, bien que le ciel soit couvert, mais les averses ont une violence inusitée ailleurs. S’il y avait un petit observatoire dominant les cataractes, peut-être attirerait-il les touristes en Guyane. D’en bas, on ne voit qu’une partie des chutes ; d’en haut, on ne les voit pas du tout ; la forêt les cache entièrement. Quand viendra-t-il des touristes au Grand Canory, la merveille des spectacles de la Guyane française ? Je crains que les obstacles ne soient longtemps encore insurmontables. Et pourquoi arranger ces chutes ? Ce serait les gâter. On fait cela dans les Alpes, on civilise les chutes et les glaciers, et tout tombe dans la banalité. Quand un spectacle n’a plus de mystère, quand il a perdu l’attrait de la difficulté à vaincre, sa beauté est compromise.
En rentrant aux magasins, je trouve une quarantaine de boschs et de créoles installés sous le grand toit, suspendant leurs hamacs d’un côté, leurs vêtements mouillés de l’autre, dans l’espoir du soleil de demain pour les sécher. Sully, Emma et moi, nous jouissons d’un abri spécial, relativement. Il n’est ouvert que de deux côtés, sur la forêt ; l’air y circule librement. Le chef magasinier a un réduit fermant à clef pour y entreposer l’or qui arrive des placers, avant de l’embarquer à nouveau. On est honnête en Guyane, car il serait si facile de voler l’or qui court les fleuves et les sentiers ! Le magasinier et sa femme nous reçoivent sous leur moustiquaire, et nous offrent du pippermint d’un vert éclatant, digne de la forêt vierge.
Pour répondre au pippermint, nous invitons le chef et sa femme à dîner avec nous. C’est ce qu’ils attendaient. Nous leur offrons du punch au rhum, du potage Maggi, de délicieuses petites truites du Canory, du riz cuit à la vapeur, comme en Chine (il n’y a plus que Paris pour manger le riz sous forme de purée fade), des bananes frites, du fromage de Hollande et de la gelée de conserve. Enfin le champagne remplit son office, aussi reconstituant que pétillant et fait pour bavarder. En Guyane, il faudrait que tout le monde en bût ; il n’y a peut-être que les gens sages qui s’en privent, mais il y en a peu.
Nous causons des difficultés d’explorer et d’exploiter les mines en Guyane : ces difficultés sont, dans leur genre, aussi grandes qu’au Klondyke. Je ne sais pas pourquoi l’on vante tellement l’endurance et la ténacité du prospecteur américain (des Etats-Unis). Les prospecteurs et les mineurs créoles sont tout aussi vigoureux et ardents. Leur climat humide, parfois fiévreux, est même plus à craindre que l’hiver rigoureux de l’Alaska. Les distances de la côte et des centres habités jusqu’aux mines, sont aussi grandes : il faut trois à quatre semaines, souvent davantage, pour remonter le Maroni, la Mana, ou même l’Approuague, avec des canots chargés de provisions. Les accidents aux sauts, aux rapides, sont fréquents. La forêt a du gibier, mais le mineur ne peut passer son temps à la chasse ; il vit de conserves. Les fruits abondent, mais ils sont disséminés ; celui qui est occupé à retirer l’or de la rivière ne peut leur courir après sans risquer de perdre sa place. Les plantations sont coûteuses, à cause du déboisement qu’il faut d’abord faire ; on ne peut les entreprendre que pour des installations de longue durée ; or, les rivières aurifères en Guyane sont le plus souvent étroites ; les chantiers d’exploitation avancent rapidement, changent de place, et quand on y revient, en moins d’un ou deux ans, la brousse vierge a poussé.
L’Américain du Nord ne redoute pas non plus les climats chauds ; il dit volontiers : « Qu’importe de geler sous le pôle, ou de griller sous l’équateur, pourvu qu’on trouve de l’or ? » Mais notre créole guyanais ne lui cède en rien, il a la même philosophie pratique ; il rirait sous le pôle, car c’est son avantage sur l’Américain du Nord : il sait rire et conter des histoires.
La soirée est égayée par des causeries, et quand je vais rejoindre mon hamac, j’ai oublié où nous sommes et je cherche sur ma tête les feuilles d’un carbet ; au lieu de feuilles, j’aperçois une tôle ondulée. Mais la différence n’est pas grande.
Pendant la matinée du lendemain, le soleil est chaud et dégage de partout une vapeur humide : les effets de nos pagayeurs sont vite secs. Nous profitons aussi du soleil pour sortir et secouer notre linge que l’humidité pénètre au plus profond des pagaras. Entre temps, boschs et créoles s’entr’aident pour hisser leurs canots le long du sentier. C’est ici qu’on aurait plaisir à utiliser un treuil à bras et des rails en bois. Car les canots s’usent rapidement à force de frotter sur la terre et les roches. Même il faudrait éviter entièrement ce remontage des canots. Il suffirait d’avoir une station de canots au sommet du saut Canory. Il y a une autre raison pour changer de canots : plus on remonte la rivière, plus elle est étroite et sinueuse, et par suite incommode aux canots boschs, qui sont très longs. On aurait, à partir du Canory, des canots courts et légers ; légers pour pouvoir passer par-dessus les troncs ensevelis dans les rivières, et qui viennent heurter la quille des pirogues. Il paraît que nous en verrons beaucoup, de ces troncs redoutables.
C’est un spectacle que de voir nos longs canots traînés et poussés à bras d’hommes. Devant les magasins, sur un sol plat et humide, ils glissent rapidement. Ici, c’est un jeu, mais dans la montée, on ne plaisantait pas ; même M. Dormoy grondait et usait tous ses adjectifs.
Nous partons à onze heures du matin : à peine sommes-nous à quelques mètres du dégrad que toute trace du Canory a disparu ; le majestueux ravin s’est évanoui, le grondement des eaux, le fracas des cataractes, tout le bruit s’est éteint derrière un brusque contour. Les pagaies seules troublent le silence. Nous avons autour de nous la même vision de rivière encadrée de forêts qu’avant le Canory, sauf que la largeur des eaux est un peu moindre.
Des perroquets verts passent par volées en jacassant ; leur vert plus clair tranche sur celui des arbres ; des vols d’aras rouges viennent les croiser, et c’est une féerie de plumages bariolés. Tous ces oiseaux poussent des cris éclatants comme des sonneries de cuivre ; on dirait des cris de paons ou d’oiseaux exotiques de grandes volières. Tout est splendide et grandiose ; on rêve… mais il faut déjeuner. Pourquoi cette opération doit-elle se faire prosaïquement au fond des canots ? J’aime peu ce système qui rappelle un dîner de prisonniers qu’on passerait à travers un guichet. Le pomakary est une prison, et son entrée est un guichet. On n’en peut sortir qu’en rampant sur les bagages accumulés, car les places vides, fort étroites, sont prises par les pagayeurs. C’est qu’il faut gagner du temps. Je vais pourtant m’asseoir derrière le pomakary, près de mon Homère debout ; et malgré le manque de confort de cette position sur les bagages irréguliers et anguleux, je puis contempler à l’aise le décor tropical dans lequel nous glissons.
A trois heures, nous accostons à la crique Sapoucaye ; il faudrait plusieurs heures pour atteindre un autre atterrissage avec des carbets, et le traînage des canots au Canory a, paraît-il, fatigué nos boys. Je crois que c’est une ruse d’Ulysse, je veux dire d’Homère, pour aller chasser. Il part en effet avec Sully et le procureur d’un côté ; les autres vont d’un autre côté, et quelques minutes plus tard, ils rapportent des perdrix, des perroquets et un hocco. Cet oiseau est une dinde sauvage très charnue. Sans s’en douter, elle porte une poitrine de chair si épaisse qu’on la rôtit sur le gril comme un beefsteak. On appelle cela un beefsteak de hocco. C’est délicieux, tendre, parfumé, succulent, comment dire encore ? un plat de roi que les menus royaux ne voient jamais. Croirait-on que les rois aient des sujets d’envier les boys créoles ? Dans leur for intérieur, ils en ont plus d’un qu’ils savent ne pas dire. C’est leur devoir. Le beefsteak de hocco, même décelant un péché capital, est avouable.
Une promenade sous bois me charme toujours le soir : les lianes, les orchidées aux larges feuilles, posées sur les branches et les troncs comme du gui florissant, sont de rares spectacles. Sur le sol, c’est autre chose : des scorpions, des scolopendres, mille insectes, mais non pas tous au même endroit, évidemment. C’est à désespérer, je crois, un entomologiste, même courageux, car les variétés guyanaises, jamais étudiées, doivent être pleines de surprises. Mais je préfère lever les yeux vers les voûtes profondes de feuillages, à travers lesquelles passe un peu de bleu violacé, vespéral (j’envie la fécondité d’adjectifs de Dormoy). Et puis, la faute en est à mon pomakary, qui m’avait fait rêver d’une prison. Heureuse faute ! Je pense à l’admirable chœur des prisonniers de Fidelio : « Adieu, rayons si doux des cieux, il faut rentrer dans l’ombre. » Beethoven en Guyane ! mais il a des contrastes si saisissants entre la splendeur des choses, et l’ombre et la tristesse. Ici, l’ombre chante encore : l’autre jour elle était pour moi pleine de cris de mort, de plaintes pour l’existence. Ce soir, elle est pleine de chants d’amour. Car la nuit, tous les êtres ont aussi leur moment de repos. Ils s’appellent de cris amoureux qu’ils savent reconnaître.
Avez-vous jamais entendu dans la montagne ces appels de jeunes gens, ces appels où dans les voix, dans les inflexions, il y a comme de l’amour qui passe ? Dans la forêt, il en est de bien plus variés encore, mais nous autres, civilisés, nous en avons perdu le secret, nous ne les connaissons plus. Seuls, quelques-uns, plus sensibles, distinguent les roucoulements des oiseaux en amour, les petits cris des rainettes, que sais-je ? La musique cultivée, peut-être trop belle, trop idéale, nous a fait perdre d’autres sensations : le sauvage n’envie pas l’homme civilisé.
Cette nuit, à deux heures, une troupe de petits singes gris et noirs a entouré nos carbets ; ils ont grimpé par-dessus en gambadant. On m’a appelé pour les voir, mais je dormais si profondément, que je n’ai rien entendu. Ces petits êtres sont inoffensifs, même pour les insectes. Ils vivent de fruits, et ne donnent pas de concerts ; c’est bon, cela, pour les singes rouges.
Partis à sept heures du matin au jour suivant, nous perdons quelques instants à viser des perdrix, puis un gibier plus important captive notre attention.
— Un maïpouri, dit mon Indien.
— Qu’est-ce que cela ? dis-je.
Et, au même moment, je reconnais un tapir.
En effet, un énorme animal, sur la rive droite, semble paître tranquillement. Mais il nous a entendus, il nous regarde, et il plonge dans l’eau. Il traverse en zigzag la rivière à la nage sous le feu de toutes nos armes. Sur six balles, trois l’ont atteint ; il s’élance hors de l’eau sur la rive gauche, derrière nos canots, et part à fond de train. Nous accostons ; quatre boys se mettent à la poursuite du tapir, et nous les attendons, convaincus qu’ils vont en rapporter quelques quartiers.
Mais une demi-heure se passe, et ils reviennent bredouille. L’animal les a engagés dans un marais, puis les a dépistés, bien qu’il ait laissé des traces de son sang sur son passage. Je regrette moins le manque de viande fraîche que le sort de cette pauvre bête, destinée sans doute à périr misérablement. Ce maïpouri dépassait la taille d’un bœuf, c’est l’éléphant ou l’hippopotame guyanais ; il a une petite trompe et il se tient volontiers dans l’eau.
Les tapirs abondent en Guyane. Parfois on les voit s’élancer à deux ou trois ensemble au travers d’un campement de carbets, renversant tout : hommes et hamacs tombent pêle-mêle, ensevelis sous les feuilles de leurs abris. C’est pure inadvertance du tapir, car il n’attaque pas l’homme ; mais il voit un espace libre et il charge au travers pour atteindre plus vite la rivière. Surprise désagréable ! Ne carbetez jamais sur le passage des tapirs.
Les fleurs et les oiseaux égayent le paysage de leurs couleurs brillantes. Je remarque de grandes fleurs aux étamines jaunes dressées en groupe compact sur un fond de graines écarlates : les créoles les nomment l’épaulette du soldat. Elles émaillent les branches d’un grand arbre, et nos boys le dépouillent pour s’en décorer. Des fruits de toute sorte attirent nos regards : le raisin et la goyave sauvages ; puis des fruits inconnus, peut-être vénéneux. On ignore, même en Guyane, la qualité des fruits et les ressources de la forêt.
Les aras deviennent de plus en plus nombreux : j’en remarque qui ont à la queue un magnifique panache d’un bleu aussi éclatant que le rouge de leurs ailes ; il est, de plus, irisé et vert par-dessous. Des couleuvres, des serpents rouges, des iguanes verts, ceux-ci visibles seulement à un œil exercé comme celui des créoles, apparaissent à travers les plantes verdoyantes et les branches d’arbres. Pour déjeuner, Sully tue un ara splendide et un hocco, tandis qu’Homère pêche une carpe à côté de la carcasse d’un caïman. Le caïman guyanais est lourd et paresseux ; il n’a rien du terrible alligator du Brésil.
Nous sommes, à cinq heures, au saut Coatta. C’est le nom d’une variété de singes, qui a une colonie dans la crique voisine. On donne aux criques, à défaut d’autre nom, celui du premier animal qu’on y rencontre. Cette nuit, pourtant, nous ne recevons aucune visite des coattas ; par contre, vers quatre heures, nous avons une sérénade des singes hurleurs.
Au départ du matin, Homère nous offre une perdrix grise, un tocklot en créole. Nous passons le saut Coatta de neuf à dix heures, sans difficultés. Il a six mètres de chute sur deux à trois cents mètres de longueur, et nous abordons pour carbeter à la crique Japigny.
Il pleut à torrents : nos carbets sont séparés en deux groupes, à trente mètres de distance l’un de l’autre ; chaque groupe est formé de deux carbets, tout l’intervalle est occupé par des buissons et des palmiers épineux. Pour aller et venir, on est doublement mouillé, par la pluie et par les buissons, et l’on s’accroche aux épines. Pendant que le dîner cuit comme il peut sous l’ondée, je cause avec Sully. De la tête, nous touchons presque les feuilles qui couvrent le carbet. Tout à coup Emma nous crie :
— Un serpent sur vos têtes !
Et j’entends comme la chute d’un corps.
Nous nous baissons et je me précipite dans les buissons qui m’égratignent. Mais, tandis que je me dépêtre dans la demi-obscurité qui tombe, songeant à ces « serpents qui sifflent sur nos têtes », Sully, impassible, a trouvé un bâton et tué le serpent, qui tombait, en effet, au moment où je sortais du carbet, cherchant à fuir. Un peu plus, et je lui marchais dessus. Ce pauvre être nous cédait sa place sans combat, réveillé probablement par la fumée de notre feu. Nous autres hommes, nous n’aurions pas vidé la place si bénévolement ; et l’on se plaint des serpents ! Celui-ci était un serpent rouge, ou serpent-agouti. Il passe pour venimeux.
Sous la pluie retentit un cri d’oiseau au timbre très clair. On croirait qu’il dit, d’un ton vif et mécontent : « Voyons, voyons, » et les créoles l’appellent l’oiseau-voyons. Il avertit, prétendent-ils, le gibier poursuivi par les félins. De ceux-ci, le plus dangereux pour les petits animaux du bois, est le cougouar. Il rugit plusieurs fois, et puis il s’enfuit en faisant un détour pour aller attendre sur son passage le gibier, l’agouti qu’il a effrayé, car il a étudié la tactique.
Mais alors arrive l’oiseau-voyons pour prévenir le pauvre agouti, ce lièvre américain, qui est aussi inoffensif et peureux que le nôtre. Et voilà des milliers d’années que la même comédie se répète, et c’est ainsi que s’éclairciraient pour moi quelques mystères de la forêt si je restais longtemps avec les créoles.
Je m’endors tardivement cette nuit, poursuivi par cette idée que des serpents rampent parmi les feuilles de mon carbet. S’il y en a, à vrai dire, ils ont plus peur que moi, et ne songent qu’à me laisser tranquille. La pluie fait rage, elle crée un lac sous mon hamac, et sur ce lac nagent mes souliers. Les moustiques sont excités par la pluie, et nous empêchent tous de dormir, et même de rêver.
Quand nous repartons, nos canots sont inondés, même sous les pomakarys. Mais l’atmosphère tiède compense cet ennui. Il fait si bon vivre dans ce climat : l’énergie se passe d’excitation. La chasse nous fascine et nous accostons la rive. L’Admiral vise un hocco au sommet d’un grand arbre. Il croit le voir tomber, quelque chose remue à terre ; il tire encore et va chercher sa prise, c’est un tatou. Ce petit animal est un porc à carapace rose clair, et dont la queue est entourée d’une gaine en troncs de cône emboîtés l’un dans l’autre, de façon à rester flexible. Le dos seul est noirâtre et s’éclaircit tout de suite. Tout le reste est d’un blanc rosé, en petites écailles dont chacune porte un petit cercle, ou plutôt un hexagone, avec un point au centre ; le museau allongé en petite trompe est muni de longues incisives. Cet animal a l’air d’être en porcelaine, on dirait un dieu bouddhique, et il serait ravissant au milieu de bibelots précieux. Mais nous n’avons pas le loisir de l’empailler. Il paraît que sa chair est délicieuse, nous aurons ce soir un excellent dîner.
Mais il s’agit d’abord de franchir le saut Japigny.