La Guyane inconnue: Voyage à l'intérieur de la Guyane française
CHAPITRE VIII
AVENTURIERS DE MINES
La Guyane, comme tout pays de mines, a eu et a encore des aventuriers. Comme toute autre industrie, les mines d’or ont des avantages et des inconvénients. Peut-être ont-elles des soubresauts plus brusques que les autres industries. Elles font d’immenses fortunes, et en défont d’autres non moins rapidement. Pour un heureux, elles font bien des malheureux. Il est fort dangereux de jouer avec elles, mais elles sont tentantes comme une loterie qui a de très gros lots.
L’avantage d’ordre général que possèdent les mines, et surtout les mines d’or, c’est que seules de toutes les industries, elles apportent dans le monde une richesse nouvelle qui n’existait pas auparavant. Tandis que les usines, les manufactures, le commerce, ne font que transformer la matière en circulation, les mines renouvellent cette matière ; elles créent, non pas avec rien, mais avec quelque élément invisible, tant il était profondément caché.
Cependant, depuis quelques années, le courant des affaires semble peu favorable aux mines. On les accuse de tant de désastres financiers, de tant d’illusions trompeuses ! Mais si l’on se plaint d’elles, elles, en revanche, pourraient se plaindre d’être bien mal comprises et bien mal traitées.
Les fameuses mines du Rand, au Transvaal, si riches, si régulières, sans défauts, car elles avaient tout pour elles, ont fait surgir un fléau bien inattendu pour des mines : la guerre, et cette guerre a coûté si cher, qu’au lieu d’en tirer un bénéfice, les mines y perdront, sans parler de leur interruption pendant quatre à cinq ans. Les actionnaires seraient-ils en droit de le reprocher aux mines elles-mêmes ?
Je connais une mine d’or où, après avoir mis plusieurs années à préparer l’exploitation, on a broyé du minerai pendant trois jours, et comme le résultat était faible, on a tout abandonné sans retour. On a peut-être eu raison, mais il fallait d’abord étudier la mine. Ailleurs on fait les travaux dans des conditions de prix absolument anormales, alors qu’une mine doit être conduite avec économie avant tout.
Ailleurs encore, on fait exécuter des travaux, et on ne les paye pas, jetant le discrédit sur l’entreprise ; on envoie en Guyane des ingénieurs qu’on ne paye pas, et l’on organise les affaires sur des bases financières où chacun cherche à duper son partenaire : la mine a bon dos ; pourtant, on arrive ainsi à lui casser les reins. On dirait qu’il s’agit d’un être vivant.
Nous causions un soir, à Souvenir, Sully, M. Beaujoie et moi, des aventures de mines que chacun connaissait plus particulièrement.
M. Beaujoie, qui avait commencé par l’histoire de Bouche-Coulée, nous conta ensuite les coups merveilleux des célèbres Guyanais : Vitalo, Pointu, etc., qui récoltaient de magnifiques pépites, faisaient fortune, puis, à force de tenter la chance, finirent par se noyer sous les sauts et les cataractes de l’Approuague et de l’Inini, avec leurs magots. On a en vain essayé de curer ces sauts. Ce sont là des tombeaux dignes de ces vaillants chercheurs d’or.
— On vole très peu l’or en Guyane, ajoute M. Beaujoie ; cependant j’ai vu rentrer un jour à Cayenne un jeune homme qui déclarait à ses bailleurs de fonds que la malchance l’avait poursuivi, et qu’il n’avait pu réaliser que 4 kilos d’or. Cela couvrait tout juste les frais de l’expédition et l’on allait s’en contenter, quand un marchand de Cayenne vint raconter que ce même jeune homme lui avait offert, la veille, 9 kilos d’or au prix du maraudage, c’est-à-dire pour la moitié de sa valeur. Naturellement on arrête le pauvre garçon ; il avoue et pour éviter le tribunal, renonce à la part qui lui revient dans ces 9 kilos d’or. Il repart pour son placer, et peu de jours après, on apprend qu’il avait déjà vendu en route 7 kilos d’or à Saint-Laurent du Maroni.
Ainsi, sur 20 kilos d’or, il en rapportait 4, mais c’est un fait très rare.
— Vos aventures sont simples, dis-je à M. Beaujoie, elles sont les mêmes en tous pays de mineurs de rivières, en Californie, en Alaska. C’est le droit du plus fort ou du plus rusé, d’Achille ou d’Ulysse. Nous avons en Europe une vie plus compliquée ; c’est avec des gens, des types, des caractères, qu’on a à lutter, beaucoup plus qu’avec des difficultés naturelles. Les aventures sont différentes.
J’ai connu en Bosnie un type d’aventurier plein d’énergie et fort intéressant. La Bosnie venait de s’ouvrir à la civilisation par l’occupation autrichienne. Un jeune Dalmate italo-slave, nommé D…, ayant une petite fortune, vit là une occasion superbe de prendre des concessions de mines en Bosnie, où le gouvernement turc, depuis des générations, interdisait le travail des mines. Ce gouvernement avait peur des grandes fortunes. Le jeune D… voyait juste. Il organisa une expédition en Bosnie, dépensa presque tout ce qu’il avait, et muni enfin de concessions en règle, il alla à la recherche des capitaux pour l’exploitation. A Vienne il ne réussit pas ; il vint à Paris.
C’était un homme adroit et intelligent, pourtant, malgré sa rouerie slave, un peu naïf. Il se présentait trop bonnement avec des affaires assez bien étudiées, et même ces affaires étaient réellement sa propriété personnelle.
Vous croyez que c’est la bonne manière d’agir en Europe, celle-là ? Détrompez-vous. C’est de la naïveté. On y perd son argent. Le capital se défie ; il veut gagner à coup sûr. Or, le propriétaire d’une mine en a trop vu les difficultés, et il ne peut s’empêcher de les dire. Il épouvante le capital. Et puis un Slave à Paris, c’est un personnage équivoque.
Pour comble, D… s’aboucha à Paris avec un malheureux lanceur d’affaires qu’il prit pour un grand capitaliste, et qui, en réalité, était dans une misère à peine dorée. Ce dernier, de son côté, crut à la fortune future et même actuelle de D… C’était à qui des deux éblouirait l’autre par ses rêves, et chacun se mettait pour l’autre en frais de costumes. Cependant les capitalistes, mieux au courant, riaient. Et la déconvenue de D… fut complète.
Il perdit ses dernières ressources, et même je vis vendre en Bosnie ce qui lui restait, ses meubles, ses chariots de minerai, ses selles, ses chevaux, et, parmi ceux-ci, une jument magnifique pour laquelle il avait une passion. C’était navrant. Cet homme avait des dettes ; ses créanciers le poursuivirent. Il écrivit des lettres si sincères et si désolées, si pleines de bonne volonté, que certains en furent désarmés. Ce n’était point une canaille, bien loin de là. Il avait cru aux mines de Bosnie, et sa croyance fut justifiée dans la suite pour l’une au moins de ces mines, car elle est en exploitation encore actuellement. Une autre, depuis douze ans, est encore en voie de développement.
Pourtant D… ne réussit pas à trouver son capital. C’est bien plus difficile, je vous assure, que de trouver une pépite en Guyane.
— A mon tour, dit Beaujoie, je sais une histoire fort curieuse qui s’est passée près d’ici au contesté franco-brésilien. Vous me permettrez seulement de ne vous dire avec précision ni le nom ni l’endroit. C’est d’ailleurs sans importance.
Il y avait donc, dans ce fameux contesté que la France n’a pas su conserver (l’Amérique aux Américains, qui sait !), des placers extrêmement riches. Des mineurs d’ici, de Cayenne et des Antilles, y ont fait des fortunes. C’était tout récemment. On a bien tiré cent millions d’or d’un endroit pas plus grand que la ville de Paris. Un lanceur d’affaires, comme vous dites, passa par la Guyane et le contesté, et alla proposer une affaire à Paris. Cette affaire n’était point à lui, à l’inverse de celle de votre D… Aussi sut-il la faire mousser. Savez-vous quel argument principal il donna pour frapper ses gens ? L’absence de toute loi dans le contesté franco-brésilien. On n’avait qu’à prendre le terrain ; rien qu’une commission à payer.
On prit le terrain, et pour s’établir suivant toutes les règles conseillées par des ingénieurs expérimentés (en Europe, mais non en Guyane), on fit un chemin de fer de cent kilomètres pour aller aux placers. Comme s’il fallait un chemin de fer pour transporter de l’or ! Et quant à transporter des dragues là-bas, vous voyez vous-mêmes qu’il faut y regarder à deux fois avant de le proposer.
Par économie, on fit ce chemin de fer du système monorail : un seul rail au lieu de deux. Naturellement les wagons ne peuvent se tenir en équilibre là-dessus. Il faut un cheval ou un mulet et par suite une route à côté du monorail. Au lieu de coûter moins cher, cela coûte beaucoup plus cher qu’une voie à deux rails, et il n’y a pas moyen d’y atteler une locomotive. C’est complet. Vous savez, les routes, là-bas, comme ici, c’est de la boue, les chevaux en font des fondrières. Actuellement, monorail et route sont enfouis sous la vase.
Bref, on dépensa des millions. Et savez-vous combien on retira d’or ? Huit kilos, voilà tout. Est-ce assez l’inverse des trouvailles de belles pépites ?
— Vous avez parlé des lois, dis-je. Permettez. Les capitaux savent bien prendre leur parti des lois, lorsque c’est nécessaire. Ce n’est pas là ce qui les gêne le plus. Ecoutez ce que me disait textuellement un jour certaine personne :
« Il arrive assez souvent, je l’avoue, que la valeur des mines est bien indifférente. Une seule chose importe : le marché. Placer des actions, les vendre. Les rapports d’ingénieurs peuvent être fort bien faits. Mais ils ne comprennent rien aux affaires, les ingénieurs. Ils se disent de bonne foi. Ils ont peut-être raison. Mais ils sont tantôt frappés de perspectives invisibles pour nous, pour le public, tantôt frappés de difficultés qui décourageraient tout le monde, si on les disait. Ils effaroucheraient le public. Nous sommes obligés de présenter leurs rapports.
« Ils sont rares, ceux qui comprennent leur avantage. Il faut montrer les possibilités d’une affaire, mais ses dangers, ses difficultés ! C’est fait pour couper les ailes à toute initiative. Le public ne comprend pas ce qui constitue le rôle exact d’une mine d’or, la chance, il ne l’admet pas, en France, du moins. En Amérique, en Angleterre même, c’est autre chose, on joue sur les mines comme sur une loterie. A la bonne heure. Et les chances sont bien plus grandes que sur une loterie. »
— Cet homme-là avait raison, dit Sully. Au public, il faut dire des choses simples, qui sautent aux yeux, qui sont criantes de vérité.
Par exemple, si l’on apporte une mine d’Amérique, des Etats-Unis, la première chose qu’on se dit, c’est celle-ci : « Comment ? Mais les Américains sont si riches, et ils ne font pas cette affaire ? Une affaire si brillante ? Si vous l’apportez en Europe, c’est donc qu’ils n’en ont pas voulu, c’est qu’elle ne vaut rien ! » Et l’on ne va pas plus loin.
On ne se doute pas que les Américains ne peuvent pas tout faire : ils en ont trop, d’entreprises, chez eux. Et le capital américain aussi est rapace, plus encore que le capital européen. Il sait risquer, mais il veut avoir toutes les chances pour lui. Il veut tout accaparer, et le malheureux qui apporte une affaire de mines la vend, soit, mais il est dépouillé ensuite. L’homme d’affaires américain est terrible ; il arracherait même la chemise à son débiteur. Aussi, celui qui a une mine en Amérique, le mineur de bonne foi, sincère, le travailleur robuste et qui n’a pas la finesse des affaires, aime mieux, s’il en trouve l’occasion, vendre sa mine à un Européen qu’à un Américain. Mais essayez donc de faire comprendre cela au public parisien. C’est trop compliqué. Il ne voit qu’un fait : l’Amérique est assez riche pour faire ses affaires toute seule.
— Vous y êtes, dis-je, c’était là exactement mon cas en Californie.
Un ingénieur, et des plus distingués, fit un rapport éblouissant, comme il convenait à Paris, sur une mine californienne que lui apportait un Américain, mais celui-ci n’était point un naïf. Il était même, ce rapport, plein de trouvailles scientifiques, techniques, du moins dans les termes, car le fond était dénué de tout bon sens. Si l’on avait dit simplement les choses, personne n’aurait voulu entendre parler de la Californie. Elle est épuisée, allons donc, votre Californie !
Elle a produit huit milliards d’or, vous savez !
Enfin on souscrivit l’affaire en France, un ou deux millions. L’Américain poussait à la roue avec habileté et énergie. Il avait l’air si sûr de son affaire : on ne doute de rien, là-bas. Et il demandait peu de chose, des actions. Il se disait : « Souscrivez toujours le capital, nous verrons ensuite. »
Il fut modeste pour le payement comptant, quelques centaines de mille francs. Et il dirigea les travaux. On trouva de l’or, un peu, pas beaucoup, quinze à vingt kilos, je crois. Et l’Américain jubilait. Tandis qu’on faisait mousser les actions à la Bourse, il vendait les siennes avec allégresse. Et il câblait impérieusement à Paris d’envoyer des fonds pour continuer les travaux. Car ces fonds, il y en avait pour lui. Il avait de superbes appointements pour ne rien faire. Outre le capital, il se faisait des rentes. La mine produisait de l’or, mais non pas en Californie, à Paris. Voilà la mine d’or.
Pourtant on se lassa à Paris, l’or cessa d’arriver en Californie. Alors l’Américain menaça de reprendre sa mine. Et comme aux Etats-Unis, si l’on n’exploite pas, la mine est déchue, et au bout d’un an, peut être reprise par le premier venu, notre homme n’eut qu’à replanter des piquets sur le sol en son nom, à faire une déclaration, et le voilà de nouveau propriétaire de ses mines après s’être enrichi. Outre les mines, il eut les machines, les bâtiments, les canaux, et enfin un très joli chalet de montagne, dans les forêts de sapins, pour y passer ses loisirs dans la belle saison.
L’Amérique a de quoi nous effrayer, n’est-ce pas ? On peut recommencer plusieurs fois le même coup avec la même mine. De la sorte, une mine est inépuisable.
— C’est incroyable, dit Sully. Oui, les mines sont de curieuses entreprises. Ecoutez l’histoire de celle-ci. C’était une mine riche, mais non pas d’or, de cuivre, et le minerai en était rare et peu connu, la chalcosine.
Un gentleman voyageait à cheval au Mexique avec un ingénieur. Sur le sentier l’ingénieur remarqua d’étranges cailloux, il les prit, fit un geste de satisfaction et les mit dans ses poches. Mais cet ingénieur était épuisé par la fièvre et il succomba à une attaque ; quelques jours après, il mourut. Le gentleman se rappela les cailloux ; il les prit, et à son arrivée à Lima, les fit analyser. C’était de la calamine. Un ingénieur lui en expliqua la valeur et le mode très facile d’exploitation, comme d’une carrière de pierres.
Le gentleman se fit incontinent donner la concession. Il eut le courage, il faut bien reconnaître son mérite, de s’installer dans l’endroit presque désert où était le minerai, avec un contremaître et des mineurs. Il réussit, ce qui était plus difficile, à faire transporter le minerai à la côte, et, en moins d’un an, il avait mis de côté un petit capital. Il eut alors un ingénieur à ses frais, qu’il paya plutôt médiocrement ; mais il est aujourd’hui archimillionnaire, du fait seul de cette mine.
N’est-ce pas le fait du hasard ? Quand on a la chance, on dirait qu’elle vous poursuit. Ce gentleman réussit tout ce qu’il entreprend. Il achète un tableau, parce qu’il a de l’argent en poche. Ce tableau se trouve être un Raphaël. Maintenant que ses mines sont épuisées, il les met en actions. C’est une nouvelle ressource.
— Ah ! les mines, je le disais tout à l’heure, sont une question d’économie. Votre gentleman a eu le mérite de le comprendre. Un ingénieur, avec quelques réflexions, peut éviter des travaux extrêmement chers. Rien n’est plus cher que de percer les roches.
On ne saurait payer trop cher l’expérience d’un ingénieur. Ce qu’il dit peut sembler une vérité évidente. Elle ne l’est pas. Il est d’ailleurs très difficile de faire mettre en pratique une idée de bon sens. On aime mieux faire des choses extraordinaires.
— C’est ainsi, dit M. Beaujoie, qu’on rejette volontiers les échecs sur des impôts, sur des lois. Dans d’autres cas, on sait bien en faire des lois, au contraire. Allez voir ça, à Cayenne. Les lois, ce sont les puissants qui les font, et pour se protéger eux-mêmes.
— Lorsqu’ils n’ont pas la puissance matérielle pour eux, dis-je, ils inventent la police, en effet, puis l’administration, l’armée et les lois. Chez les groupes de mineurs de l’Alaska, et autrefois de la Californie, il n’y avait pas de lois, chaque mineur se défendait lui-même. La loi n’est nécessaire qu’à la propriété acquise et durable. Il n’y a pas d’avantages pour le capital à se passer des lois ; il devient sans défense, au contraire.
Voyez en Guyane, voyez au contesté franco-brésilien, en Alaska, en Californie, il n’y a guère que les petits qui ont fait fortune, les capitaux ont échoué. Mais là, ce n’est pas la faute du manque de lois, elles sont venues au bout de peu d’années ; c’est qu’il s’agissait de ce qu’on appelle des poor men’s diggings, des mines de pauvres gens, demandant peu de capital, exploitables sans frais.
Le capital n’avait que faire dans des placers comme ceux-là.
— Vous voudriez, dit Sully, nous pousser à exploiter nous-mêmes nos placers guyanais, sans aucun capital. Nous le faisons bien. C’est ce qu’on appelle le maraudage.
Mais on se plaint que les maraudeurs saccagent les placers.
— C’est que vous voulez aller trop vite. Les Californiens n’ont jamais saccagé leurs criques, ils savaient fort bien s’entendre, se donner même un chef. Ils étaient disciplinés, et nos braves créoles ne le sont peut-être pas.
Vous vous rappelez M. Dormoy, la peine que vous aviez à le faire tenir tranquille, à lui faire faire un carbet sur l’Approuague.
A propos de lois, ajoutai-je, je vais vous redire, non pas une aventure, mais un discours fort curieux que j’ai traduit du russe. L’auteur s’était occupé d’affaires de mines. Il disait qu’en aucun pays, plus qu’en Russie, on ne trouve moyen de tourner les lois, au moyen de puissantes influences. Un Russe, nommé Katakrof, s’était servi de ce moyen de persuasion pour entraîner en Sibérie des capitaux anglo-franco-belges. Il réussit, d’ailleurs. Son tort fut de vouloir prétendre ensuite que les capitaux s’étaient jetés sur la Russie uniquement parce qu’il n’y avait pas de lois. Il s’adressait à un groupe de capitalistes réunis avec lui à un grand dîner près de la Bourse, pour y conclure son affaire. La voix de Katakrof résonnait : « La loi est partout, chez vous et chez nous. Mais qu’est-ce que votre loi ? Quelque chose comme le policeman anglais. Il le faut, ce brutal, au milieu des rues encombrées de la City. Dans la rue, on va grand train. Il file, le financier qui a de grandes entreprises ; chaque minute peut lui coûter des millions. Il file, le docteur, au secours d’un malade atteint mortellement : une seconde peut coûter la vie d’un homme. Il file, le créancier, à la poursuite de son débiteur. Elle file, la femme d’un personnage important, pour faire des visites. Le diable m’emporte si je sais qui encore court dans la rue, et pourquoi ! Et lui, le policeman obtus, il lève son bâton blanc, et en un clin d’œil le mouvement s’arrête. La vie cesse instantanément. Et qu’est-ce qui arrive alors ? Que les entreprises s’écroulent, périssent les malades. Le mouvement ne reprendra que lorsque le policeman au casque bleu foncé baissera son petit bâton blanc. Fi donc ! Chez nous, la loi, c’est un sergent de ville, doux, poli, prévenant. Lui aussi lève sa main (il n’a pas de bâton). Il lève la main, et le mouvement est suspendu pour quelque temps. Il crie : « Halte ! » mais il maintient la foule d’un air aimable, et il sait distinguer : « Halte ! Vous, Excellence, vous voulez passer ? Cocher de Son Excellence, tu peux passer ! Vous, dit-il au millionnaire, vous êtes pressé pour vos affaires ? Je vous en prie, avancez ! Cocher du riche équipage, en avant ! » Aux autres, il crie d’un ton sévère : « Son Excellence a des affaires importantes dont vous n’avez pas idée ! Il faut qu’elle passe. » Il distingue même le créancier qui poursuit son débiteur : « Tenez, je l’ai vu passer là-bas par la ruelle de côté ; c’est une chance exceptionnelle. Passez, et filez vite. » Et de nouveau il répète sévèrement à ceux qui attendent : « Halte ! il n’y a pas de tour pour ceux-ci ! » Le docteur fait sa tournée : « Mon malade peut mourir ! — S’il est malade… Cocher, tu peux passer. — S’il vous plaît ! » M. Katakrof clignait de l’œil d’un air malin, et se campait les mains sur les hanches. « Qui vous empêche de dire que, vous aussi, vous êtes docteur, et que peut-être un moribond vous attend ? Dites, et on vous laissera passer. Motif d’exception. » Il eut une ovation. Tous bondissaient de leurs places.
Les figures des capitalistes brillaient maintenant d’enthousiasme. Visiblement chacun d’eux avait résolu de se livrer à l’opérateur. Et la voix de M. Katakrof sonnait au milieu d’eux, comme inspirée, comme celle d’un poète ou d’un prophète : « La loi est immuable. La loi, c’est une pétrification. La loi, c’est du granite. La loi, c’est un obstacle contre lequel on ne peut que se briser la tête. Non, une loi pareille, je ne la comprends pas. De loi pareille, chez moi, messieurs, vous n’en trouverez pas. La loi y est douce, flexible, élastique. La loi, c’est un duvet ! Sur cette loi on peut dormir. Et voilà bien ce qu’il faut. Voilà ce que vous trouverez. Si, pour l’homme entreprenant, il retentit sévère, cruel, fatal, ce mot désagréable : la loi, qu’il est doux, tendre, délicat, charmant, d’entendre vibrer ce mot mélodieux : l’exception ! Il y a le chant du rossignol et le parfum du lis dans ce mot. Si le mot loi résonne comme un De profundis, un Requiem æternam, opposé aux plans et aux rêves audacieux et entreprenants, — quel chant d’espérance, de joie courageuse évoque ce mot doux et tendre : exception ! Obéir à la loi, et rien qu’à la loi ! Ne voir autour de soi que des lois ! Quel destin austère ! C’est se soumettre à des vainqueurs durs, cruels, inexorables. Tandis que se régler sur des exceptions douces, souples, complaisantes…, c’est vivre au milieu de ses amis, au milieu d’amis prêts à toutes les concessions, pleins de condescendance, désireux de vous être agréables et utiles. Oh ! pourquoi vous, étrangers, ne nous connaissez-vous pas ? Pourquoi faites-vous de pareilles questions ? » disait M. Katakrof d’une voix larmoyante.
— Votre Russe est parfait, avec ses larmes de crocodile, dit Sully.
Et il se mit à contrefaire la voix de M. Katakrof, exposant ses plans aux capitalistes.
C’est l’exception qui adoucit les angles aigus des lois. Exceptions en faveur de l’intérêt public (le nôtre). Exceptions en faveur de considérations plus hautes (notre capital). Exception en faveur de puissantes méditations (M. Katakrof). Exception parce que le territoire des mines est mal délimité.
Quel champ de manœuvres pour l’activité du capital !
Mais ce n’est pas qu’en affaires qu’on abuse du public. Les livres aussi sont pleins d’erreurs. Voyez ce qui s’imprime sur la Guyane, sur son climat, sur ses ressources. On veut satisfaire le public en lui disant ce qu’il croit, et pas autre chose. C’est la faute des imprimeurs. Ils appellent cela les exigences du public. Dans les revues, on coupe et l’on taille pour plaire aux lecteurs, au lieu de les instruire et de les diriger.
— On commence à revenir de ces idées, il me semble, dis-je. On commence à avoir en France un assez grand souci de la vérité, sinon du goût, dans les journaux. Pour la Guyane, je tâcherai de répéter exactement ce que j’ai vu, car dans la conversation on dit ce qu’on veut. J’espère que vous serez content.
Cependant ces histoires nous ont conduits jusqu’à une heure avancée.
C’est ce mot de Bouche-Coulée qui en est cause, et qui a ravivé chez nous ce soir le désir de raconter des histoires, pour oublier les pluies de ces derniers temps, ces pluies qui rendent parfois les journées longues et ennuyeuses en Guyane comme partout.