La Guyane inconnue: Voyage à l'intérieur de la Guyane française
CHAPITRE VI
JAPIGNY. — LA FOURCA
La première partie du saut Japigny, dite petit Japigny, nous la passons nu-pieds, parfois dans l’eau, le long du bord, sans décharger les canots : ces bords sont si glissants et escarpés, que tantôt l’un, tantôt l’autre, même Emma, fait une chute.
Mais au grand Japigny, il faut tout décharger. La distance à parcourir à pied est presque aussi grande qu’au grand Canory ; ignorant ce fait, j’ai laissé mes souliers dans le canot, et je finis par trouver le trajet un peu long pour aller nu-pieds. Heureusement, sur ce sol de terre meuble, il n’y a ni pierres ni épines, ce ne sont que des feuilles mortes et des racines d’arbres. Quant aux insectes, chiques, par exemple, ils vous attaquent sans distinction, que l’on soit chaussé ou non. La chique est si petite qu’elle pénètre partout ; inutile de se pavaner en bottes collantes. Nous faisons en somme une charmante promenade qui nous distrait de la monotonie d’être six en canots. Le sentier monte doucement, et le paysage me rappelle curieusement celui de certaines mines sibériennes, où j’ai séjourné quelque temps.
Après midi, nous passons le saut Bache, sans descendre ni décharger, à coups de pagaies et de takarys. Nous distinguons à gauche le mont Japigny, dont une partie un peu dénudée est couverte de blocs de quartz, débris probables d’un filon. Nous n’avons pas le temps d’aller constater s’il est aurifère, on ne peut pas toujours s’occuper de cela ; le quartz que nous avons vu sur le sentier du grand Japigny n’avait pas d’or. Quant aux affleurements de quartz formant les sauts Mility, que nous allons traverser, personne n’y a encore trouvé d’or.
Il y a trois sauts Mility. Ce joli mot indien n’a, paraît-il, d’après le petit Ernest, aucune signification. Ce petit Ernest a, par moments, des accès comme de colère contre le fleuve. Il le laboure de sa pagaie à coups redoublés ; il s’impatiente de notre lenteur. C’est bien l’enfant des bois qui ignore la patience, et surtout il est jeune.
Les deux premiers Mility sont très faciles, mais au troisième, la rivière s’étale largement, et les rocs surgissent de partout. C’est un barrage de syénite, une roche granitique extrêmement dure. Nous ne déchargeons pas les canots, mais pour alléger le travail de mes boys, je saute sur un rocher au milieu du fleuve, et de là sur un autre, pensant ainsi franchir le saut. Je remarque que la roche est fort dure, striée, même coupante, et ceci m’explique que nos boys ne vont jamais à l’eau qu’avec précaution. Au bout d’un moment, Sully et Emma m’imitent et bientôt nous arrivons sur le roc principal, qui domine presque tout le saut. Nous franchissons un creux où nous avons de l’eau jusqu’aux hanches, et le canot d’Emma et Sully arrive les reprendre. Le mien est plus loin et pour le rejoindre, je veux franchir un dernier passage. Mal m’en prend, car en sautant sur un roc à fleur d’eau, celui-ci est suivi d’un autre caché dans un creux plein d’eau où je viens plonger : le roc strié et cristallin a tenu à me donner une leçon, car je sors de l’eau plein d’écorchures. La leçon durera au moins autant que celles-ci.
Nous tuons une maraye, la perdrix guyanaise, et nous sortons sans encombre du dernier petit saut, le saut Parépou, à six heures du soir.
Le tatou cuit au riz est un régal : sa chair est blanche et tendre, on mange même sa carapace intérieure, car il est doublement cuirassé. Ce bizarre animal a quatre ongles aux pieds de devant, et cinq à ceux de derrière. Aussi les naturalistes l’ont qualifié d’imparidigité ; La Palice sans doute le savait déjà, tout comme ce digne général connaissait un tas de mots scientifiques qui nous ébahissent à bon compte. J’ai un avantage décisif sur bien des naturalistes : c’est d’avoir mangé du tatou. J’ai cet avantage sur La Palice aussi.
Depuis hier, Sully a dans son canot un petit singe, un tamarin à longue queue, gros comme le poing, noir comme le jais. Il grignote de tout, nous amuse et nous occupe. Il était dans un canot bosch rencontré au saut Japigny, et Sully s’en est amouraché, mais quand nous marchons, il le confie à Emma, qui le soigne comme un fils ; c’est moins gênant qu’un bébé et ça ne crie pas.
Nous campons ce soir au milieu d’un groupe d’arbres dont le tronc est formé de quatre ou cinq contreforts tout à fait plats, en bois très dur. C’est de ce bois qu’on fait les pagaies larges et plates, car sa forme s’y prête naturellement.
Il y a dans le voisinage une fourmilière et un peu plus loin un squelette de tamanoir, un animal étrange, grand amateur de fourmis ; n’ayant pu en manger, je n’empiéterai pas sur les descriptions des naturalistes ; je dirai seulement que sa tête est presque aussi longue que son corps, et que sa langue, effilée et arrondie, a deux à trois pieds de longueur.
Ce soir, M. Dormoy n’est pas content. Il refaisait la toiture d’un vieux carbet encore solide, et ce carbet était assez grand pour quatre ou cinq hamacs. Comme nul n’a voulu l’aider (il ne l’avait pas demandé, du reste), il veut avoir ce carbet pour lui tout seul. C’est bien de l’exigence, exagérée même. Or, voici quelques-uns de nos boys qui pénètrent avec leurs hamacs sous ce carbet sacré. Dormoy se fâche. Ce sont d’abord des cris et des insultes, puis des gestes violents et expressifs ; il se frappe la poitrine d’où rejaillit la pluie, car les arbres dégouttent. A la fin, sa fureur est telle qu’il taille les pieds du carbet avec son sabre, et tout s’écroule. Il est nuit, les boys vont s’arranger ailleurs et d’abord ils dînent. M. Dormoy, qui n’a pas voulu dîner avec eux, pend son hamac entre deux arbres et se couche à jeun : tel Achille dédaignait Agamemnon. La pluie arrive et le fait lever. Aussitôt le voilà qui construit un toit léger à son hamac avec deux branches et quelques feuilles. Il est adroit vraiment ; aussi, pour le consoler, Emma, munie d’une chandelle, lui porte du tatou dans son hamac. Le voilà heureux, c’est un enfant colère, bouillant et brave ; Achille n’était pas toujours amusant.
Nous avons passé cette nuit à faible distance de l’endroit où nous devons quitter l’Approuague pour un de ses affluents, qu’on appelle une fourca, en créole. Nous y pénétrons, en effet, le matin vers huit heures. Il n’y a pas un mois qu’on se sert de cette voie pour arriver aux placers du Haut-Mana. Auparavant on remontait l’Approuague un peu plus haut. C’est un chasseur créole qui a découvert ce trajet plus court par la forêt. Par contre, cette fourca risque fort de manquer d’eau durant la saison sèche, nous allons le voir.
En ce moment, l’eau est abondante, et nous pénétrons en toute confiance dans l’embouchure étroite de cette fourca. C’est tout de suite un changement complet de paysage. Au lieu de voguer sur une large masse d’eau, à découvert sous la voûte du ciel, nous sommes presque constamment sous une voûte d’arbres qui nous abritent du soleil. Je propose d’enlever nos gênants pomakarys. Mais Sully m’objecte la pluie, et d’ailleurs les pilotes nous disent que ce soir peut-être nous serons au dégrad. Nous verrons bien.
La rivière n’a que six à huit mètres de largeur, parfois moins encore. Fréquemment des troncs d’arbres écroulés barrent le passage ; mais avant nous, on les a entaillés, parfois coupés à la hache ; les coupures sont encore fraîches. Cependant l’eau a dû baisser, car ces entailles sont bientôt insuffisantes. Il faut les refaire plus profondes, ou bien hisser les canots par-dessus, et je monte à chaque instant sur un de ces troncs, pour alléger le travail de mes pagayeurs, qui sont constamment dans l’eau. On deviendrait amphibie dans ce pays. On tombe, on prend un bain forcé, dans l’eau peu profonde, mais elle est d’une température si douce qu’on n’en ressent presque aucune fraîcheur. Dans les Alpes, on ne s’accommoderait pas si facilement de ces nombreux bains forcés. Ici, c’est le fond de la rivière qui est seul désagréable avec ses troncs et ses branches enchevêtrées, d’un bois plus lourd que l’eau. Ces bois ont des arêtes, des pointes qui blessent, mais l’eau les émousse et amortit les contacts. Il est évident pour moi, d’après cette expérience personnelle, que si les criques guyanaises sont à ce point encombrées de bois encastrés dans la vase jusqu’à plus d’un mètre de profondeur, le travail d’une drague devient impossible. Il faut d’abord détourner l’eau, puis enlever les bois avant de draguer le fond, et alors l’économie due à la drague se trouverait singulièrement détruite. Je ne sais si les grandes rivières ont le même inconvénient.
Sous ces voûtes d’arbres très élevés, on se croirait dans une immense serre, où serpenterait un canal d’irrigation d’assez vastes dimensions pour porter des pirogues de huit mètres de longueur. Parfois la voûte s’abaisse, et vient toucher, même presser, sur nos pomakarys ; ceux-ci deviennent de plus en plus gênants, mais des averses torrentielles nous rappellent leur utilité au moment où nous maugréons. Pourtant les chocs et les frottements des branches les démolissent peu à peu. Des trous apparaissent au travers, partout, et les lianes qui leur servent de supports plient et menacent de céder. La pluie entre par intervalles, et me ferait arracher tout le pomakary si je n’étais absorbé par une histoire de Paul de Kock, Paolo de Koko, comme l’appelait, dit-on, Pie IX, qui le goûtait en guise de récréation. Il est drolatique et assez naturel, mais il sait être ennuyeux. C’est Sully qui m’a passé un volume de cet auteur peu fatigant à lire, et je le donne ensuite à M. Sésame qui s’y intéresse vivement. Quel rapport y a-t-il pourtant entre la vie des bois et celle des petits bourgeois de Paris ?
La roche se met à affleurer. Les blocs de granite sortent de l’eau. Homère tue un ara rouge et bleu dont le bec noir est à demi revêtu d’une peau blanche ; sa queue forme un magnifique panache vert, bleu, rouge, un peu criard, mais les trophées sont toujours criards, et je le mets à part pour l’emporter. Chacun ses goûts : les demi-teintes plaisent aux uns et paraissent fades aux autres.
Nous déjeunons d’un faisan avec des flageolets. Il n’est guère qu’en cuisine, je crois, où il n’y ait pas de demi-teintes.
La végétation change d’aspect. La forêt est capricieuse. Certains arbres abondent d’un côté, plus loin d’autres dominent. Il y a ici beaucoup de palmiers pinots, droits et lisses, dont le chou se mange en guise de salade. Puis, c’est tout un groupe de fromagers énormes, aux troncs rayés dans le sens de leur longueur. Leur fruit ne vaut pas un fromage, même il ne vaut rien.
Ce sont ensuite des wacapous, qui me rappellent un peu les cèdres de Californie, par leur ensemble. Ailleurs, ce sont des patawas, des bois-violets, des bois-de-lettres, dont l’intérieur est moucheté ou rubané de rouge et de noir.
Des orchidées pendent des troncs penchés sur la rivière, comme des lustres fleuris ; le sens artistique de la nature a ainsi inspiré celui de l’homme. Celui-ci, à l’origine, n’a fait qu’imiter ; depuis, il a idéalisé.
Mais voici d’autres suspensions moins agréables à voir : ce sont de grands nids de fourmis de forme ovoïde, et ces fourmis sont armées de grosses mandibules acérées. Un de mes boys accroche avec son takary un de ces nids (on ne peut plus avancer qu’avec les takarys), et voilà un tas de fourmis qui tombe sur nous. Les boys se jettent à l’eau pour échapper aux piqûres, et nous débarrassons le canot à force d’aspersions, et en évacuant l’eau où nagent les fourmis. Le pomakary est le plus difficile à débarrasser. Il faut l’arroser énergiquement, et il est bientôt aussi mouillé au dedans qu’au dehors.
Le soir du 16 février, nous n’avons pas atteint la moitié du parcours à faire sur la fourca. Il faudra encore deux jours, disent les pilotes, avec ces troncs qui barrent à tout instant le passage. La rivière n’a que quatre à cinq mètres de largeur, et elle fait de brusques contours, avec des angles aigus où les canots virent à grand’peine. Ces contours sont fréquents. Je conclus qu’en été cette voie doit être impraticable.
Nous faisons notre campement du soir dans un endroit resserré, entre des pentes escarpées de vingt à trente mètres de hauteur. Plus haut, le terrain est plat, et la forêt s’y déploie. La rivière occupe tout le fond de ce ravin, sauf un petit espace où se trouvent deux vieux carbets. Ils sont si déjetés que Sully ne s’y fie pas, et veut en faire construire d’autres, pendant que je vais seul explorer les pentes.
Quand je redescends, il y a eu, semble-t-il, une petite dispute. Je ne vois aucun carbet neuf. M. Dormoy a dû faire des siennes. Je veux suspendre mon hamac dans un des vieux carbets, mais Sully me dit que nous ferions mieux d’aller dormir dans les canots. Je ne sais que résoudre : les canots sont bien mouillés, et les moustiques doivent y faire rage la nuit. En attendant, je vais prendre un bain de rivière, cela donnera le temps aux idées de se rafraîchir, et je vois l’un ou l’autre des boys se baigner aussi, — ils n’ont pas à se dévêtir pour cela, — puis traverser l’eau, et revenir avec de grandes feuilles. Décidément, ils vont construire des carbets. En effet, quand je rejoins Sully, ils ont pendu mon hamac sous un carbet neuf. Il n’est rien de tel que d’attendre. Les créoles n’ont point de mauvais sentiments durables, ceux-ci du moins. Voilà treize jours que nous voyageons avec eux ; je commence à les connaître, et justement nous allons bientôt les quitter. Je regretterai leur compagnie.
L’endroit où nous sommes est rempli de marayes ou perdrix guyanaises, et notre dîner en tire une saveur pénétrante. Il y a aussi des colonies de singes sur les arbres. Homère les prend d’abord pour des perdrix, car ils sont dissimulés par les branches, et quelques-uns tombent sous ses coups. Il y a je ne sais quoi d’humain dans l’expression de figure d’un de ces petits êtres qui n’est que blessé. Je sens qu’en ce moment il me serait impossible d’en manger : affaire d’habitude, probablement.
Ce n’est peut-être pas notre dernier jour de canotage le lendemain. Au départ, Homère, toujours à l’affût, comme Ulysse, tue à côté de moi un caïman avec du petit plomb. Joë prend son sabre (on appelle ainsi en Guyane une sorte de machete, sabre-hache assez court), tire le caïman par la queue et lui applique un coup vigoureux de son sabre sur la tête pour l’achever, puis il le dépose avec précaution dans le canot. Je ne croyais pas le caïman si facile à tuer. Celui-ci est encore jeune, il a quatre à cinq pieds de long. Homère l’a atteint près de l’œil où il est très vulnérable. Nos boys sont enchantés, ils comptent faire un festin et nous faire goûter du caïman.
Le lit de la fourca est de plus en plus barré de troncs. La largeur s’abaisse à moins de quatre mètres, et l’eau est peu profonde, quatre pieds, rarement cinq, aux endroits les plus bas. De grosses fleurs rouges égayent les buissons ; c’est la canne à sucre sauvage. La fleur, entièrement fermée au sommet, repliée sur sa base, est charnue comme un fruit. On la mange, mais son goût est fade, si son parfum est assez doux.
Les boys sont fatigués de trimbaler (ce mot est des leurs) les canots par-dessus les troncs ; la besogne est dure. J’en ai assez, moi aussi, car je me baigne souvent en voulant les aider. Sully, plus philosophe, allongé à côté d’Emma sous son pomakary, regarde nonchalamment ce qui se passe. Il surveille pourtant, de son air léonin, à la fois bon et terrible. Plusieurs fois j’ai manié le tokary avec succès, et Sully, finalement, se décide à suivre mon exemple. Sans cela, il n’en sortirait pas ; Emma est plutôt lourde ; je crois qu’elle s’en doute et Sully aussi. Une fois ou deux elle descend sur un tronc trop épais que son canot aussitôt franchit avec légèreté, relativement.
Voilà que Sully se fâche. Les boys, avec le beau parleur en tête, M. Dormoy, proposent de s’arrêter pour cuire le caïman et passer la nuit ici même. Sully ne veut s’arrêter qu’au dégrad. La discussion s’anime, je vois déjà M. Dormoy, froissé de voir son idée rejetée, parler de se retirer sous sa tente. Fort à point Sésame nous annonce qu’il sait où nous sommes.
— A pied, dit-il, je serai au dégrad dans deux heures.
Mais à pied, il évitera les sinuosités de la rivière ; le trajet est plus court.
— Il n’est pas trois heures, dit-il ; dans moins de deux heures vous pouvez arriver avec les canots à un sentier d’où vous aurez à peine une heure de marche jusqu’au dégrad où sont les magasins.
M. Dormoy fait la grimace ; il ne pourra faire cuire que demain son caïman. Sésame part à pied, et les canots reprennent leur marche pénible et cahotante à travers les troncs.
Voici enfin le sentier annoncé, mais il est d’un abord difficile ; il y a justement un barrage de troncs et ces troncs ne vont pas jusqu’à la rive. Il faut passer dans l’eau, ce qui d’ailleurs, après un pareil voyage, importe peu. Pour le sentier, Emma et Sully ont des pantoufles en caoutchouc. J’ignorais qu’on pût se procurer à Cayenne ce genre de chaussures ; je n’avais pris que des pantoufles en paille tressée, elles ont été détruites du premier jour qu’elles ont touché l’eau. Ce n’est pas ce qu’il faut dans les bois.
Pour de courts trajets, sur la terre molle, avec des criques à traverser, les pantoufles de caoutchouc sont parfaites. Pour de grands trajets, comme ceux que nous allons entreprendre vers les placers, de fortes chaussures, des bottines lacées, sont préférables, et Sully en a qui sont un modèle du genre ; ce sont de vraies bottes. Sans cela, l’eau pénètre à tout instant dans les chaussures, et il faut les vider ou leur faire une incision, comme font les chasseurs de canards sauvages. Sully a payé de fréquents accès de fièvre son expérience profonde de l’intérieur guyanais et brésilien : partout il a fait preuve d’endurance, d’audace, de courage et de savoir-faire. Il en a acquis une autorité et une puissance qu’est loin d’avoir le gouverneur de Cayenne. Son caractère égal surmonte toute difficulté. S’il se fâche avec les boys, c’est qu’il a raison. Avec moi, c’est qu’il sent venir la fièvre et que je n’y suis point sujet, aussi j’ai tort, surtout qu’il me gâte. La nuit, par exemple, j’ai un de ses grands hamacs, et lui s’étend dans le même qu’Emma, face à face ; ils dorment mal.
Sur le sentier, il y a de grosses cerises sauvages, d’un goût fade. Je rejoins Sully, qui regarde un énorme crapaud :
— Vous ne connaissez pas, dit-il, le crapaud géant ? Il a un pied de hauteur. Les couleuvres l’aiment beaucoup, elles l’avalent tout rond. Un jour, j’en ai tué une, toute gonflée de celui qu’elle venait d’avaler. Le crapaud est ressorti vivant, et il est parti en bondissant. C’était vraiment drôle à voir.
Nous sommes bientôt rejoints par plusieurs de nos boys, qui apportent des bagages dont ils ont voulu alléger les canots. Ils ne veulent d’ailleurs amener qu’un des deux canots au dégrad, disant qu’ils auront assez de peine, en s’y attelant tous, à lui faire franchir les derniers contours et les troncs d’arbre.
Un son profond, musical et prolongé se fait entendre : on dirait qu’il est produit par un tuyau d’orgue. Il est dû, paraît-il, à un petit oiseau, alors qu’on serait tenté d’attribuer un son si fort, si grave et si long à un gosier de monstre. Cet oiseau a reçu des créoles le nom d’oiseau-mon-père. Il a l’air, disent-ils, de chanter la messe. Sont-ils moqueurs ! Je me demande si l’on pourrait collectionner un groupe de ces oiseaux de façon à obtenir la gamme complète, mais il paraît que non. Ils rendent tous à peu près le même son. On n’en ferait qu’un unisson plus ou moins bruyant, nuancé. Les boys leur feraient donner le ton à leurs prédicateurs. Evidemment le dieu du bois sauvage ne saurait être le même que celui d’une cathédrale, au moins dans le cerveau qui le conçoit.
Enfin, vers cinq heures et demie, nous sommes au dégrad, et nous allons nous asseoir sous les hangars des magasins, où se reposent déjà une quinzaine de boschs, dont les canots très longs sont amarrés. Je leur demande comment ils ont pu les faire remonter jusqu’ici.
— L’eau était plus haute la semaine dernière, disent-ils. Elle remontera, car il a beaucoup plu ces derniers jours.
Nous nous en sommes bien aperçus.
Cette fois, nous allons donc quitter la rivière et pénétrer dans la forêt vierge. Toute la Guyane n’est qu’une immense forêt vierge inconnue, peuplée d’animaux sauvages. Quelques rares tribus d’Indiens sont seules établies plus au sud, près de la frontière du Brésil. Personne ne connaît la Guyane.
Nous quittons demain nos créoles : Homère, qui a l’air d’Ulysse voyageur, Joë le jeune Ajax, Ernest aux bras et aux pieds rapides. Je crois que je regretterai même M. Dormoy, bien agaçant pourtant quelquefois. Celui-ci m’apporte un morceau de caïman, en signe de sympathie. Ce n’est pas mauvais, c’est de la chair de poisson un peu épaisse.
En partant, nous donnons à nos canotiers quelques lettres pour les porter à M. Chou-Meng, des provisions pour leur retour sur l’Approuague, et une bonne poignée de main, toute cordiale, et bien qu’ils aient mis Sully de fort mauvaise humeur ce dernier jour par leur lenteur.
Ces créoles mènent une vie pénible, bien que pleine des jouissances de la nature. Leur salaire est assez élevé, mais leur travail dure parfois des mois sans repos ni trêve. Ils vont ensuite, canotiers et mineurs, gaspiller tout leur gain à Cayenne en quelques semaines, à boire du rhum et du champagne. Ils se font des colliers et des ornements avec des pépites d’or, qu’ils revendent ensuite à vil prix pour continuer à boire. A ces goûts, je retrouve le tempérament yankee plutôt que français. Est-ce le climat américain qui seul cause une telle transformation du sobre tempérament français ? Non, sans doute, mais les grandes fatigues physiques expliquent partout le plaisir brutal, et font mieux comprendre ces rides précoces, cet air vieilli des jeunes gens. Ils ont fortement usé des peines, des fatigues et des plaisirs, mais ils n’ont pas l’air de rien regretter. Nulle part on ne regrette d’avoir réellement senti le prix de la vie. Tant qu’on a du travail, on l’accomplit. Le travail, c’est une loi dure, c’est une peine, mais c’est la grande jouissance. Le pire qui puisse advenir, c’est le manque de travail. En Guyane, il se passera longtemps avant que cela n’arrive. Mais dans notre vieille Europe, et même aux Etats-Unis, on a déjà de la peine à trouver toujours du travail ; ce sera l’œuvre du capital dans l’avenir.
Je ne sais si jamais je reverrai nos créoles de l’Approuague, mais si je reviens en Guyane, j’en reverrai sans doute de tout semblables, aussi gais et insouciants. Pour ceux-ci, ils auront bien vite oublié ce voyage pour ne songer qu’à se sentir libres de chasser et de pêcher.