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La Guyane inconnue: Voyage à l'intérieur de la Guyane française

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CHAPITRE XI
PRATIQUE ET THÉORIE

Récemment il a passé ici un prospecteur en diamants. Il a lavé au tamis des sables des diverses criques, et prétend avoir trouvé une vingtaine de petits diamants, pesant ensemble un gramme. A mon tour, je fais le même genre de travail, mais je ne trouve pas autre chose de curieux que de petits cristaux de quartz. C’est là probablement ce qu’on a pris pour des diamants. Ce résultat n’enlève rien, du reste, à la possibilité de découvrir des diamants dans les sables de rivière de la Guyane française, car on en trouve en Guyane anglaise et au Brésil, dans des formations identiques. Mais les diamants ne se recueillent pas à la pelle ; il faut souvent laver des mètres cubes de quartz pour en trouver un, et c’est ce qu’on ne peut faire à moins de séjourner assez longtemps au même endroit. Mais certains cristaux en indiqueraient la présence, comme le grenat, et je n’en ai pas trouvé.

M. Vertun nous fait goûter quelques mets créoles : du callou ou gombo ; je connaissais ce légume en Californie sous le nom d’okra, ce qui étonne fort les créoles, ils croyaient en avoir la spécialité. Le callou ressemble à une grosse asperge courte, et il en a un peu le goût : on le mange à l’eau, en salade ou écrasé avec de la morue, et c’est bien alors un mets créole.

Il y a un parc à tortues. On nous sert des œufs de tortue, énormes et compacts, rappelant le goût des œufs de canard sauvage. Nous avons de la salade rappelant les mâches, et un gibier nouveau pour moi, le paraqua : c’est une sorte de faisan, se rapprochant un peu du dindon, comme le hocco.

Le soir, en dégustant de l’excellent thé de citronnelle, chacun à son tour sur la chaise pliante, nous causons longuement, et ce sont surtout des histoires de placériens. Ces créoles ont tous, plus ou moins, été à l’Inini ou au Carsewène, les deux rushs les plus récents à la poursuite de l’or. Là aussi il y eut des forçats évadés, et cela me rappelle ceux de Sibérie, qui ont là-bas découvert tant de placers aurifères. En Guyane, les évadés s’en vont aux endroits les plus écartés de l’Inini, où travaillent les boschmen ; ceux-ci leur apprennent le travail du lavage, et s’en servent comme de domestiques, tout fiers qu’ils sont d’avoir des blancs à leur service. Ce métier ne contribue que trop à avilir le rôle des blancs en Guyane ; cependant la médaille a son revers, et parfois les évadés font payer cher leur orgueil aux boschs, en leur volant leurs provisions et leurs canots avec lesquels ils fuient ailleurs prospecter pour leur compte, quand ils ont appris le métier de mineur.

Il s’est passé des faits assez graves au grand pénitencier de Saint-Laurent du Maroni, et pourtant on n’en a pas fait de bruit. La nuit, les forçats jouaient aux cartes avec les libérés : le surveillant ne faisait pas sa ronde, sûr qu’il eût été de recevoir un mauvais coup.

Les forçats, n’ayant pas d’argent, se faisaient pourtant un point d’honneur de payer leurs enjeux, mais pour cela, ils pillaient les magasins la nuit : le sort désignait le magasin à dévaliser. Une nuit, le sort tombe sur le magasin d’un nommé Lalanne, paisible bourgeois. Au moment où il va être envahi, un petit chien donne l’alarme. Les forçats rentrent, et l’on tire au sort un autre magasin : c’est celui d’un nommé Macquarel, non moins paisible que Lalanne. Comme les forçats forcent la devanture, le bruit réveille Mme Macquarel, qui se lève et appelle son mari. Celui-ci fait l’incrédule, et le bruit qu’il fait avec ses souliers avertit les envahisseurs. Deux d’entre eux montent l’escalier et se postent dans un passage coudé qui conduit à l’appartement. Dès que Macquarel ouvre la porte, il reçoit sur la tête un coup de sabre qui lui crève un œil ; mais avec son fusil, il tue un forçat et blesse l’autre. Ce dernier s’enfuit ; dès le lendemain, il est reconnu et enfermé.

On fait une enquête. Or, cette enquête amène la découverte de plusieurs tonneaux remplis de sabres et de revolvers en vue d’une révolte générale. Ce fut le procureur général qui mena cette enquête, et elle eut du moins pour résultat de modifier le système de surveillance.

Il paraît que le jury guyanais a un faible pour les maraudeurs, ceux qui saccagent les criques aurifères sans droit de propriété, et parmi lesquels il y a souvent des évadés. C’est que les jurés sont des marchands, et que les maraudeurs sont leurs pratiques pour acheter des provisions. Les surveillants et l’administration ne sont pas des pratiques, et puis ce sont le plus souvent des blancs, tandis que les maraudeurs sont des créoles. Récemment un surveillant, en cas de légitime défense, tua un maraudeur. Le jury le condamna à cinq ans de prison. Il fallut une pétition générale de la colonie pour le faire gracier. Ce simple fait qu’un blanc est qualifié d’Européen, tend bien à prouver que le Français est un étranger dans sa colonie.

La chaise pliante a tant d’avantages pour causer confortablement que M. Vertun m’en fait construire une pour la traversée du retour. Elle sera en bois de lettres satiné rubané, et je l’emporterai en souvenir de nos soirées en Guyane.

La grande couleuvre, qu’on appelle aussi le devin, n’est qu’une variété du boa constrictor ; elle atteint douze à seize mètres de longueur, avec le diamètre d’un petit baril. On me cite un chasseur créole qui a entouré sa hutte à l’intérieur d’une peau de couleuvre étalée ; la queue rejoint la porte en face de la tête, et la hutte a quatre mètres de côté. Il paraît, mais est-ce ici le mirage créole, que le devin s’attaque aux tapirs, aux jeunes, je pense ; il étouffe sa proie dans ses replis, puis il commence son travail d’étirement pour l’avaler. Il l’applique contre un arbre dont il fait le tour, la presse et la frotte pour écraser les os, puis il s’enroule autour d’elle, et s’étire pour étirer aussi sa victime. Quand celle-ci, devenue malléable, a perdu toute forme, le devin commence à l’avaler par la tête, en l’inondant de sa bave ; quelquefois la bête est si grosse que le devin est obligé de s’arrêter à la moitié pour digérer avant de s’occuper de l’autre, et il reste ainsi longtemps. Après avoir avalé une proie volumineuse, il gît plusieurs jours, une semaine, sans mouvement, comme inanimé. Il est incapable de résistance et on le tue comme un être inoffensif. On prétend que des chasseurs se sont assis sur lui, le prenant pour un tronc. Pour le tuer sans danger, on le hisse sur une branche d’arbre en le suspendant par le cou à un nœud coulant ; un homme grimpe sur l’arbre, descend sur le cou de l’animal, où il plonge son sabre, et se laisse redescendre jusqu’au sol en le fendant sur toute sa longueur. Mais le devin affamé est la terreur des bois. J’ai cité précédemment deux circonstances où il se serait directement attaqué à l’homme, même à un homme à cheval.

Il y a heureusement un certain nombre d’oiseaux qui tuent les serpents, entre autres les vautours et les urubus ; il y a même les vampires. Darwin a raison. Il se fait une sélection naturelle, et ce ne sont pas les plus forts qui résistent, ce sont les mieux adaptés au milieu ; ainsi les petits vampires ont raison de grands animaux. Ils tueraient les chevaux et les bœufs, si l’on ne protégeait ceux-ci par des lampes allumées. Il a pu exister dans les temps géologiques un animal insignifiant ayant détruit des races entières d’animaux mal taillés pour la lutte et dont la disparition a rompu la chaîne apparente de l’évolution. Ceux-ci étaient les branches mortes de l’arbre de la vie dont parle Darwin. Il a fallu que le milieu crée l’organe pour que la race subsiste.

J’ai plaisir à discuter de ces hypothèses avec M. Vertun. Les créoles sont fort portés au matérialisme complet, intégral, dirait-on, et nous verrons qu’ils sont facilement portés à être francs-maçons, ce qui semble être une conséquence du matérialisme.

— Cependant, lui disais-je, si la force naturelle est ainsi capable de créer les organes adaptés aux besoins, depuis le mouvement informe jusqu’à l’organe visuel (Darwin le dit), et à l’intelligence, alors le monde physique peut bien créer le monde moral par une tension, une tendance universelle à un état supérieur ; la tendance à savoir est non moins irrésistible que la tendance à lutter pour l’existence : elle en fait même partie.

— Vous faites une hypothèse, dit M. Vertun.

— Tout le système de Darwin est une hypothèse : il remplace les créations parallèles et successives par une création continue. C’est la méthode infinitésimale appliquée au monde physique. Lui convient-elle d’abord ? En tout cas, cela ne diminue en rien la nécessité de la création, car selon Darwin, de l’être inférieur sort constamment l’être supérieur, ce qui est au-dessus de notre conception. Il n’y aurait donc pas de preuve plus évidente de l’action continuelle de la Providence que le darwinisme.

— C’est ce que nous appelons le Progrès. Et voilà la croyance à laquelle faisait allusion, par exemple, un ministre français, quand on lui demandait récemment de s’expliquer sur ses croyances. Il a dit : « Je crois au Progrès. » Ce mot a une grande signification.

— Le progrès dans l’évolution, dis-je. Mais le ministre en question a voulu parler du progrès de l’homme. Or, justement le progrès ne paraît pas exister pour l’être humain. Nous ne le constatons pas dans l’homme physique ou intellectuel. La science progresse par jalons successifs, mais il n’y a aucune preuve que l’intelligence de l’homme progresse. Il y a eu de toute ancienneté des hommes intelligents et réfléchis pour concevoir les hypothèses modernes. Pythagore concevait très bien le système solaire ; Aristote ébauchait l’évolution ; Moïse faisait de la géologie et de la géogénie ; Archimède calculait de très difficiles intégrales. Savez-vous ce que Leibniz disait d’Archimède ? Ceux qui sont capables de le lire admirent moins les découvertes des grands génies modernes. De l’avis des mathématiciens, seul le cerveau d’Huyghens serait à la hauteur de celui d’Archimède. Si nous pouvions comparer l’état des hommes d’il y a quatre mille ans et leur état actuel, la seule différence essentielle serait le peuplement progressif de la surface de la terre par l’homme.

— Et la rapidité des communications ? dit M. Vertun. Et les chemins de fer, la vapeur, l’électricité, la télégraphie sans fil, les cuirassés, les sous-marins ?

— En quoi ces inventions ont-elles modifié l’homme lui-même ? La proportion des hommes supérieurs n’est sans doute pas supérieure à celle d’il y a quatre ou six mille ans. Ce que vous citez est un progrès de la science par acquisitions successives et non un progrès de l’homme. On peut, d’ailleurs, l’acquérir d’un seul coup, comme ont fait les Japonais. Or, on ne voit pas que cela ait changé les Japonais comme hommes. Pourtant ?

— Mais alors, et les vieilles nations d’Europe, qu’ont-elles gagné ?

— Elles ont gagné, sans parler d’autre chose, la diffusion de l’instruction, ce qui élève et égalise les hommes, mais cela n’augmente en rien leur capacité intellectuelle. Peut-être que la science entrave l’évolution de l’homme, en lui donnant une puissance artificielle. Pour en revenir à l’évolution, ce n’est que l’hypothèse de l’unité dans l’origine des espèces. Pourquoi cela ? On connaît environ quatre-vingts corps simples, il se peut donc tout aussi bien qu’il y ait eu à l’origine des centaines de germes, datant même de diverses époques.

— Cependant il faut convenir que l’évolution est une hypothèse qui plaît à notre esprit, sans doute à cause de l’idée d’unité qu’elle met à la base de notre conception de la nature.

— C’est l’unité divine, dit Sully, qui, malgré son peu de goût pour les spéculations idéalistes, s’est toujours montré vis-à-vis de nous respectueux de l’idée religieuse.

— Oui, le plan de l’univers paraît unique, depuis que la science récente a formulé des lois générales pour tout l’univers : celles de Newton, de Fresnel, de Berthelot, de Maxwell. Cette unité de lois prouve l’unité de pensée. Cependant l’accord entre les diverses branches de la science n’est pas encore fait. S’il se fait, ce sera grâce à une conception idéaliste, et non pas avec les idées matérialistes.

— En Guyane, le matérialisme jouit d’une grande faveur, grâce au sens pratique des créoles, et à la diffusion chez eux de la fameuse secte trop connue, la franc-maçonnerie.

— Je crois que le progrès de l’homme ne peut se faire que par l’idéalisme, en se dégageant de plus en plus des liens de la matière.

— Ce n’est pas ce qu’on disait, il y a quelques années, avec Zola dans le roman, Karl Marx en sociologie, Büchner en philosophie, Kirchoff en mécanique, avec l’art réaliste tiré de la photographie, la musique réaliste elle aussi.

— Nous avons même maintenant Wells, en fait de réalisme, mais il le traite avec humour, et Haeckel en philosophie physiologique ; mais le courant leur est contraire, il n’y a pas à dire, depuis quelques années. On fait maintenant reposer les idées transcendantes sur des arguments purement physiques.

Ce n’est plus la matière qui forme la notion primordiale de nos sens, la matière est inconcevable avec son infinie divisibilité ; c’est l’énergie qui apparaît à la source de toutes choses. Avec Newton, la lumière même était quelque chose de matériel, dans la théorie de l’émission. Déjà Descartes pourtant, bien que d’une manière informe, avait parlé de tourbillons.

La théorie ondulatoire de Fresnel a renversé l’émission ; elle a été confirmée par des découvertes absolument d’accord avec ses calculs mathématiques, et par les ondes hertziennes. Aussi cette théorie a fait introduire dans l’exposition scientifique du monde une force nouvelle qui transformait toute sa composition. C’est l’éther qui, par ses vibrations, est devenu le champ principal des phénomènes perceptibles aux sens. Les ondes lumineuses ne diffèrent plus des ondes hertziennes que par le rythme et l’amplitude des vibrations. L’électricité paraît devenir comme la clef de voûte de la chimie, la cause même de l’énergie et de la matière. La matière peut-être n’est plus qu’une illusion, car sa décomposition à l’infini produit des atomes si petits qu’ils ne sont plus de la matière, mais de l’électricité.

La différence entre les atomes n’est plus dans leur constitution, mais dans le sens, la rapidité, la disposition de leurs mouvements ou plutôt des mouvements de leurs monades, lesquelles sont, par rapport à eux, comme les planètes par rapport au système solaire. L’émission d’énergie n’est plus un miracle, bien qu’elle soit indéfinie, puisqu’elle résulte d’un mouvement aussi naturel et éternel que le mouvement de nos planètes, dont Laplace a démontré mathématiquement la permanence et l’équilibre.

Il resterait à expliquer ces monades qui forment les atomes. D’après Larmor, ce sont des modifications de l’éther, des nœuds qui se forment dans ce milieu, par un mécanisme analogue à celui des fameux tourbillons de Maxwell. L’éther, un fluide pourtant hypothétique, devient donc la base de l’interprétation rationnelle de l’univers, l’électricité est la réalité, et la matière n’en est que l’expression sensible, purement locale et probablement transitoire. Cet éther est gênant à expliquer.

— Tout cela, dit Sully, c’est très joli, mais ça ne donne pas à manger ; parlez-moi plutôt d’une belle pépite, c’est une matière transitoire, mais pourtant une réalité.

— Je n’ai pas fini, et je puis vous apprendre encore quelque chose de plus joli. C’est un fait bien étrange que l’homme éprouve tant de difficultés à développer ses facultés de raisonnement et de perception pour comprendre le monde qui l’entoure. Car vous avez raison, il est encore bien peu avancé, puisqu’il ne peut se dégager de l’attraction d’une belle pépite. Il serait pourtant intéressant de savoir pourquoi il est si peu avancé dans cette recherche.

Un savant, Myers, a cru en trouver une explication. C’est que la sélection naturelle, la lutte pour la vie, a développé jusqu’ici seulement les facultés inférieures de l’homme. Notre but presque unique et continuel est la conservation de notre individu et de notre espèce. Cela nous empêche de développer nos facultés supérieures. Moi, je n’en crois rien.

Si les hommes de génie, dans les sciences et les arts, sont si rares, c’est qu’ils sont de cette rare catégorie de gens qui n’ont pour pensée que leur art et leur science, et non pas l’idée de gagner leur vie ! Il est juste de dire que notre civilisation tend à mettre les savants à l’abri du besoin, et quant aux artistes, leur vie, c’est leur art. Seulement il leur arrive souvent de sacrifier l’art à la mode, et il n’est que trop vrai que les artistes de génie meurent à la peine : il n’y a qu’à lire leur histoire.

— Mais enfin cela prouve tout de même que les facultés supérieures de l’homme ne se développent que lorsque les facultés inférieures n’en éprouvent pas la nécessité. Pourtant les unes ne vont guère sans les autres.

— En somme, la matière serait illusoire, et nous devrions faire tendre tous nos efforts à chercher ce qu’il y a sous la matière, au moyen de l’art d’abord puis de la philosophie, ou plus exactement, de la théologie, la science des causes. Je reviendrai ici à une idée bizarre : c’est que l’éloignement des passions brutales a produit l’amour, et que l’amour est la source des arts, notamment de la musique. Musset a dit : « La musique est une langue que le génie a inventée pour l’amour. » Donc déjà la musique est dans la région supérieure !

— Nous avons, nous aussi, une littérature créole, et nous aimons la musique, dit M. Vertun ; vous avez dû entendre un de nos bals à Cayenne.

— Oui, mais j’avoue que, sous ce point de vue, à Paris on trouve mieux.

M. Vertun nous accompagna au placer Dagobert pour nous montrer un détaché de son placer. Il nous fallut quatre heures de marche. Le sentier longea d’abord une grande crique où l’on pourra donner quatre coups de sluice parallèles, puis on gravit des montagnes, c’est-à-dire des collines, et entre temps, nous subissons de petites averses.

Au détaché de Triomphe plusieurs chantiers sont arrêtés, envahis par l’eau, et à cause du manque de mineurs. Il y a eu un retard dans l’envoi des provisions par les canotiers boschs, et beaucoup d’ouvriers se sont prétendus malades ou sont allés travailler ailleurs.

En route, nous revenons, Sully et moi, sur nos causeries :

— Vous êtes tout de même par trop pratique. Une pépite, ce n’est pas tout dans la vie.

— Bah ! nous autres, nous n’avons pas de plaisir à sonder l’inconnu. Il faut bien nous rabattre sur les plaisirs de la vie.

— Oh, vous savez vous tirer d’affaire ! Vous êtes à votre aise partout. On vous mettrait dans le désert que vous en tireriez quelque chose. Il faut le reconnaître, c’est une fameuse qualité. Vous avez bon pied, bon œil, des dents que j’admire, tout !

Seulement vous êtes privé de ce qui est, selon moi, une des grandes jouissances de la vie. Dans le désert, je ne sais si l’on trouverait à manger, mais on trouverait à rêver, et le rêve a des conséquences souvent très pratiques. Il développe l’imagination.

— Il n’en faut pas trop. Savez-vous ce qui arrive aux rêveurs ? Avec leur plaisir à rêver, ils dédaignent le côté pratique de la vie. Au moment opportun, ils le négligent, on dirait que ça leur est bien égal. D’ailleurs analyser son milieu, ses semblables, c’est intéressant.

— C’est vrai, le rêve peut faire perdre en un instant le fruit de son travail. On ne devrait pas profiter de cette faiblesse d’autrui. Malheureusement, en ce monde, chacun pour soi ; si l’un perd son avantage, l’autre le prend. Qui va à la chasse perd sa place.

— Et quand il revient, il trouve un chien ! Qui le vaut d’ailleurs ! On ne peut pas tout avoir. Vous rêvez, cela vous plaît ; soyez content, chantez, dansez !

— Comme la cigale ? Je vous dirai que si la fourmi voulait chanter, elle serait ridicule. Celui qui ne sent pas la beauté, tout en étant intelligent, fait semblant de la sentir, pour avoir l’air de tout comprendre, et il dupe les autres. Mais l’artiste ne s’y trompe pas, il voit le ridicule de ces jugements, et il en rit, et, à la fin, tout le monde en rit aussi, parce qu’il y a de l’intelligence dans le sentiment. Ah non ! L’intelligence pratique ne suffit pas.

— Il en faut, et chacun prend son plaisir où il le trouve. Il en est beaucoup, allez, qui font semblant de croire à la religion et qui, au fond, n’en ont point.

— Justement, ils font semblant de la comprendre. Nous sommes d’accord.

LE FOUR DU PLACER DAGOBERT

Il serait impossible, pensai-je, de concilier un tempérament intellectuel pur avec un tempérament sentimental, mais heureusement chaque homme possède un peu de l’un et de l’autre, et c’est ainsi qu’on s’entend : théorie et pratique.

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