La Guyane inconnue: Voyage à l'intérieur de la Guyane française
CHAPITRE XVIII
LES PLACERS ÉLYSÉE, ETC., NOTES PITTORESQUES
C’était quelques années après mes précédents voyages. Parti de Cayenne par bateau à vapeur, à quatre heures du soir, j’étais à Mana le lendemain matin. Tout était organisé pour mon voyage au placer Elysée. Les bons créoles sont débrouillards, et quand ils le veulent, ils savent être expéditifs. Mon canot devait partir le jour suivant de bonne heure ; j’avais deux pagayeurs noirs, de la race Saramaca, la plus robuste des Guyanes : ils s’appelaient Quinquina et Agouti. Quinquina avait un casque vert en toile. Agouti se contentait des belles tresses de son épaisse chevelure. Les Saramacas et les Boschs sont d’origine africaine ; ils ont été importés en Amérique par les marchands de bois d’ébène, les négriers, mais seuls ils ont su garder la pureté de leur race, tandis que les autres noirs peuplaient de métis les deux Amériques. Ce sont en outre des gens loyaux et sûrs à qui l’on peut se confier entièrement.
Enfin on m’avait trouvé un cuisinier, le voyage devant durer une huitaine de jours ; ce cuisinier n’était ni noir, ni créole, c’était un blanc. Seulement c’était ce qu’on appelle un libéré (sous-entendez, du bagne). Il y a beaucoup de libérés à Mana, comme dans les petits ports de la côte guyanaise. Ce qui m’a le plus surpris chez ceux que j’ai rencontrés, c’est leur douceur ; il faut croire que le climat et le milieu leur ont formé le caractère. On se refuse à imaginer que des gens si doux aient pu commettre des crimes.
La chance continua de me favoriser par la présence d’un canot automobile qui nous remorqua jusqu’aux premiers sauts et aux rapides de la rivière Mana. C’était une avance de vingt-quatre heures, du temps gagné pour moi, du pagayage évité pour Quinquina et Agouti qui, malgré leurs muscles puissants, n’étaient pas fâchés de les reposer au soleil en regardant fuir les rives bien plus vite que s’ils se fussent fatigués. Ce canot automobile venait d’être amené en Guyane par un Bordelais. L’initiative privée est très intéressante dans ces pays. Comme il n’y a d’autre communication avec l’intérieur que par les rivières, les canots automobiles peuvent seuls constituer un moyen de transport rapide et économique, car la main-d’œuvre est chère ici. Le canot automobile ne peut, il est vrai, franchir les sauts, mais dans la saison des pluies, il peut remonter les rivières jusqu’à cent ou cent cinquante kilomètres des côtes, et c’est déjà un grand avantage. Et puis, le gouvernement ni la colonie ne faisant rien pour développer le pays, il est admirable que les particuliers, moins fortunés, fassent quelque chose.
Nous passâmes au confluent d’une crique qui fit parler d’elle récemment ; un de ses affluents, le Kokiuko (cri du coq, en créole) fut le théâtre de la dernière découverte, quelque peu sensationnelle, de la Guyane. Le placer, qui s’appelait C’est ça, n’avait rien d’extraordinaire, lorsqu’un jour un noir, en fouillant un tas de détritus auprès des carbets d’habitation, découvrit un fragment de quartz plein d’or. Il continua à en trouver, d’autres noirs vinrent, bien entendu, et, en sept mois, on sortit de là 525 kilogrammes d’or officiellement contrôlé à Mana. Avec ce qui a dû passer en contrebande, on peut estimer la production à 800 kilogrammes, soit deux millions de francs. L’or avait une teinte pâle, due à l’argent ; la proportion d’or ne dépassait pas les trois quarts. Les marchands qui l’achetèrent, malgré leurs habitudes d’usure, perdirent, dit-on, une forte somme lorsqu’ils le revendirent aux fondeurs. On alla plus loin, on fit circuler à Cayenne, pendant plus de six mois, un soi-disant lingot de kokiuko, formé de je ne sais quel alliage. Personne n’osait livrer le secret, le lingot passait de main en main sans se montrer, comme le petit anneau dans ce joli jeu des enfants qui s’appelle le furet du roi Henry.
Kokiuko est épuisé ; pourtant mon ancien ami Sully L’Admiral a fait creuser un tunnel sous les terres pour retrouver la veine riche avant que la justice se soit prononcée sur le titre de propriété du placer. Le jugement viendra, c’est connu, longtemps après que tout l’or sera parti ; les contestations en Guyane proviennent surtout de jalousies impuissantes. Comment soutenir un titre à quinze jours de Cayenne ? Il faudrait le soutenir par une expédition militaire. Et quel peut être le résultat d’un pareil procès ? Comment évaluer l’or enlevé ? La place est ici au premier occupant, c’est le fait brutal qui compte, comme il convient dans un pays non encore enveloppé dans l’inextricable réseau de la Civilisation.
En trois jours, nous sommes au confluent de la Mana et de la rivière Lézard. En cet endroit, une compagnie française, propriétaire de placers voisins, a construit un dépôt de matériel avec des magasins. L’endroit est d’un pittoresque grandiose : c’est une presqu’île élevée entre deux larges fleuves dont les rives sont couvertes de forêts impénétrables. En ce moment, les eaux sont basses, et l’espace à découvert entre les deux rivières s’élève jusqu’à vingt mètres au-dessus de leur niveau. Mais au moment des pluies, il se produit de telles crues que seuls les bâtiments situés au sommet de la côte sont à l’abri de l’inondation. Il y a quelques mois, pendant une nuit, la crue fut si prompte que le chef du dépôt, réveillé en sursaut, dut appeler tout son monde pour transporter en toute hâte les marchandises sur les terrasses supérieures.
Le chef du dépôt Lézard est un charmant garçon au teint chocolat. Il se nomme Phocius, et son hospitalité, aimable et gaie dans sa simplicité, a plus de prix encore dans cette solitude. Il me conduit, à quelques minutes des magasins, visiter un chantier de canots boschs, une miniature de chantier de navires ; il y avait là un beau tronc d’arbre long de 15 mètres, que l’on avait commencé d’évider ; pour obtenir la forme définitive, on écarte lentement les bords par un feu intérieur ; on taille l’avant et l’arrière lorsque tout le reste est terminé.
Sur le parcours, à l’ombre des arbres gigantesques, je vis la tombe, très bien entretenue, d’un jeune Français décédé ici même, il n’y a guère qu’un an. Cette tombe solitaire, à plus de 100 kilomètres des côtes habitées, entourée par la forêt vierge, a tout autant de poésie que celle de Chateaubriand au bord de la mer ; si celui qui l’occupe fit moins de bruit dans le monde que Chateaubriand, sa vie n’avait peut-être pas moins de prix, et puis il ne chercha pas l’effet jusque dans la mort, il n’eût pas demandé mieux que de vivre encore.
Je pense faire ce soir un bon sommeil, dans la hutte de Phocius, après deux nuits en forêt. Car ces nuits dans le bois ne vont pas, au début, sans une vague appréhension : c’est la saison sèche, les carbets sont renversés, on suspend son hamac entre deux arbres, ou bien on pose à terre son lit de camp, non pas à la belle étoile, mais sous les ombrages bien plus noirs. Comme on ne voit rien, l’oreille perçoit le moindre bruissement, et on se demande si quelque animal, quelque serpent même n’est pas là, à deux pas. Les bruissements qu’on entend sont innombrables, parfois rythmés par un cri d’oiseau, ou bien par celui d’une reinette ou d’un crapaud géant. Cette symphonie de la nature devient peu à peu si berçante qu’on tombe endormi. Et jamais rien de désagréable n’arrive, pourvu toutefois qu’on ait songé à se couvrir les pieds : le vampire seul est à craindre, et il ne s’attaque guère qu’à ces pieds, dédaignés des poètes et pourtant si utiles.
Cependant, cette nuit, nous eûmes une alerte. Un feu de troncs d’arbres abattus couvait depuis quelque temps et menaçait de prendre des proportions inquiétantes. Il fallut nous lever pour le faire éteindre. Quinquina et Agouti se distinguèrent, ils furent les plus actifs à monter de la rivière de grands baquets d’eau. Des flammes hautes de vingt mètres se tordaient en l’air et faisaient pleuvoir des étincelles sur les carbets et les magasins en minces lattes de bois, recouverts de feuilles sèches. Si le vent n’eût changé de direction, je crois bien que tout le dépôt Lézard flambait ; notre nuit de repos serait devenue une nuit de travail acharné.
A partir d’ici, le parcours en canot pour remonter le Lézard jusqu’au placer Elysée ne nous prit que deux jours et demi, grâce à l’activité et aux bras musculeux des deux Saramacas. Cette course constitua un véritable record. C’est à peine si nous regardâmes la crique Absinthe, renommée pourtant par la limpidité, je n’ose dire la fraîcheur, de son eau, d’où son nom, qui symbolise le nectar pour les Guyanais. Il faut dire que les grandes rivières n’ont qu’une eau d’un jaune opaque ; c’est de l’eau potable, mais on préfère tout de même boire de l’eau claire.
Les nuits furent agréables et sans chaleur, comme dans toute la forêt guyanaise. Les sauts et cataractes se passèrent sans encombre ; avec la baisse des eaux, nous dûmes les passer à pied, et décharger les canots. Je n’éprouvai qu’un désagrément, et peu grave, celui d’être piqué, un soir, par une énorme fourmi, terrible bien au delà de sa taille. Cette fourmi est bien connue des noirs, qui l’évitent avec attention ; elle peut donner une forte fièvre. Ce qui me choqua le plus, ce fut de voir la philosophie avec laquelle mon cuisinier contempla ma douleur, qui dura fort longtemps. Il n’y pouvait rien évidemment, mais son air détaché semblait dire qu’il en avait vu bien d’autres, avant sa libération, peut-être en avait-il fait bien d’autres avant de venir dans ce beau pays ! Enfin son indifférence et celle des Saramacas eurent pour bon résultat de me rassurer ; tout de même les insectes tropicaux ont une sève bien exubérante.
Quinquina et Agouti ne purent résister le dernier jour au plaisir d’une courte chasse. Ayant entendu quelque bruit dans les buissons, ils prirent leurs fusils et s’élancèrent hors du canot dans le bois, sans souci des épines ni des racines pour leur peau et leurs pieds. Nous entendîmes un coup de feu, et quelques minutes après, ils revenaient avec leur trophée, un gros animal inconnu pour moi.
C’était une sorte de chien sauvage, à longs poils, au museau épais et dont j’ai oublié le nom. Malgré l’avis de mon cuisinier, j’en voulus goûter et la chair ne m’en parut pas désagréable. Quant aux deux Saramacas, ce fut un spectacle que de les voir peler l’animal, le vider, le découper : avec quelques morceaux, ils firent une soupe, puis boucanèrent le reste sur le feu. Les organes intérieurs, jetés à l’eau, attirèrent de gros poissons, et bientôt il ne resta plus rien de ce gros gibier. Les Saramacas se léchaient les lèvres, songeant sans doute au poisson gâté qu’ils avaient l’habitude de manger, et qui nous eût, pauvres Européens, rendus sérieusement malades.
Après six jours de canot, j’étais rendu au placer Elysée ; or il arrive, dans la saison des pluies, que les canots mettent dix-huit à vingt jours. Et quand la sécheresse dure trop longtemps, le Lézard est presque à sec ; on m’a cité le cas d’un malade qui mit trois semaines pour être transporté à la côte depuis les placers ; on dut le porter à bras, tandis qu’on traînait le canot et les provisions sur le sable étalé partout au grand soleil.
Le débarcadère, dégrad en créole, tout primitif qu’il fût, était le terminus d’un petit chemin de fer, long de 4 kilomètres, qui conduit aux exploitations d’or. C’est ici un commencement de civilisation, encore que la végétation toute-puissante envahisse la voie et recouvre entièrement le fond des ravines, qu’on traverse sur des passerelles en troncs d’arbres grossièrement équarris. Malgré cela, l’aspect des choses diffère de ce qu’on a l’habitude de voir en Guyane ; on voit que l’homme, depuis trente à trente-cinq ans, a sérieusement travaillé ici.
Tout à coup, au sortir de la forêt, s’ouvrit devant moi un immense espace à découvert, agréable à voir après l’ombre des bois, comme serait une oasis en plein désert. En outre, je fus frappé d’entendre un bruit continu, aussi extraordinaire après le silence des bois que le bruit des batteries de pilons du Transvaal après le désert de Karro. Ce bruit provenait de deux dragues aurifères en plein fonctionnement ; elles apparaissaient, au milieu d’un vaste marécage couvert de touffes de buissons épais, comme l’image de l’industrie prenant possession de la nature sauvage et rebelle.
La tentative semblait audacieuse ; pourtant on a pris l’habitude, maintenant, de voir d’immenses usines modernes au milieu de vastes espaces inhabités. Le tout est d’être sûr que l’industrie nouvelle est bien justifiée, et c’est à ce travail que je consacrai six semaines.
Ce n’est pas le lieu d’en parler longuement ici ; je dirai seulement que les habitations sont d’une extrême simplicité, tout en assurant le confort nécessaire avec la température et la nature tropicales. La nature elle-même n’est pas sans utilité.
Le jardin potager et le verger du placer Elysée, remontant à une vingtaine d’années, gardaient pourtant un air sauvage, par la folle exubérance des mauvaises herbes. Le cramanioc, plus savoureux que la pomme de terre, alternait avec le manioc ; le maïs et la canne à sucre rivalisaient avec le sagou, le gombo, le christophylle, ou chou de Chine, l’igname et la patate. Vraiment on avait sous la main un véritable marché de légumes.
Et les fruits ! les bananiers, citronniers et orangers étaient en plein rapport ; or l’orange et surtout le citron sont de vrais fébrifuges. La papaye ou melon des tropiques a des graines remplies de pepsine, c’est donc un excellent digestif. L’ananas et la goyave sont des ressources précieuses, et pourtant il y a encore ici des fruits sauvages : la cerise et l’abricot d’Amérique, le chou palmiste et une foule d’amandes provenant des palmiers.
La forêt vierge a une faune abondante, poil et plume, mais le placer a une basse-cour et du bétail. Les poules sont médiocres, elles se dessèchent sous le climat, mais les chèvres se portent bien, et à quelques kilomètres, il y a tout un troupeau de moutons. Enfin, c’est une surprise de voir un bœuf et une vache, transportés tout jeunes, comme on peut le penser, dans un canot de Saramacas. On songe à faire venir des mulets et des chevaux, car il est facile de créer des pâturages au moyen de l’herbe de Para, qui prend une vigueur exceptionnelle au Brésil et au Venezuela.
Le placer Elysée, sans avoir été très riche, fait partie d’une région où il y a tout de même beaucoup d’or. Seulement depuis bientôt quarante ans qu’on connaît cette région, on a achevé d’épuiser l’or des petites criques : on s’attaque maintenant aux rivières plus importantes, pour lesquelles les moyens ordinaires ne suffisent plus.
Toute la Guyane se trouve dans le même cas, aussi la question du dragage des rivières aurifères passionne-t-elle tout le monde. Jusqu’ici il n’a été fait que de rares et courtes tentatives de dragage ; la plus bruyante s’est faite sur le Courcibo, une grosse rivière en aval de Saint-Elie ; la drague a sombré après quelques semaines de marche, par suite d’une négligence. C’est au placer Elysée qu’ont été faits les essais les plus sérieux, surtout sur la crique Roche, où l’on avait découvert des sables réellement riches.
Tout le monde a vu des dragues ; elles ne constituent pas en général un travail difficile, mais la Guyane lui présente des obstacles sérieux. C’est d’abord l’énorme forêt tropicale, qu’il faut abattre et brûler sur le passage destiné au dragage ; l’abatage des bois est facile, mais souvent ces bois durs et humides mettent longtemps à prendre feu. Et dire qu’on brûle ainsi l’ébène et l’acajou !
Ce sont ensuite les troncs d’arbres morts enchevêtrés avec leurs branches dans les terres, dans le sable et dans l’argile à laver. Ces troncs sont formés de bois durs, aussi lourds que des blocs de rochers, et leur manœuvre est encore plus malaisée.
Et il y a des argiles collantes qui empâtent les organes des dragues. Et ces vases, où sont enfouis des bois en décomposition, exhalent des odeurs nauséabondes, engendrent la fièvre, et nécessitent un personnel spécial pour résister au climat déjà anémiant et fiévreux, qui est celui du bois sauvage.
Le noir des Guyanes est absolument novice et inhabile pour tout ce qui touche à la mécanique. On voulait un jour, à Elysée, confier à un grand nègre le treuil de la drague, il s’y refusa d’abord énergiquement : « Moi connais pas cette bête-là, disait-il, connais pas ça, pas travailler. » Le travail mécanique, dénué de vie, lui paraissait étrange. A force de patience, on fit son éducation, et huit ou dix jours après, il conduisait les treuils de la drague avec la brusquerie et les à-coups d’un nègre, mais il ne s’effrayait plus.
A la mine d’Adieu-Vat, on essaya des Italiens, mais ce fut un échec. Le Guyanais se contente d’une nourriture sommaire, il en a l’habitude ; à l’Européen, il faut une alimentation abondante ; et les Italiens, traités comme des nègres, furent décimés. Ceux qui résistaient encore au bout de six mois durent être rapatriés.
Sur les marécages qui entouraient la drague, des fantômes apparaissaient aux nègres la nuit. Mais nous ne les vîmes pas. Etaient-ce des feux follets produits par le gaz des marais et allumés par les lampes des machines, ou bien le gaz phosphoré d’animaux en putréfaction, et spontanément inflammable ? Que de choses se passent sans que les gens trop curieux puissent les voir !
Et la difficulté des transports ! Songe-t-on à la disproportion entre nos grosses pièces de machines modernes et les petits canots des sauvages ? Ce sont pourtant là deux choses à mettre d’accord. C’est si difficile que, le long de la Mana, on voit encore de belles pièces de fer illustrant de leur présence le naufrage de quelque canot.
Cependant on vint à bout de tout au placer Elysée, c’était même un plaisir de voir les nègres se jouer des difficultés de la civilisation. Deux dragues fonctionnaient, l’une depuis près de deux ans, à travers toute espèce d’aventures, et réduite à un état plutôt précaire, l’autre en pleine possession de tous ses moyens.
Mais si j’ai reconnu la valeur des noirs, il n’est que temps de parler de celle des blancs qui ont obtenu tous ces résultats, dont le moindre n’est pas le dressage du personnel coloré. A la table qui nous réunissait chaque jour, à des heures variables à cause du travail, la diversité des caractères s’accusait sans fard et sans humeur. Les menus variés et substantiels s’agrémentaient de pots de quinine et de fioles pharmaceutiques que nécessitait le climat plus que l’appétit.
On aimait à plaisanter sur les difficultés. Le mécanicien outrancier inventait des dragues munies d’organes multiples pour décupler le travail. Le chauffeur fanatique, très adroit et toujours prêt, avait fait autrefois la fameuse course Paris-Bordeaux avec du 140 à l’heure et songeait aux aéroplanes. Le grand marcheur, aux jambes d’échassier, parlait des montagnes de la Guyane et de ses grandes courses. Le philosophe, ami du moindre effort, était toujours à temps, ou presque ; il n’aimait pas les gens pressés, et les regardait un peu de travers.
A l’écart se tenait l’homme raisonnable, flegmatique avec un rien du Midi, à la fois bon et exigeant, capable de ramener le calme et l’obéissance autour de lui ; il ne négligeait rien sur sa drague, mais il ne négligeait pas non plus le commerce des bananes, celui du vin et celui de la viande fraîche pour ses ouvriers. L’énergie et la persévérance font souvent plus que la haute intelligence.
J’ai connu un placer où peu à peu s’était faufilé, comme directeur, un véritable libéré. Il fut trop habile. S’il ne pouvait cacher l’or produit par le personnel, il cachait celui des achats aux maraudeurs et le vendait à son profit personnel. La Compagnie payait et ne touchait pas l’or ; par contre elle ne payait pas les vivres, et l’équilibre se faisait ; cet équilibre hasardeux ne put durer bien longtemps, assez pourtant pour que le libéré s’enrichît avant sa nouvelle libération du placer.
Enfin il faut rendre justice aux Français des colonies qui s’occupent d’industrie. Ils payent de leur personne, comme on le fait rarement, même en France. Malgré la fièvre, on allait au travail à Elysée de nuit comme de jour, car sans l’exemple et l’énergie des blancs, les noirs s’amusent. Je fus témoin d’un accident qui ne demanda pas moins de vingt heures de travail ininterrompu, et pas un noir ne refusa le travail : que penser de ce résultat quand on connaît l’indolence naturelle au noir et même au créole ?
Mais ce n’est pas tout que de draguer une rivière, il faut trouver les rivières dragables, et c’est là que le flair et l’esprit d’observation jouent un rôle capital.
Les rivières guyanaises, je ne veux pas dire les grands fleuves, sont presque enfouies sous la végétation tropicale, à tel point qu’à moins d’être en canot, on ne s’en rend pas compte ; elles dessinent de tels méandres qu’à chaque instant la rivière devient presque une île. Je me demande si, même en ballon ou en aéroplane, on distinguerait de la forêt les rivières guyanaises. Sur les fleuves, c’est autre chose, le soleil déverse à grands flots ses rayons. Sous une réclame en faveur du dragage, on pouvait voir un jour cette poétique légende : lever de soleil sur une rivière à draguer. Ce devait être l’or au fond de l’eau qui donnait un éclat spécial à ce lever de soleil, sans quoi comment le distinguer de celui d’une rivière vulgaire ?
Les travaux de prospection consistent à creuser des fouilles dans le sable qui forme les berges des rivières, jusqu’à ce qu’on atteigne le rocher ; on extrait l’or du fond de cette fouille qui peut avoir 4 ou 5 mètres de profondeur. Le procédé est très précis et ne laisse guère place au doute. Il ne faudrait pas croire que ce travail soit beaucoup plus agréable à exécuter que le dragage : le travail d’exécution d’abord est si pénible que les indigènes seuls peuvent le faire. Ce qu’ils redoutent le plus pourtant, ce sont les longs séjours dans l’eau, bien qu’elle ne soit pas froide, lorsqu’il s’agit de prospecter le lit même de la rivière.
L’atmosphère qu’on respire constamment sous le bois sauvage, où le soleil ne pénètre jamais, est déprimante et fiévreuse. Pendant quelques semaines, on ne ressent rien, puis, un beau jour, un frisson vous saisit. On s’imagine que c’est un simple refroidissement, on s’agite, on marche pour se réchauffer ; impossible de transpirer, on a toujours froid. L’heure du repas arrive, il est impossible de manger. C’est la fièvre, et comme l’accès est imprévu, il est inutile de prendre de la quinine. Il a fallu un grand médecin, Sydenham, pour découvrir le moment où la quinine peut agir. Donc il n’y a qu’à patienter, mais cela dure des heures. L’accès passe, on se trouve bien, on reprend son travail. Mais le lendemain, c’est un autre accès plus violent, les alternatives de chaleur et de frissons se succèdent malgré la quinine ; parfois viennent des vomissements, et l’on en a ainsi pour une semaine.
On se remet à force de quinine, mais le mois suivant, c’est pire. La fièvre est chronique, comme la lune. Il arrive, dans le cas de certains tempéraments, qu’au bout de quelques mois il n’y a plus qu’une chose à faire, revenir vers la côte, à Cayenne, respirer la brise de mer, ou bien aller aux Antilles, même en France. Certains résistent, mais il est rare qu’au bout de deux ou trois ans de séjour aux placers, un blanc ne soit pas réduit à une telle prostration que son retour s’impose. Il y a des exceptions, certainement.
Sans doute on ne meurt pas d’un accès de fièvre, mais elle mine ; on s’affaiblit toujours, l’anémie vient, le sang perd ses globules rouges. Et puis à la longue, c’est l’enflure, et si elle atteint les organes vitaux, c’est la mort précoce. Les cimetières des placers n’ont guère de place pour les vieillards ; ils sont peuplés de jeunes gens et d’hommes en pleine sève, victimes d’épuisement ou d’accidents.
Quand on les voit, ces hommes ou ces jeunes gens, travaillant aux placers ou aux prospections, couverts de sueur sous l’ombre des bois, ou exposés au soleil brûlant des tropiques, on admire leur courage. Il faut un corps plus résistant sous les climats chauds et humides que sous les climats froids. Le caractère aussi doit être plus trempé. Ce sont des gens de valeur qu’il faut dans ces pays où bien des gens s’imaginent qu’il suffit d’envoyer les médiocres. D’ailleurs ce n’est pas sans plaisir que les noirs voient arriver des machines, comme les dragues, qui suppriment ce qu’il y a de plus pénible dans le travail manuel, dans l’exploitation à la mode ancienne des placers. Il est temps que le capital vienne à son tour concourir à mettre en valeur ces pays difficiles.
Les femmes sont peu nombreuses aux placers, mais elles aussi doivent être robustes. Les unes travaillent aux sluices à débourber les pelotes d’argile qui enferment l’or, d’autres font la cuisine ou la lessive, ce qui n’est pas moins dur. Pourquoi ont-elles de si drôles de noms, comme Mes Délices, etc. ?
On voit de drôles de choses aux placers. Certain blanc se croyait très sage de mener l’existence des indigènes. Légèrement vêtu, il vivait de riz à l’eau et de manioc. Puis il se constitua un plat unique : une soupe avec du riz, du manioc, des confitures et de la graine de lin. Naturellement il ne buvait que de l’eau. Pourtant la fièvre ne l’épargna pas plus que les autres, alors il renonça brusquement à son régime monastique et tomba dans l’excès contraire. Le tafia et le gibier furent son ordinaire, mais ce fut pire, et il fallut le rapatrier. On ne saurait s’imaginer le mal que font aux créoles et aux noirs le tafia d’un côté, le poisson gâté de l’autre.
Il existe une immense région très intéressante à prospecter, comprise entre deux affluents de la Mana : l’Arrouani et le Lézard. A l’heure actuelle, elle est encore assez riche par places pour faire vivre de son or plusieurs milliers de maraudeurs. C’est ainsi qu’il y a trois villages de ravitaillement : la Louise, Délices, et P. I., initiales d’un prospecteur.
L’or de cette région paraît provenir des monts Bécou-Bécou, hauts de 4 à 500 mètres, situés au sud du placer Enfin. Ce pays est un des plus pittoresques de la Guyane. Dans mon précédent voyage, de l’Approuague à la Mana, je n’avais rien vu de si varié. A cause du grand découvert pratiqué au placer Enfin, on distingue merveilleusement les montagnes et leurs ravins. Cela est très rare en Guyane, où l’on est toujours enfoui sous la forêt vierge, avec tout son cortège d’insectes malfaisants, et où l’on gravit les collines sans découvrir aucun site, même du sommet.
Les passages à travers les ravins d’Enfin sont loin d’être commodes, d’autant moins que les criques ont été allégées de leur or, donc creusées profondément. Le long des travaux, les hautes herbes et les buissons ont repoussé avec une folle vigueur et ont fini par recouvrir traîtreusement les trous, de sorte qu’on n’évite guère les chutes. Les ponts formés d’un tronc d’arbre sont une aide précieuse, encore faut-il avoir gardé l’habitude de la gymnastique. Le sage au régime indigène, dont je parlais tout à l’heure, crut d’abord pouvoir faire comme les sauvages et se passer de souliers ; il est vrai qu’il adopta très vite le passage dans l’eau, pour éviter l’acrobatie du pont suspendu ; pourtant il ne put y tenir, il s’acheta des souliers, en même temps qu’il abandonnait son brouet à la graine de lin.
Sur le sentier du placer Désirade, je fus rejoint un soir par un Français qui venait de faire dans sa journée 43 kilomètres comptés au podomètre. En outre, il avait subi pendant deux heures une pluie torrentielle, une de ces pluies tropicales qui tombent en cascade sur la forêt en faisant un tel fracas qu’on les entend venir une demi-heure avant de les recevoir. Pourtant il était fort gai, il me raconta de ces balivernes qui reposent de la fatigue, et termina par le fameux vers d’Alphonse Allais qui rime tout entier sur lui-même. C’est pourtant ce soir-là que je commençai un accès de fièvre.
Désirade est un endroit fort curieux ; on y a trouvé de grosses pépites, pourtant les criques y avaient été peu auparavant brusquement abandonnées, comme si les mineurs fussent partis, appelés subitement ailleurs par une découverte sensationnelle, peut-être celle du Carsewène, au contesté brésilien.
Comme ce pays regorge de maraudeurs, une des compagnies exploitantes essaya de les expulser en faisant venir à grands frais une demi-douzaine de gendarmes de Cayenne avec un géomètre pour limiter leurs déprédations. Mais ce fut peine perdue, il faudrait tenir un régiment en permanence. Dans de pareils cas, le mieux est de s’entendre avec ces bricoleurs et de leur acheter l’or à prix réduit. Pour comble, le géomètre trouva une occasion excellente de délimiter des terrains pour son compte et de les vendre ensuite aux maraudeurs contre de la poudre d’or. Le directeur du placer, un créole encore naïf, était navré ; il nous dit avec justesse : « Je m’en tirais encore avec ces voleurs quand j’étais seul, mais depuis qu’il y a des gendarmes et un géomètre, c’est fini, ils sont partout, ils sont même chez eux ; et avec cela, c’est moi qui dois payer tout le monde. »
Les deux placers Enfin et Pas-Trop-Tôt ont produit beaucoup d’or. Mais là aussi, les petites criques s’épuisent, si bien que les bricoleurs s’attaquent à la grande rivière. Ils ne pourraient le faire sans l’aide inespérée que leur donne un grand canal de dérivation exécuté par la Compagnie d’Enfin elle-même. Elle a eu le tort de cesser de s’en servir : il faut que toute chose serve à quelqu’un, ce principe socialiste a bien quelque justesse, et les lois minières l’ont souvent adopté.
Les maraudeurs, au fond, ne sont pas dénués d’intérêt. Le long du sentier des montagnes, ils passent et nous croisent en petits groupes bavards : ce sont des jeunes gens, chargés de vivres ou d’outils, courant les bois, fouillant les criques, à leurs risques et périls, car beaucoup périssent de misère ou de la fièvre, quelques-uns font fortune, la plupart végètent mais avec activité. J’ai vu, près d’Enfin, le 2 novembre, un grand cimetière tout brillant de lumières sous les ombres de la forêt. C’est une pieuse coutume créole de dessiner des catafalques avec de nombreuses bougies allumées le jour des Morts, et de leur porter des fleurs avec de jolies prières créoles.
On ne saurait contester l’habileté des maraudeurs à épuiser les parties riches des placers, et rien n’est plus juste que de les laisser faire lorsqu’ils ont eux-mêmes découvert l’endroit. Mais parfois ils arrivent après la nouvelle d’une découverte, et celle-ci est due aux efforts coûteux d’une expédition organisée par des gens entreprenants de Cayenne ou de la côte. Voilà donc des gens qui sont frustrés par les maraudeurs. Le malheur est qu’il n’y a ni cadastre ni police en Guyane. Mais j’ai déjà parlé de tout cela, ce sont toujours les mêmes faits qui se passent, tant il est difficile de sortir de la routine.
Les maraudeurs ont leurs villages de ravitaillement. J’ai passé plusieurs fois à travers un de ces singuliers villages, celui de P. I. Cela n’a aucun rapport avec ce qu’on voit ailleurs. Un vaste espace a été déboisé au bord de la rivière, et dans cet espace on a construit peut-être deux cents carbets en lamelles de bois, appelées golettes, avec un toit en feuilles de palmier. Il y a quatre-vingts boutiques de vivres. Des rues très irrégulières serpentent sur le sol ondulé et dans le pittoresque désordre de ces huttes primitives ; des Américains les eussent tracées au cordeau, c’était bien facile. Mais les créoles…; ils ne se doutent même pas de ce que c’est que l’ordre. Leur seul souci est de vivre, en mettant un peu d’or en réserve. Bien entendu, il n’y a aucune police, aucune administration ; c’est la liberté complète, le socialisme naturel ; pourtant l’or n’est pas mis en commun. C’est que l’or est trop facile à cacher, et ainsi c’est le commencement de la propriété, le premier obstacle au rêve socialiste. Ce chien est à moi, disaient ces pauvres enfants ; en vérité, le premier mot de la possession a dû être : Cet or est à moi. L’âge d’or a commencé la division des hommes : avant l’or, il n’y avait que la nourriture quotidienne et l’abri précaire.
Le village de P. I. fut incendié presque totalement dans le courant d’octobre. Le feu avait pris dans un carbet servant de cuisine ; on déménagea les carbets voisins, et on se hâta de faire tomber celui qui brûlait, mais le feu avait pris aux branches d’un grand arbre resté debout dans le village. Des branches, il descendit sur d’autres carbets, et en quelques heures, près de cent cases furent entièrement dévorées. Des rues entières avaient disparu, ou plutôt la rue était partout, car il ne reste rien de ces éphémères constructions. On tenta bien de sauver des marchandises, mais on ne réussit qu’à demi, des amoncellements mal placés prirent feu tour à tour. Ce fut un désastre, seul l’or fut sauvé. Les marchands, pour se dédommager, vendirent doublement cher ce qui leur restait. Quant au village, huit jours après il était presque reconstruit. L’arbre malencontreux, cause du feu, avait disparu.
Ensuite, pour réparer les pertes, on partit en groupes compacts sur tous les points du territoire, saccager les criques qui pouvaient garder encore de l’or. Heureux pays où l’or de la nature remplace l’argent du patron ! Le malheur, c’est qu’il n’y a pas même de légumes à P. I., à peine du manioc ; il faut acheter les vivres à la côte et les transporter ; on vit de conserves arrosées de tafia, régime à peine digne des forçats, mais on est libre et on ne travaille que pour soi !
Cependant ce libre maraudage est forcément destiné à disparaître, car les grandes criques auxquelles on veut s’attaquer nécessitent d’énormes efforts, il y a beaucoup d’eau et l’épaisseur du gravier stérile à déplacer atteint 4 mètres. Les travaux de ce genre que j’ai vu faire sur Enfin et sur Décision ne pourront se prolonger longtemps, surtout que la saison des pluies empêche radicalement cette méthode d’exploitation pendant six mois de l’année, de janvier à juillet. A chaque saison, tout est à refaire. Il faut essayer autre chose, le dragage s’impose, mais s’oppose à la liberté ; il faut des associations et de l’ordre, choses contraires à la négligence et à la jalousie créoles.
Les Français, qui ont tant de qualités aux colonies ou à l’étranger, ont gardé ce défaut de la jalousie. Jules César déjà traitait les Gaulois d’invidi et avidi. Avides, ils le sont moins peut-être que les Anglo-Saxons, mais jaloux, ils le sont toujours. Ils se dénigrent mutuellement, ils semblent être heureux parfois des échecs des leurs, comme s’ils devaient en tirer quelque chose. Voilà la haute qualité des Anglais, ils se font toujours valoir, mais ils ne sont pas socialistes avec cela. L’illogisme est au fond de toutes nos actions.
Il reste pourtant beaucoup à faire en Guyane au seul point de vue de l’or. Ce pays a produit officiellement plus de 300 millions d’or ; on peut bien dire 500, car une forte proportion a échappé à la douane, soit par Para, au Brésil, soit par la Guyane hollandaise, où la taxe est de 5 pour 100 au lieu de 8 pour 100 sur notre territoire. Le seul Carsewène, qui a produit, dit-on, 80 à 100 millions d’or, n’en a fait passer que 30 millions à peine par Cayenne[1]. Mais le chiffre même de 500 millions comme production de notre Guyane est bien faible comparé à celui de la Californie qui, en cinquante ans, c’est-à-dire dans le même temps que la Guyane, a produit 7 à 8 milliards, dont 4 par des alluvions. L’Alaska avait produit le demi-milliard en dix ans. On peut estimer hardiment que les grandes rivières guyanaises renferment autant et plus d’or que les petites criques, seules exploitées jusqu’ici. Si donc il y a beaucoup à faire, il y a beaucoup à espérer, et je ne parle pas des filons de quartz, dont un seul, celui d’Adieu-Vat, est bien reconnu et exploité.
[1] Le Carsewène passe pour être ce fameux El Dorado, le pays du Roi Doré : el dorado Rey ; la légende date de l’arrivée de Christophe Colomb aux Antilles.
Pour revenir du placer Elysée vers la côte, je fis à pied, avec le grand coureur des bois, un long parcours en forêt pour éviter les sinuosités interminables du Lézard, où les eaux étaient très basses. Ce trajet, le long d’un sentier à peine visible, dura quatre heures. C’en fut assez pour me montrer comme la végétation tropicale détruit rapidement la trace des hommes. Mon guide déploya une habileté et un instinct de sauvage à se retrouver toujours dans l’inextricable dédale des troncs éboulés et des pistes d’animaux qui courent la forêt vierge, et cela est admirable, lorsqu’on n’est pas, comme le Mowgli de Kipling, un sauvage enfant du bois sauvage, mais un civilisé intelligent.
Quant au voyage en canot je n’en dirai rien ; on se lasse de revoir du matin au soir les mêmes paysages, quelque grandioses qu’ils soient. Quand je montai aux placers, c’était la saison sèche, le soleil dardait sur le fleuve et sur nous une pluie de feu, et son éclat était insupportable. Aux placers, nous avions eu quelques nuages de pluie, mais parfois le ciel blanc partout était aveuglant, c’était pire que l’éclat du soleil. Au retour, les pluies devinrent torrentielles, ces pluies tropicales, qui, en cinq minutes, transpercent les imperméables, et qui durent des heures. On comprend la vanité des vêtements. Mais j’ai gardé le bon souvenir de la marche en forêt, sous l’ombre des grands arbres ; le soleil est très atténué, et la pluie aussi.
Vraiment le grand desideratum de la Guyane, ce ne sont pas des chemins de fer, non pas même des routes, mais des sentiers muletiers qui formeraient un réseau régulier à travers l’inextricable dédale de la forêt. On irait bien plus vite qu’en canot, parce qu’on éviterait les interminables méandres des criques, et on ne serait pas à la merci des pagayeurs pour le prix des transports.
Je terminerai ce voyage par quelques mots sur Saint-Laurent du Maroni, où j’ai passé à mon retour en France. C’est le siège de l’administration pénitentiaire, c’est-à-dire des forçats. Si ceux-ci ont fait bien peu de travail, depuis soixante-dix ans, un tout petit chemin de fer de Saint-Jean à Saint-Laurent et 15 kilomètres de route à Cayenne, il faut reconnaître que leur régime est peu enviable. Ce n’est peut-être pas autant le climat que la mauvaise nourriture qui les affaiblit et qui les tue, je tiens ceci d’un médecin. Ils ne digèrent plus le lard et les légumes secs qu’on leur donne, leur intestin cesse de fonctionner. Ils sont condamnés à une mort lente. Chaque année en voit mourir autant qu’il en arrive, à peu près douze cents, sur un total de sept mille actuellement en Guyane. De 1856 à 1900, on a transporté cinquante mille condamnés dans le pays, on voit que la mortalité est forte. Il n’y aurait rien à dire s’il n’y avait parmi eux que de mauvaises têtes irréductibles, mais il se trouve aussi au bagne quelques jeunes gens, parfois de bonne famille, que la passion a entraînés, et ce sont les moins résistants, ils meurent vite sous ce climat trop mou et ce soleil ardent, avec cette nourriture inassimilable pour eux. Ne pourrait-on vaincre la routine administrative, et essayer la colonisation plus libre par les forçats, et des travaux mécaniques, avec des primes de bonne nourriture ?
Il y a quelques évasions de bagne ; certains forçats réussissent à trouver des placers riches. Les noirs qu’ils rencontrent leur apprennent à laver l’or et se servent d’eux comme domestiques, et c’est ainsi que le hasard gouverne les découvertes.
J’ai appris en Sibérie que les mêmes faits se passent. Bien des placers riches ont été découverts par les forçats, qui, à leur tour, ont été expulsés légalement par les marchands russes. L’histoire des mines a quelque chose de bien étrange.
D’autre part, on m’a cité des faits monstrueux qui se sont passés au bagne et qui évidemment doivent rendre difficile le métier de gardien. La répression doit être sévère, surtout qu’une révolte générale est toujours possible. La délation, m’a-t-on dit, peut être récompensée d’une manière exemplaire. C’est ainsi qu’aux îles du Salut, un détenu eut le courage de traverser à la nage le détroit rempli de requins pour prévenir les autorités. Il n’était que temps, et on m’assure qu’il fut mis en liberté.
Mais n’insistons pas sur ces pénibles choses qui jettent un si triste jour sur notre belle colonie ; il s’agit de la misère humaine qui afflige communément tous les pays civilisés ; le problème est difficile à résoudre, car les saints, qui en seraient seuls capables, sont de plus en plus rares. Revenons à la forêt vierge si intéressante et si riche, dont la flore et la faune auraient tant besoin qu’un vrai savant les étudie ; mais voilà, il le faudrait riche, de santé solide, et désintéressé. Je crois bien que, depuis les descriptions de Buffon, l’histoire naturelle de la Guyane n’a fait aucun progrès. C’est qu’avant une étude scientifique, il faut l’étude pratique du pays, il faut mettre en valeur les mines et tirer parti du sol autant que possible. Le renouveau industriel qui s’annonce pour la Guyane peut être le point de départ d’une ère plus prospère aussi pour l’agriculture. Les dragues employant moins de monde aux placers, il restera plus de bras disponibles pour cultiver la terre.
Car, malgré les déceptions qu’il a causées, le sol de la Guyane est fertile, au moins dans la région des savanes et jusqu’aux premières collines. Il en a donné des preuves avant la découverte de l’or, et les Guyanes voisines, qui ont le même sol, produisent en abondance le sucre et les fruits : les bananes sont un des gros revenus de la Guyane hollandaise. Ce n’est donc point une utopie que de parler des richesses de la Guyane et d’espérer qu’un jour peu lointain, grâce peut-être aux dragues, elles seront réalisées. Si d’ailleurs la France ne s’en souciait pas, peut-être l’Amérique du Nord ou le Brésil viendraient nous supplanter, tout comme les maraudeurs supplantent les propriétaires guyanais. On peut bien dire, en terminant, que la Guyane est encore la terra incognita.
FIN
TABLE DES GRAVURES
Pages | |
| Fonçage par l’eau | |
| Forêt, près de Remire | |
| Escalier du Rorota | |
| La forêt en Guyane (crique Lézard) | |
| Presbytère de Remire | |
| Montjoly, près Cayenne | |
| Le four du placer Dagobert | |
| Église de Mana | |
| Montjoly, colonie des sinistrés de la Martinique | |
| Travaux des forçats dans le port, à Cayenne | |
| Environs de Cayenne | |
| Travaux près du port de Cayenne | |
| Au placer Élysée | |
| Drague en exploitation (placer Élysée) |