La Guyane inconnue: Voyage à l'intérieur de la Guyane française
CHAPITRE XII
LE PLACER DAGOBERT
Nous avons fait halte au détaché Saint-Jules, où l’on nous prépare un punch au rhum, qui nous remet de la chaleur et de la marche. Nous trouvons là le directeur de Dagobert ou plutôt son adjudant, M. Thamar.
Le sentier que nous prenons est pittoresque et accidenté, mais nous avons plusieurs averses. On gravit de petites montagnes, après avoir longé les criques déboisées déjà exploitées, dans lesquelles la pluie nous inonde sans qu’aucun feuillage ne la retienne. Après les montagnes, nous longeons la crique Absinthe, et je prends les devants avec M. Thamar, le directeur provisoire de Dagobert, venu à notre rencontre. C’est un jeune homme bien découplé, l’air décidé et énergique, qui enjambe les criques et passe les ponts sourcilleux comme un porteur nègre, ou bien un créole. Il m’entraîne à sa suite ; Sully reste avec Emma qui va plus lentement, et M. Vertun leur tient compagnie. De grands troncs nous barrent plus d’une fois le passage, en des endroits pleins d’eau et de broussailles, de sorte que je me demande comment Emma s’en tirera. Mais elle est vaillante. Tout ce sentier est en fort mauvais état, on l’a abandonné pour faire les charrois par un sentier situé en aval.
Une surprise m’attend à mon arrivée à l’établissement Dagobert : c’est une salve de mousqueterie qui me semble être tirée en mon honneur ; levant les yeux, en montant le penchant de la colline, j’aperçois au sommet de la case qui domine le village un grand drapeau français, sur un long mât, agité par le vent. Les décharges se répètent une demi-heure plus tard, à l’arrivée de Sully. C’est réellement une réception, mais non officielle : il y a plus de cordialité, il n’y a pas de dissidents, et surtout il n’y a pas de discours. Il est deux heures, et la faim nous presse, ce qui nous empêcherait d’écouter des harangues. Le dîner nous attire davantage. Mais il est précédé de punchs et d’apéritifs variés, comme s’il était nécessaire d’exciter notre appétit. Après la marche, les averses, la dernière montée à gravir après bien d’autres, et à 185 mètres d’altitude, l’appétit vient tout naturellement. Aussi le dîner est fort gai et se termine par de l’enthousiasme quand M. Vertun tire de son sac un gâteau de Savoie, présent de sa cuisinière, tandis que Sully débouche son champagne. Décidément, c’est un pays d’or ; il me rappelle le Transvaal avant la guerre.
Le placer Dagobert paraît en pleine prospérité. Il a produit vingt-quatre kilos d’or le mois dernier, et l’on compte dépasser ce chiffre en mars. L’an dernier pourtant, il a eu ses vicissitudes ; il a été envahi par les maraudeurs, on nous en fera l’historique.
Cet après-midi, nous faisons un tour aux plantations. Nous prenons successivement un bain aromatique, et nous allons nous coucher de bonne heure. J’ai, à moi seul, une case neuve, construite pour le directeur qui est absent, M. Acratus. Cette case a deux chambres et une salle de bains. Mon lit de planches et d’herbes est excellent. Sans plus me préoccuper des vampires que s’ils n’existaient pas, je m’endors profondément. Une lampe brille sur ma véranda ; un boy dort sur un hamac dans la seconde chambre, je suis traité comme un personnage. A trois heures pourtant, les singes hurleurs me tiennent éveillé plus d’une heure ; ils gambadent sur les arbres les plus proches. Puis je me rendors pour me lever à six heures, l’heure à laquelle presque subitement, il fait grand jour.
Le placer Dagobert rend en ce moment une moyenne de dix grammes d’or par jour et par homme aux chantiers : il y a des criques nouvellement découvertes, aussi riches, d’après les prospections, que celles qui produisent depuis deux et trois ans. Enfin, il y a toute une région dans l’ouest, qui est fort riche, mais qui a été envahie l’an dernier (1903), par les maraudeurs. Pendant cinq à six mois, ceux-ci ont saccagé les criques, ils étaient deux à trois cents, jusqu’à ce qu’enfin, en novembre, le propriétaire du placer, M. Melkior, de Cayenne, se décidât à envoyer à ses frais une petite expédition pour les expulser. Il obtint soixante-dix soldats avec leurs officiers et sous-officiers, un brigadier de gendarmerie, un médecin, un arpenteur, et un représentant de la loi. La plus grande difficulté consista à réunir à Mana le nombre de canots et de pagayeurs nécessaires. Mais ensuite tout se passa très bien, personne ne fut malade, il n’y eut aucun accident sérieux au passage des sauts. Certaines nuits furent pénibles à cause de la pluie : c’était la fin de la saison sèche, mais comme il était difficile de construire vingt ou trente carbets tous les soirs, les hommes suspendaient leurs hamacs entre deux arbres, et s’il tombait des averses, ils les recevaient. Mais c’est monnaie courante en Guyane, on ne s’en plaint pas trop : pourtant une forte averse dans un hamac étanche fait une baignoire.
Les maraudeurs furent expulsés. Pour les obliger à partir, on saisit leurs vivres sauf l’indispensable à leur voyage, et l’arpenteur officiel put achever la délimitation du placer sur le terrain : ce travail est long et difficile en Guyane, quand on songe que les placers ont souvent dix à vingt kilomètres de longueur. Il semble qu’il dut être bien facile aux maraudeurs de revenir, après le départ de la force armée ; car il n’y a pas de police possible à pareille distance, et la zone saccagée était à portée du Maroni, d’où il est facile de fuir en Guyane hollandaise. Mais les vivres coûtent et il faut les transporter ; aucun maraudeur n’est encore revenu, et le directeur du placer va mettre en exploitation intensive la région envahie, pour éviter tout nouveau maraudage.
Dans le bois, on est évidemment exposé aux pires tours de ses semblables : pour l’homme comme pour les animaux, c’est la loi de la jungle, comme la décrit Kipling. On ne reçoit guère de nouvelles. Il est des gens dont on est resté sans nouvelles plusieurs années, car ils se déplacent ; on les croit là où ils ne sont pas et ils reparaissent inopinément, ou bien on n’en entend plus parler. Les accidents de chasse sont fréquents, celui surtout qui est dû à la décharge accidentelle d’un fusil mal porté. Le chasseur insouciant laisse pendre son fusil qui se trouve coucher en joue l’homme qui le suit. Sur un sentier boueux et glissant, le long d’une pente, j’ai vu l’endroit où ce fait s’est passé peu de temps avant mon passage : en bas, dans la crique, un peu de terre soulevée indique une tombe, et c’est tout ; nul ne s’est inquiété du disparu. Un crime, s’il se produit, est bien difficile à découvrir en des régions si désertes.
A déjeuner, Thamar nous fait goûter le sorol, la perdrix guyanaise ; puis le pack ou paca, un gibier très fin rappelant le lièvre. Les hoccos, agoutis et pécaris sont l’ordinaire. Mais j’ai goûté d’un mets plus rare, le singe coatta. C’est une espèce assez grande de taille ; elle atteint trois à quatre pieds. J’ai eu la curiosité de voir écorcher plusieurs coattas, et cela, je pense, m’a empêché de les apprécier comme mets. Une fois dépouillés de leur fourrure, ils ont par trop l’air d’enfants ou même d’adolescents à la peau blanche. Il restait le poil noir de la tête, et cela, avec la peau jaune de leur visage, et leurs petits yeux bridés leur donnait l’air de petits Japonais. Il paraît qu’on s’habitue à leur goût sui generis. Cet animal vivant surtout de fruits, sa chair est beaucoup moins forte que celle du puma, et pourtant bien des Guyanais mangent avec plaisir le puma ou tigre américain.
Le singe rouge est moins bon que le coatta, mais sa fourrure est plus belle, et Sully s’en fait donner un assortiment pour sa maison de Cayenne.
Chaque soir, nous assistons à la pesée de l’or et à sa mise en boîte. Voilà six jours que chaque soir on réunit un peu plus d’un kilo d’or ; à vingt-cinq jours de travail, on fera 26 à 28 kilos pour mars. Le résultat des prospections que je fais exécuter correspond à cette production ; les directeurs de placers ont une grande expérience locale, et peuvent prédire la production future d’une crique d’après les prospections qu’elle donne ; leurs prospections sont nombreuses et méthodiques ; ils fondent leur calcul sur le travail par homme et par jour, et non sur la teneur en or par mètre cube. Les Sibériens ont une méthode analogue fort pratique.
Les deux placers Souvenir et Dagobert sont tenus avec un soin méticuleux au point de vue des comptes, de la production et du ravitaillement. On sent un ingénieur à la tête de leurs services. Chaque soir, j’assiste à la distribution des vivres aux ouvriers. Leur nourriture est abondante et variée : morue, bacaliau, bœuf salé, patates, pain, manioc, haricots, lentilles. Celles-ci sont chères, mais elles ont un grand avantage : elles ne se gâtent jamais, tandis que l’humidité gâte les haricots. Le placer produit du manioc, des patates, des bananes, du maïs et de la canne à sucre.
Nous allons un jour visiter une crique nouvellement découverte, la crique Tortue. Pour y aller, nous en passons d’abord une autre en exploitation, déjà située à une heure et demie de l’établissement central ; reprenant dans cette crique une fouille de prospection, lorsque l’eau est épuisée, voici qu’une tortue apparaît au fond ; c’est une preuve qu’elles abondent dans ces criques. La crique Tortue, un peu plus loin, est très étroite, mais nous constatons qu’elle est vraiment riche aux points explorés. A notre retour, cherchant des affleurements de quartz, nous passons sous d’énormes blocs de granite rouge et blanc, grands comme des maisons ; mais la terre rouge, faite de roche décomposée, apparaît au-dessous. L’endroit est pittoresque sous le demi-jour de la forêt ; d’ailleurs, le ciel est couvert ; même, il tombe des averses.
Cependant, nous avons hâte de partir. Des pagayeurs boschs nous ont dit qu’il faut souvent douze jours de canotage pour descendre de Dagobert au bourg de Mana, et sept ou huit en tapouye (ce sont de petits voiliers), de Mana à Cayenne. Dans ce cas, nous arriverions bien juste pour le courrier du 3 avril. Or, Sully a toutes sortes d’affaires à organiser à Cayenne avant cette date, car il désire revenir à Paris avec moi ; il attend un mobilier, un automobile, etc. C’est à peine s’il nous reste une vingtaine de jours. Mais on a donné un bal en notre honneur pour ce soir, qui sera le dernier, et il faut au moins le voir, sinon y prendre part.
Dans une petite chambre, occupant tout l’intérieur d’une case, se trémoussent une cinquantaine de créoles au teint sombre, noir même, hommes et femmes. J’ai dit qu’il y a plusieurs femmes occupées à chaque chantier. On dit bien que quelquefois elles sont cause de discorde, mais le plus souvent leur présence attire et retient les ouvriers.
La danse est lente, sans mouvements désordonnés, qui seraient par trop échauffants sous ce climat ; c’est plutôt un balancement rythmé, presque sans mouvement des pieds. Mais, si les couples évoluent avec lenteur, la musique est un tourbillon vertigineux. Cette musique est tout à fait originale : deux noirs, ou même deux créoles, demi-nus, sont assis côte à côte sur le plancher ; l’un d’eux, de ses doigts de fer, bat en cadence une plaque de bois résonnante de façon à produire des roulements rythmés, comme ceux du tambour, et très rapides ; s’il y avait sur ce rythme des notes musicales, cela ferait sans doute un air, comme des variations de flûte ou de clarinette évoquent certains airs. L’autre musicien agite une petite caisse de fer-blanc pleine de sable ; il la secoue violemment, et, cela, c’est l’accompagnement. Nous avons la musique réduite à sa plus simple expression.
Mais, le plus amusant, c’est de voir les têtes des deux exécutants. Ce sont des types ; ils roulent les yeux, remuent la tête de droite à gauche, en tous sens, font de lentes grimaces. Ils me faisaient l’effet d’être épuisés de fatigue, à force d’exécuter tant de bruit et de mouvements ; mais non, ils peuvent s’en donner toute la nuit. C’est beaucoup plus fatigant que de danser. Quelquefois, l’un ou l’autre des danseurs ébauche une vague mélopée, qui doit être le thème sur lequel brode le tambour de bois. Si ce n’était l’odeur un peu forte qui se dégage de la salle, j’y resterais longtemps : c’est toujours la même chose qu’on regarde, mais on doit arriver, en le considérant, à une sorte de fascination étrange. M. Thamar jouit visiblement de ce spectacle qu’il nous a réservé ; il semble regretter de n’y point prendre part. En notre honneur, il fait apporter aux musiciens et aux danseurs quelques bouteilles de véritable tafia, et il s’improvise un buffet vraiment assorti à ce bal.
Au dehors, la nuit est noire, et il tombe par rafales des averses torrentielles ; mais la température est tiède. Je vais rejoindre ma case au drapeau, qui domine tout le village et même la colline. Mon boy a suspendu son hamac, mais il n’est pas couché ; il faut bien qu’il prenne sa part du bal.
C’est ma dernière nuit aux placers, dans ces cases à jour sur la lisière des bois sauvages ; je crois que je vais regretter ces quelques semaines. Si ce n’était l’appréhension de la fièvre et de l’anémie, je passerais volontiers longtemps dans ces bois : l’Européen résiste aussi bien que le créole. Avec une santé solide, des précautions suivies et raisonnées comme celles que prend L’Admiral, une nourriture saine et abondante et un vigoureux exercice tous les jours, la danse même parfois, on peut braver l’humidité de la Guyane ; or, l’humidité, c’est le véritable écueil du climat, et non pas le soleil. Dans le bois, il n’y a pas de soleil, et sur les chantiers, avec le casque blanc ou le grand chapeau-parapluie des créoles, le soleil n’est pas dangereux.
Je pense à tout cela, à la magnificence de ce pays et de ses bois, étendu sur ma couche, dans cette atmosphère idéale de douceur, écoutant au loin les bruits du bal, de ce bal sans analogie avec celui de Roméo, comme musique, et je m’endors. Demain, nous allons partir, traverser une dernière fois le grand bois sauvage, et nous embarquer sur la Mana.