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La Guyane inconnue: Voyage à l'intérieur de la Guyane française

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CHAPITRE XIV
LE BOURG DE MANA

Mana n’a pas d’hôtels : on nous trouva cependant deux chambres dans deux maisons assez éloignées l’une de l’autre. Je m’étendis sur un lit muni d’une moustiquaire et m’endormis sans retard, en ayant assez de la position assise en canot.

Ce sont des religieuses qui ont fondé Mana, il y a une cinquantaine d’années, en y faisant des plantations de canne à sucre. Elles fabriquent du rhum. Mais la canne à sucre a bien perdu de son importance depuis qu’on fait du sucre de betterave et aussi à cause du manque de main-d’œuvre. Mais, grâce à sa manipulation soignée, le rhum de Mana garde sa réputation d’être le meilleur des Antilles.

Nous dûmes attendre quelques jours l’arrivée de la Paulette, le petit voilier que nous avait promis M. Melkior. C’est que nous avions descendu la Mana avec une rapidité inusitée, grâce à la crue et au courant : en été, il faut trois et quatre semaines pour faire ce que nous avions fait en moins de cinq jours. Cependant, le temps ne nous parut pas long. Je vis fabriquer le manioc sous ses deux formes comestibles : le couac et la cassave. Le couac est en grains durs, et me plaît médiocrement ; la cassave est sous forme de galette aplatie, moins dure et d’un goût agréable. L’opération importante de la fabrication est la digestion du manioc avec de l’eau dans un appareil appelé couleuvre. Cet appareil, en fibres de palmier tressées, a la forme d’une couleuvre longue de deux mètres environ : on le remplit de manioc et d’eau, et on l’allonge en l’étirant ; puis on le raccourcit et on le rallonge indéfiniment, ce qui imite les mouvements du boa pour avaler. C’est une déglutition complète : l’eau suinte à travers les fibres, et le volume du manioc ingurgité diminue peu à peu. On remet du manioc sec et l’on recommence jusqu’à ce que la couleuvre ne s’étire plus. On grille le produit, ou bien on le cuit en forme de galette sur un four en pierres sèches, et l’on a le couac et la cassave.

M. Sucar, chez qui nous prenons nos repas, nous offre toute espèce de fruits, depuis les grosses amandes du balata jusqu’à la confiture macaque, sorte de groseille rouge. En outre, il nous charme par sa voix de ténor, souple et moelleuse ; une voix naturelle bien rare. Cet homme est très grand, brun, crépu ; il a le physique de Dumas père, et il est artiste.

J’ai dit que les créoles savent être artistes ; leurs histoires en canot le prouvent abondamment : elles sont pleines de fantaisie et d’imprévu. Et ici, à Mana, M. Sucar m’en donne une autre preuve, non seulement par sa voix si harmonieuse et si bien timbrée, mais dans le choix de ses mélodies, tirées des chefs-d’œuvre italiens, la Norma, la Favorite, etc., mais aussi par le goût avec lequel il chante, par exemple, certain air de Mignon : « Elle ne croyait pas, dans sa candeur naïve, etc., » si ridicule quand on accentue sa mesure à trois temps. M. Sucar a sauvé ce ridicule, et l’air paraît dans toute sa douceur mélancolique. Nous avons passé de bons moments à Mana à causer musique et à entendre M. Sucar et sa mandoline. Un pauvre instrument, que la mandoline ; mais, lorsqu’il n’y en a pas d’autre, et qu’une belle voix le domine, c’est encore charmant ! C’était même spirituel avec certaine sérénade guyanaise, paroles et musique de M. Sucar ; un peu méchante, mais jamais on n’eût osé s’en fâcher.

Ce ne sont pas les instruments qui font la musique, c’est l’âme qui s’en dégage : les uns la comprennent, les autres non. Le grand Beethoven n’avait qu’un clavecin, une épinette, et pourtant elle a frémi d’accents que les plus superbes instruments modernes ne connaissent pas, ou dont ils n’ont que de pâles échos, si quelque hasard le veut. Retrouver les impressions d’un maître comme Beethoven dans ses sonates, ses quatuors, ses symphonies, quel problème plein d’exquises sensations ! Plus vaste qu’un problème de géométrie ou d’analyse, il laisse place à la fantaisie, et quelle fantaisie !

Sucar nous dit avoir songé à ce mot de Napoléon écrit par le grand homme sur sa troisième symphonie, l’Héroïque. Celle-ci avait alors une marche héroïque ; c’est après le couronnement de Napoléon que Beethoven, le traitant d’ambitieux, effaça son nom et lui fit une marche funèbre, au lieu de la marche triomphale qu’il avait d’abord composée. Quelle pouvait être cette marche triomphale de Beethoven, de cet homme si puissant d’inspiration, possédant l’intelligence du cœur, pour lui appliquer un mot de Pascal ? Il y en a une, pensais-je : c’est l’adagio de l’Ut mineur, triomphal s’il en fut jamais. Et, à sa suite, le scherzo et le finale aux allures de chevauchée épique, n’est-ce pas là une bataille couronnée d’une victoire ? Voilà la symphonie Napoléon tout entière, toute du style conquérant du premier morceau de l’Héroïque, cette page immense que les mots ne peuvent décrire.

Pourtant, je sais bien que le finale de l’Héroïque aussi est un triomphe, mais ne serait-il pas aussi bien placé à la fin de l’Ut mineur avec la Marche funèbre, et d’accord avec les notes fatales du commencement de cette symphonie. Un rêve. Laissons-le maintenant pour redescendre à terre, et voir la vie pratique, les travaux des créoles.

J’ai eu la chance de rencontrer en Savoie un ancien curé de Mana, un bon Savoyard. Au bout de cinq ans, il en est revenu un peu éprouvé par le climat. Il eut le tort de négliger sa santé en Guyane : au lieu de manger abondamment, il se contenta du maïs, de la polenta piémontaise que les Guyanais laissent pour le couac. Ici, il laissa d’excellents souvenirs ; il faut voir de près cette population pour comprendre les difficultés de ce ministère.

Le chef de nos canotiers de la Mana est conseiller municipal, et il est un des plus intelligents du conseil. La mairie est à côté de l’église et donne sur la grande place de Mana, plantée de superbes manguiers. De la place, on peut suivre les délibérations du conseil, car elles se font à grands cris. On s’y dispute ferme, et l’on ne fait pas faute de s’y régaler, tout en vidant des litres de rhum. Il paraît que le budget municipal a de grosses notes pour les régalades des conseillers. Il faut bien que cette fonction ait des avantages !

Les ménages doubles et triples ne sont pas rares. Dans ce pays, la nature déborde ; l’homme ne peut s’empêcher d’en faire autant. Comme tout le monde est créole ou noir, ce sont forcément des noirs qui souvent sont fonctionnaires. Il n’y a rien à redire à cela, sauf qu’il faudrait arriver à tirer de cet état de choses la civilisation véritable, et non pas sa parodie. Quelque moqueur de Mana me comparait les séances du conseil aux séances matinales des singes hurleurs qu’on entend sur l’autre bord de la rivière : « Seulement, ajoutait-il, les séances des singes rouges sont moins longues. »

Il serait banal de citer l’exemple des Anglais dans leurs Antilles. Les Anglais ont le sens politique et commercial, mais ils ne savent pas développer le sens artistique et personnel de leurs sujets antillais et autres. La France le saurait. En attendant, certaine réforme, bien pratique celle-là, que me signalait Sully, ce serait le service militaire obligatoire pour les créoles aussi bien que pour les citoyens français : il inspirerait le sens des responsabilités et de l’ordre. On se heurterait à des difficultés, à la dissimulation des naissances, par exemple ; mais, en Algérie, on a bien su s’en tirer : on comprendrait qu’après tout le service militaire a de très bons résultats et on le ferait volontiers.

Les créoles ont d’incontestables qualités : activité, endurance, finesse d’intelligence. Ils ont le droit absolu de participer à leur gouvernement, et c’est une condition essentielle de leur prospérité ; car ils se connaissent, savent ce dont ils sont capables, et, par suite, peuvent faire chez eux ce que les blancs ne pourraient faire.

Par exemple, certaines cultures seraient une grande source de prospérité pour la Guyane française, mais elles seront impossibles tant que les mines d’or absorberont toute la main-d’œuvre. Le coton sauvage abonde en Guyane ; il n’est nulle part cultivé. Or, la France est entièrement tributaire des Etats-Unis pour le coton qu’elle consomme, et à la merci de ses prix de vente, tandis qu’elle pourrait en produire de la meilleure qualité en Guyane à peu de frais. On dira que la main-d’œuvre nous manque, ce qui est exact ; mais la Guyane hollandaise et surtout la Guyane anglaise en ont à profusion. On ne voit donc pas ce qui nous empêche d’en avoir. Il paraîtrait qu’à deux reprises, quand nous avons voulu importer des noirs de nos domaines africains, ou des coolies d’Asie, l’Angleterre est venue nous avertir de son air le plus prude : « Vous savez, c’est la traite des noirs, — ou bien, — des jaunes. » Et, selon l’expression vulgaire, nous avons calé. Si cela est exact, nous avons été absurdes, car l’Angleterre et la Hollande n’ont pas fait autre chose pour leurs possessions.

Le balata est exploité avec succès en ce moment autour de Mana. Les concessions sont toutes prises, à moins d’aller très loin. On envoie des ouvriers à qui l’on achète leur récolte moyennant 4 francs le kilogramme de gomme. Leur contrat les empêche de vendre à tout autre leur production, et, en outre, chaque récipient porte une marque distinctive. La gomme de balata valant 7 francs le kilogramme en France, il reste une jolie marge de profits, en tenant compte des frais de transport. Seulement, c’est toujours la main-d’œuvre qui est l’écueil dans la question. Souvent aussi il y a des pertes de temps ; il faut attendre les pluies pour faire la récolte ; le passage des sauts avec des canots chargés de balata peut être périlleux, etc.

L’exploitation des bois d’œuvre et de construction est beaucoup plus difficile ; il faut des capitaux et des navires construits spécialement à cet effet. Mais, tôt ou tard, la valeur extraordinaire des bois de la Guyane rendra leur exploitation très florissante ; nous en parlerons dans un chapitre spécial.

A quelques heures de Mana, près du lac Arrouani, se trouve une léproserie : une trentaine de lépreux sont soignés par des religieuses. Le docteur de Mana va les visiter de temps à autre. On se plaint qu’aucune amélioration ne soit possible par suite de la mauvaise volonté du service administratif, et parce qu’il n’y a aucune police dans la région.

C’est un fait patent que la police est absolument insuffisante en Guyane, mais elle est difficile à exercer. Nous avons vu les incursions des maraudeurs : on me soutient à Mana que ces maraudeurs ont leur utilité. Ils exploitent et réexploitent des placers jusqu’à leur épuisement complet. Seulement, ce ne sont pas eux qui découvrent les placers ; ils arrivent généralement après la nouvelle d’une découverte, et celle-ci est due aux efforts coûteux d’expéditions organisées par les gens entreprenants de la colonie. Ces derniers sont alors frustrés par les maraudeurs. Lorsqu’une découverte est due à des maraudeurs, rien de plus juste que de leur donner la propriété du placer. Il devrait suffire, comme aux Etats-Unis, de planter des poteaux de découverte, et de faire ensuite enregistrer le terrain au service des mines à Cayenne.

Mais les conditions sont spéciales en Guyane : cadastrer la forêt vierge, ce serait un comble. Alors, on distribue le terrain à Cayenne même sans aller le voir. On vérifiera plus tard : les approximations sont légendaires dans le pays. On adapte les terrains au plan, et non pas le plan aux terrains. D’ailleurs, les maraudeurs ne tiennent point à la propriété : ils veulent seulement écouler leur or. Pour vendre de l’or, il faut un laissez-passer, et on ne donne ce laissez-passer qu’aux propriétaires de placers. Qu’à cela ne tienne : des gens de Mana ou d’ailleurs ont des concessions de placers, aurifères ou non, sur le plan officiel, et cela leur suffit pour acheter l’or des maraudeurs. Naturellement, ils y prennent leur commission, et, de plus, étant marchands, ils payent en partie avec des provisions. De là vient que les maraudeurs sont fort bien vus en Guyane. Aux Etats-Unis, le laissez-passer est inconnu ; chacun peut vendre de l’or, et la fraude est inconnue. En Guyane, outre le laissez-passer, il y a une masse interminable de formalités et de droits à payer, dont 8 pour 100 pour la sortie. Aussi, l’or s’en va en Guyane hollandaise, où il n’y a pas tant de formalités et où le droit de sortie n’est que de 5 pour 100.

MONTJOLY, PRÈS CAYENNE. — COLONIE DES SINISTRÉS DE LA MARTINIQUE

Cependant, la Paulette est arrivée et déchargée : à sept heures du matin, le 19 mars, nous nous y embarquons pour Cayenne. Nous passons la barre de la Mana juste au moment favorable de la marée, et nous voilà en pleine mer. Le vent souffle du nord-est, et nous allons à l’est ; mais le capitaine Boot va où il veut. En moins de trente-neuf heures, nous sommes à Cayenne, et encore un coup de vent a brisé notre mât de hune, ce qui nous a fait perdre quelques heures. Je ne suis pas habitué à ces mouvements saccadés des voiliers contre les lames ; pourtant, l’appétit tient bon. Nous avons pu jeter un regard sur les îles du Salut, sans avoir vu la côte, qui est trop loin. A dix heures du soir, nous passons la barre du port de Cayenne.

A terre, je retrouve la grande maison mise à ma disposition à la fin de janvier. Ces sept semaines dans l’intérieur de la Guyane me font l’effet d’un rêve. Sur mon lit, je crois sentir encore le balancement un peu dur de la goélette, et ce sera mon premier plaisir d’aller la voir demain se pavaner gracieusement dans le port. En la revoyant, je distingue près d’elle un autre voilier venu aussi de Mana, la Belle-Cayennaise. Celui-ci était parti vingt-quatre heures avant nous ; mais le capitaine n’a pas su se tenir au vent comme Boot, et il est arrivé douze heures après lui ; et son bateau ne vaut pas la Paulette.

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