La terre du passé
II
EN LÉON
LE LÉON NOIR
I
Que l'on vienne du Trégor ou de la Cornouailles, une impression singulière de grandeur et de tristesse saisit l'âme dès que l'on pénètre en Léon. On a tout de suite le sentiment d'une terre à part, d'aspect étrangement austère, aux horizons plus larges, mais plus dénudés. Loti, qui la parcourut naguère en compagnie de son frère Yves, a tracé d'elle ce croquis: «… Un grand pays plat, une lande aride, nue comme un désert». C'est vraiment une contrée sans grâce et sans charme. Les rivages même, bordés de dunes ou prolongés en de vastes étendues sablonneuses, sont monotones, ennuyeux et laids. Aussi les baigneurs s'en écartent-ils; la mer n'y sourit en aucune saison. Rares et peu profondes sont les vallées, sombres et silencieuses les fontaines, où jamais les yeux divins de la Viviane celtique ne se sont mirés. Les bois manquent: à peine quelques bouquets d'arbres, rebroussés par les vents de l'Ouest. Des cultures maraîchères, en revanche, et des prairies artificielles, à perte de vue. Rien ne rompt l'uniformité de ce plateau immense, si ce n'est des silhouettes de clochers pointant vers le ciel de toutes parts. Ces fines aiguilles de pierre merveilleusement ajourées par des artisans primitifs, la terre léonnaise en est hérissée d'un bout à l'autre. Elle est proprement le pays des églises. Elle s'en enorgueillit, non sans quelque raison, d'abord, parce qu'elle n'a pas d'autre parure, et puis, parce qu'il en est, parmi ces églises, qui sont de purs poèmes, des miracles de hardiesse, et d'élégance, et de beauté. On connaît le Kreizker. Une chanson de conscrit finistérien, devenue comme l'air national des Bas-Bretons, en a célébré la sveltesse et la hauteur, jusqu'aux plus extrêmes confins du monde. Il étonne si fort les Léonards eux-mêmes, qu'à les entendre il n'a pu être construit que par le diable, le plus pervers, mais aussi le plus ingénieux des anges, comme on sait.
Le Kreizker n'est point une exception. Allez à Berven, à Lambader, à Guimiliau, à Saint-Thégonnec, au Folgoät, et j'en passe, vous y verrez s'épanouir d'exquises floraisons architecturales. Quant aux sanctuaires locaux, ils sont innombrables. Pas de hameau qui n'ait le sien, et ce ne sont pas les moins ornés. Les landes, les grèves même en sont peuplées, et l'on en rencontre qu'il faut déblayer chaque printemps, à demi enfouis qu'ils sont, aux marées d'équinoxe, dans les sables.
Pour qui voyage en ce pays, c'est là le premier trait qui frappe: les lieux de prière multipliés presque à l'infini. Le second, c'est la fréquence des châteaux. D'aucuns, comme celui de Kérouzéré, écrasent les labours avoisinants de leur masse féodale, restée intacte. D'autres,—Kerjean, par exemple,—évoquent tous les enchantements de la Renaissance. La plupart cependant sont modernes; mais il n'est pas jusqu'aux plus récentes de ces maisons seigneuriales qui ne demeurent tout imprégnées de l'atmosphère d'une autre époque et comme confites en des dévotions surannées. Les parcs qui les entourent forment les seules oasis de cette région sans arbres. Tristes oasis. Leurs verdures vénérables assombrissent l'horizon plus encore qu'elles ne l'égayent, et font planer sur toute la contrée je ne sais quelle ombre léthargique. «Pays d'églises et de châteaux, pays de nobles et de prêtres», dit, à propos du Léon, un vieil adage. Le mot n'a pas cessé d'être juste. Tel est bien le double caractère de cette terre, ce qui lui imprime sa marque propre, sa dure et froide originalité.
II
La race y est belle et grande, avec quelque chose de majestueux. La figure des femmes, sous la coiffe étroite aux rubans relevés en forme d'anses, fait penser au type sévère des matrones romaines. Les hommes, tout de noir vêtus, portent le feutre large à boucle d'argent, le gilet taillé en justaucorps, la veste à basques, de coupe ancienne, et qui rappelle l'habit de cour. Un ample turban de laine grise fait deux et trois fois le tour de leurs reins. Vus dans l'attitude qui leur est familière, le torse cambré, les mains passées dans la ceinture, les Léonards ont grand air; il semble que l'on retrouve en eux un peu de la dignité grave de leurs homonymes d'Espagne, je ne sais quelle solennité d'hidalgos. Ces paysans ont conservé des dehors et des manières de gentilshommes. Que si vous visitez leurs fermes, vous croirez entrer dans des manoirs. Bâties, la plupart, sur un modèle unique, elles sont toutes flanquées d'un appotis-taôl, sorte de donjon carré où l'on a coutume de dresser la table de famille. Et il n'est pas jusqu'à la langue dans laquelle on vous souhaite la bienvenue qui n'ait sa noblesse. De tous les dialectes armoricains, c'est le dialecte léonnais qui a le moins évolué. Presque pas de contractions. Les formes verbales ont gardé toute leur ampleur primitive et se déroulent avec une harmonieuse lenteur, en périodes sonores et grandiloquentes. Les Léonards ont conscience de ce que leur idiome a de particulier: ils le définissent eux-mêmes un «breton large», brezonnec lédan.
—Ailleurs, on parle, me disait l'un deux. Nous autres, nous prêchons.
Il ne faudrait, du reste, pas juger de cette race d'après son extérieur un peu compassé. L'esprit, chez elle, est alerte, insinuant, souple, d'aucuns vont jusqu'à dire cauteleux. «Ce sont les Normands de la Bretagne», affirme-t-on couramment. De fait, ils sont entendus aux affaires, très différents en cela de la grande majorité des Celtes dont on connaît l'incurie native, l'inaptitude aux besognes d'argent. Eux, ils ont souci de «gagner», d'amasser, de faire fortune. «Tout Léonard, si l'on en croit le proverbe, porte en lui une âme de marchand». Fermiers, ils se livrent à l'élevage; maquignons, ils promènent de foire en foire leur figure glabre, leurs épaules athlétiques et leur parole dorée. On sait combien le Breton répugne à la transplantation; les racines adventives lui font défaut; il ne se résigne à l'exil que contraint par les pires nécessités; parfois, il en meurt. Le Léonard s'expatrie volontiers, s'il y trouve profit et, loin de dépérir, il prospère. Qu'on lise l'étude si documentée que M. Lemoine a consacrée dans la Science sociale à l'émigration bretonne. Le Roscovite y est en belle place, et le Roscovite est assurément l'incarnation la plus complète, la plus vivante, du mercantilisme léonnais. Il pullule à Paris, alentour des Halles. Mais on le rencontre aussi bien au Havre, à Nantes, à Angers. Pour vendre à bon prix ses oignons, ses artichauts, ses choux-fleurs, ses primeurs de toute espèce, où n'irait-il pas? Londres, Cardiff, Southampton le voient débarquer à époques fixes. Au Pays de Galles, on est tellement accoutumé à lui que, «pour beaucoup d'habitants, Breton et Roscovite, c'est tout un». Et cette identification n'est pas toujours, paraît-il, pour rendre sympathiques aux Celtes d'outre-Manche leurs congénères de ce côté du détroit.
III
Le Léonard est passé maître dans l'art éminemment commercial de mystifier l'acheteur. Il y apporte sa gravité de pince-sans-rire et les ressources de l'esprit le plus inventif. Cette forme d'imagination est, d'ailleurs, la seule dont il fasse cas. Les spéculations désintéressées le laissent indifférent. La vie contemplative, si développée chez ses compatriotes du Trégor, est, chez lui, à peu près nulle. Rêver lui semble une occupation de paresseux. Il n'a de goût que pour l'action, pour l'action positive et d'un résultat prochain. Le monde de la fiction et des songes, où se réfugie et se complaît peut-être trop volontiers l'âme bretonne, lui est un domaine fermé, une sorte de jardin défendu vers lequel aucune curiosité ne l'attire. Alors que, partout ailleurs, en Armorique, le mythe est sans cesse en travail et se perpétue à l'état de création vivante, c'est à peine si, dans la mémoire des gens du Léon, surnagent quelques débris informes des anciens récits. Le témoignage de M. Luzel est décisif à cet égard. «Vainement, dit-il en substance, vainement j'ai battu les campagnes léonnaises, depuis l'embouchure de la rivière de Morlaix jusqu'à la pointe de Saint-Mathieu. Malgré de longues et patientes recherches, je n'ai pu découvrir que des fragments de contes: encore sont-ils en nombre fort restreint». Et il ajoute: «Les poésies, gwerzes ou sones, n'y sont pas moins rares. Le Léonard ne chante pas».
Que de fois ne l'ai-je point éprouvé par moi-même!… Un jour, cependant, passant sur la route de Cléder à Plouescat, j'entendis derrière un talus une petite gardeuse de vaches qui chantait. L'air était celui d'une ballade en renom, tout ensemble véhément et triste. Je m'approchai de la fillette. Elle me tendit un recueil de cantiques pieux, ses «Heures», comme elle disait… De façon générale, le Léonard ne connaît d'autre littérature que celle du livre de messe. D'aucuns peut-être l'en féliciteront. Les bardes nomades eux-mêmes hésitent à s'aventurer en ce pays, qui les dédaigne ou qui les raille. Ils y sont traités de fainéants, quand on ne les fuit pas comme des «excommuniés».
Toutes les autres régions de la péninsule peuvent exciper de quelque nom ayant plus ou moins marqué dans l'histoire des lettres. Le Léon n'en compte pas un. Le seul homme qui fasse grande figure dans ses annales est Michel Le Nobletz, un apôtre. Il vécut au XVIIe siècle et fut une espèce de Jansénius breton. Il s'attacha surtout à la réformation des mœurs. Il parcourut les fermes, les villages, les îles, déracinant les restes des antiques superstitions, prêchant le retour à la pure doctrine, rappelant le clergé lui-même à l'austère tradition du catholicisme primitif. Suspect aux évêques, contrecarré dans toutes ses démarches, il n'en continua pas moins d'évangéliser. On parle aujourd'hui de sa canonisation. Son action sur le peuple fut profonde et suscita un puissant réveil de l'idée religieuse dont les effets durent encore. Nul n'a plus contribué à faire du Léon ce qu'il est: une sorte de fief d'Église, une citadelle inexpugnable de la foi. Car c'est ainsi. Cette race léonarde, si entreprenante, d'intelligence si déliée, affranchie de tant de préjugés en toute autre matière, se montre, dans l'ordre spéculatif, d'une docilité presque absolue. Uniquement vouée aux affaires, il semble qu'elle ait chargé ses prêtres, en tout le reste, de penser pour elle. C'est le principe de la division du travail appliqué de façon peu commune. Un brave homme de là-bas m'exposait ainsi sa conception:
—J'élève mes bêtes et je les vends au meilleur prix que je peux. Ce n'est pas toujours chose aisée. Pourquoi irais-je m'embarrasser d'autres soins? En dehors de mon métier, le recteur est là pour me dire ce qui est bien, ce qu'il faut faire. J'écoute, j'obéis et je suis tranquille: je suis dans l'ordre.
Les jours d'élections sénatoriales, dans le Finistère, la délégation du Léon présente un singulier spectacle: beaucoup de ces délégués sont des ecclésiastiques, et l'on dirait un clan de paysans conduit en pèlerinage par ses prêtres.
IV
Longtemps, les «nobles» ont exercé sur ces campagnes une influence presque égale à celle du clergé. Mais elle est aujourd'hui fort en baisse. Avec le spectre de plus en plus effacé du roi, s'est évanoui le prestige du gentilhomme. L'aôtrou, «le seigneur» ne pèse plus guère que ce que pèse sa fortune. Son crédit ne dépasse pas l'étendue de ses terres. Seule, sa clientèle de fermiers ou de manœuvres se sent tenue d'accepter de lui le mot d'ordre. On le salue encore très bas, mais on ne le considère plus comme un être exceptionnel. Le «château» a fini d'en imposer, surtout depuis que le clergé, sur les indications de Rome, a séparé sa cause de celle des partis vaincus. Le presbytère, en revanche,—je dis le presbytère, et non l'église,—demeure, dans chaque paroisse une sorte de centre moral, d'où toute lumière émane, et qui, par d'invisibles courants, agit sur toutes les consciences. Il est difficile pour quelqu'un qui n'a pas étudié de près ce peuple de se représenter son état d'esprit et l'idée, aussi peu moderne que possible, qu'il se fait du prêtre, de sa mission évangélique, de son rôle social. Cela ne ressemble à rien de ce temps, et vous reporte à plusieurs siècles en arrière, en plein moyen âge. Le prêtre, aux yeux du Léonard, n'est pas seulement un personnage revêtu d'un caractère sacré; des facultés mystérieuses lui sont dévolues: c'est une espèce de thaumaturge et presque de sorcier. La vénération que l'on professe pour lui ne va pas sans quelque terreur. Le rêve de toute famille léonarde est d'en compter au moins un parmi ses membres. On couve dès le berceau cet enfant prédestiné; on ne recule devant aucun sacrifice pour lui faire suivre les cours aux collèges de Saint-Pol et de Lesneven, les deux villes saintes de la contrée; et, lorsqu'il reparaît, frais émoulu du séminaire, tout flambant neuf dans sa soutane, on n'ose plus le désigner par son nom; sa mère ou ses sœurs le servent humblement dans une pièce à part, et le père, pour s'asseoir à sa table, attend qu'il veuille bien l'en prier.
Il serait puéril de s'étonner, après cela, de l'extraordinaire empire que possède le clergé sur les âmes, dans cette petite théocratie bretonne qui s'appelle le Léon. Le prêtre est ici le fils élu de la race: il en est la conscience pensante et, si l'on peut dire, le cerveau. Joignez qu'il a derrière lui, autour de lui, sa nombreuse parenté, et l'on sait quelle est, en Bretagne, la persistance indomptable du lien familial. Il ne dépend que de lui d'user de son autorité et d'en mésuser, s'il lui plaît. Il ne s'en fait pas toujours faute. Le sentiment de sa force lui inspire un certain orgueil de caste. On l'a vu, dans plus d'une circonstance, braver l'évêque, braver même le Pape. Au début du siècle, il refusa longtemps de se plier aux lois concordataires et de reconnaître la suprématie de ses nouveaux chefs. Un recteur, du nom d'Héliès, alla jusqu'à prêcher le schisme. Une Église léonarde menaçait de se constituer. Déjà, des offices clandestins se célébraient à huis clos et, pour préserver les morts de toute souillure, on les enterrait nuitamment, hors des bourgs, dans quelque cimetière désaffecté. Les petites chapelles tréviales, les humbles sanctuaires à demi ruinés, dérobés dans les replis des dunes ou perdus dans l'immensité des landes, servirent de lieux de prière et de conciliabule aux fidèles de la nouvelle secte. Des émissaires allaient, de ferme en ferme, convier les gens au rendez-vous et leur communiquer le mot de passe.
J'ai même ouï dire à une Léonarde quasi centenaire qu'elle avait vu tenir des réunions de ce genre dans la cour du manoir paternel. On dressait la nappe de l'autel sur un énorme bahut à blé. L'heure du prône venue, le prêtre montait dans un tombereau et, de cette chaire improvisée, exhortait l'auditoire à souffrir toutes les persécutions plutôt que de pactiser avec l'«hérésie». La résistance occulte commençait à tourner à la révolte ouverte. Les femmes surtout se montraient exaltées. On craignit des désordres. Les pouvoirs publics durent intervenir. Le mouvement avorta.
Et, sans doute, les temps ont changé depuis lors, mais il semble bien que, dans ce sombre pays de Léon, quelque chose vit encore de l'âme farouche du vieil Héliès.