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La terre du passé

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PARAGES D'OUESSANT

I
LENDEMAIN DE NAUFRAGE

Juillet 1898.

Voici déjà quelque temps, je regardais du pont de la Louise défiler, sur un ciel orageux, tout ce paysage d'îles et d'écueils qui s'échelonnent entre Ouessant et la «grande terre» comme autant d'épaves d'un continent disparu. Nous étions partis du Conquet à la première aube, bien avant que le phare des Pierres-Noires, au large de Saint-Mathieu, eût éteint son feu rouge à reflets sanglants. La pointe de Corsen, sur notre droite, s'estompait vers le Nord en une haute silhouette farouche. A gauche, des croupes vertes, d'un vert roussi, se montraient par intervalles, comme balancées par l'immense remous des eaux: d'abord Béniguet (la Bénie, par euphémisme, je suppose), pareille à un lambeau de prairie ourlé d'un lambeau de grève, et où bivouaquent, pour la fabrication de la soude, quelques goémonniers; puis Morgol, Quéménès, Triélen, roches désertes, hantées des seuls oiseaux de mer.

A Molène (la Chauve), nous fîmes escale. Molène est, en quelque sorte, la cadette d'Ouessant. Tandis que la Louise stoppait dans le petit port en eau profonde, le môle se couvrait d'«îliens» et d'«îliennes» venus pour recevoir les provisions que le vapeur leur apporte trois fois par semaine, si le gros temps n'y met point obstacle. Le bourg,—une vingtaine de maisons en pierres grises hérissées de lichens,—s'étage sur le flanc septentrional d'une colline basse, d'une espèce de morne dénudé que dominent de leurs pointes, pour ainsi dire jumelles, le clocher de l'église et le mât du sémaphore. Le canot conduisit à terre le facteur, non moins attendu que les provisions, et prit le «recteur» de l'île qui allait rendre visite à son confrère d'Ouessant.

C'était ce même abbé Lejeune dont le nom a été si souvent prononcé, ces jours-ci, à propos du naufrage du Drummont-Castle, dont il aura enterré quelque deux cents victimes. L'image que j'ai retenue de lui est celle d'un bonhomme gai, rond de manières, le parler bref et l'allure crâne, comme il sied au pasteur d'une population de matelots. Il faut à un prêtre, pour vivre à Molène, un certain fonds de belle humeur et de joviale philosophie.

Celui-ci, l'année d'avant, avait eu à «extrémiser», en quelques jours, la moitié de ses paroissiens. Le choléra s'était abattu sur l'îlot et y exerçait d'affreux ravages. Le recteur dut s'improviser médecin, brancardier, fossoyeur même, car, le bedeau ayant succombé, force lui fut de retrousser sa soutane et de passer les nuits à creuser des tombes. Aujourd'hui, c'est la mer qui fait refluer vers Molène une moisson de cadavres. Déjà, le cimetière déborde sur la place publique; l'île entière ne sera bientôt qu'une vaste sépulture. Et le robuste abbé Lejeune suffit à tout…

Par le travers des roches gazonnées de Bannec et de Balanec, je me rappelle que le capitaine Miniou me dit:

—Vous avez vu tout à l'heure les Pierres-Noires. Là-bas, dans le suroît, ces lames qui brisent, ce sont les Pierres-Vertes.

Je ne leur jetai, d'ailleurs, qu'un distrait coup d'œil. Elles n'étaient encore que des récifs quelconques qui n'avaient pas fait parler d'eux et dont rien ne présageait la notoriété sinistre. La grande célébrité de ces parages, à cette époque, c'était la «Jument». C'est elle, elle seule, qu'aux approches d'Ouessant, passagers et marins, nous cherchions des yeux. Elle apparut enfin, dressant au ras des eaux sa crinière pétrifiée de monstre de la mer. Sur sa croupe écumante, aux trois quarts noyée, un énorme paquebot achevait d'agoniser, de se disloquer pièce à pièce, avec des craquements funèbres. La proue semblait se raidir comme pour essayer de s'arracher à l'effroyable étreinte. Le nom de cette masse moribonde se lisait distinctement en lettres dorées: Miranda-Hamburg.

Elle râlait là depuis quatre jours. L'équipage, sauvé par miracle, avait pu gagner le littoral, dans les chaloupes. Nous avions à notre bord le capitaine, qui venait, accompagné d'un agent de la Compagnie d'assurances, reconnaître l'état du navire. Il se tenait à l'avant, taciturne, ne sachant pas un mot de français. Quand nous passâmes devant l'épave, il se découvrit et sur ses joues bronzées coulèrent deux longues larmes, cependant que des Ouessantines, appuyées au bordage, murmuraient, entre deux signes de croix, une courte oraison…

Je fus, dans l'après-midi, au sémaphore du Créac'h, situé à l'extrémité nord-ouest de l'île, sur la plus occidentale des «pinces de crabe» qui enserrent la baie de Lampaul, le principal port d'Ouessant. C'est le coin le plus pittoresque de cette haute table de granit perdue aux extrêmes confins du Vieux-Monde et que des temps relativement peu éloignés verront s'affaisser dans l'abîme; c'est surtout le point de la côte française d'où le regard embrasse le plus large, le plus majestueux horizon.

—Nous sommes ici, me disait le guetteur, sur la lisière d'une des grand'routes de la mer.

Route singulièrement animée et vivante. Des fumées lointaines et qui, à distance, paraissent immobiles, déroulent sans fin leurs volutes grises parallèlement à la ligne onduleuse des flots. C'est, tout le jour, toute la nuit, une caravane ininterrompue de steamers, ceux-ci montant vers le Nord, ceux-là descendant vers le Sud, promenant à travers l'immensité des espaces atlantiques les pavillons de tous les peuples et l'inquiétude éternelle de l'humanité. Du lever du soleil à son coucher, il en défile parfois plus de quatre-vingts dans le champ du télescope du guetteur. Ils passent très vite, à toute vapeur, à toutes voiles.

«Qui voit Ouessant voit son sang», dit un adage breton. Et c'est en été, par les belles accalmies de juin, de juillet, d'août, qu'il faut se défier davantage de ces lieux perfides. Alors, selon l'expression locale, la mer fume; des mousselines ténues flottent entre ciel et eau, suspendues comme des toiles d'araignées géantes, derrière lesquelles les écueils embusqués attendent silencieusement leur proie. En vain le phare du Créac'h brandit à intervalles égaux sa torche électrique: ses rayons se dissolvent dans l'air mou. En vain, la sirène pousse son meuglement enroué: sa voix demeure impuissante à déchirer le formidable silence. Le navire dévoyé, saisi dans un étau mystérieux, oscille, se débat, s'engloutit. Vieille histoire lamentable qui, chaque année, s'augmente, hélas! d'un nouveau chapitre.

Et que de drames inconnus dont les suaires mouvants du Fromveur n'ont jamais laissé transpirer le secret!…

II
VEILLÉE D'AOÛT

C'était un soir, à Ouessant, dans l'auberge que j'ai décrite ailleurs[6], avec sa salle basse, ornée de meubles qui furent des épaves, et ses deux lucarnes aux rideaux retroussés, ouvrant sur une ruelle étroite au bout de laquelle gronde la mer.

[6] Le Sang de la Sirène.

Un groupe d'Ouessantins fraternisaient, le verre en main, avec des «îliens» de Batz, débarqués de la veille. La conversation, hésitante d'abord, s'était promptement animée. On en vint à opposer l'une à l'autre les deux terres, à vanter leurs mérites respectifs, les avantages et les beautés propres à chacune d'elles, surtout les rudes dompteurs de flots qu'elles s'honorent à l'envi d'avoir enfantés.

Ceux d'Ouessant citaient des noms par centaines, en une sorte de litanie homérique: noms de pilotes, de sauveteurs, demeurés illustres dans les fastes de l'île, mais dont la gloire n'a jamais franchi la passe redoutée du Fromveur, sauf peut-être, en quelque rare circonstance, pour être inscrite au livre, que nul ne feuillette, des annales du prix Montyon. Les hommes de Batz, l'œil narquois, attendirent, en souriant dans leur barbe, que la kyrielle fût terminée; puis, l'un d'eux se leva et dit:

—Nous autres, voilà: nous avons Trémintin!

Ce seul nom, jeté d'une voix tranquille, produisit sur l'assistance un effet surprenant. Il y eut un moment de silence quasi religieux; quelques Ouessantins ôtèrent leurs bérets. Un vieux se souvint d'avoir connu Trémintin, d'avoir trinqué avec lui; il évoqua ses traits, son air simple et bon enfant, la franchise et la douceur de ses yeux. Dès lors, il ne fut plus question que du «brave pilote».

L'insulaire qui, le premier, avait prononcé son nom se trouvait être de sa parenté: il avait été bercé sur ses genoux, avait retenu de sa bouche le récit, vingt fois conté, de son héroïque aventure. Sur la prière des Ouessantins, il le conta lui-même tel exactement qu'il l'avait entendu. Il montra le Panayoti entouré de barques ennemies, le pont envahi par les pirates.

«—Comment nous débarrasser de cette racaille, lieutenant?

»—En les faisant sauter avec nous, Trémintin…»

La soute aux poudres est ouverte, l'enseigne Bisson y lance un brandon enflammé.

»—Adieu, Trémintin!

»—Au revoir là-haut, lieutenant!»

Un peu de fumée blanche, un fracas formidable, et voilà tout le monde en l'air. Trémintin cependant a eu le temps de faire le signe de la croix et de se recommander à Notre-Dame. Et maintenant, en route pour le Paradis!…

Mais le Paradis ne veut pas encore de lui. Après une tournée dans les nuages, il se réveille au fond de la mer. L'eau salée, ça le connaît; il y est chez lui: un bon coup de jarret le ramène à la surface. Il s'ébroue, respire longuement, lève les yeux vers le ciel nocturne, piqué d'étoiles et, là-bas, devant lui, debout sur les vagues encore agitées par l'explosion, il voit se dessiner une svelte image de femme qu'à son accoutrement il reconnaît pour la Vierge de Roscoff. Elle sourit, incline la tête, semble lui crier: «Courage, Trémintin! Tu reverras ton pays de Bretagne, et la flèche du Kreisker, et ta maison de l'Ile de Batz». L'apparition s'évanouit; mais, au même instant, il se sent la figure frôlée par un cordage: c'est un bout de filin qui traîne à l'arrière d'une yole turque, fuyant à force de rames; il s'y cramponne des deux mains et se fait remorquer ainsi jusqu'à terre. Il était sauvé.

Le narrateur ajouta:

—Jusqu'à la fin de ses jours, mon grand-oncle fut dévot à la Vierge. «Sans elle, aimait-il à répéter, les crabes de la Méditerranée auraient depuis longtemps nettoyé mes os.»

Gravement, les autres conclurent:

—C'est une grande sainte. S'ils ne l'avaient pas, les marins seraient comme des enfants sans mère.

On but, à la ronde, à la mémoire de Trémintin, et les anecdotes se succédèrent sur le compte de l'humble héros. Les moindres épisodes de sa vie furent relatés. L'histoire de son voyage à la cour est inédite.

Rapatrié à l'Ile de Batz, le pilote achevait de s'y remettre de ses innombrables blessures, quand, un jour, arriva du ministère de la marine un grand pli cacheté: le roi—Louis-Philippe, au dire du conteur—témoignait un pressant désir de voir Trémintin et le mandait à Paris. Sa femme, Chaïc-Al-Lez, insista pour l'accompagner; elle craignait pour lui les fatigues de la route, d'autant plus qu'en îlienne qui n'avait jamais quitté son île, elle s'imaginait Paris à l'autre extrémité du monde. Elle revêtit donc ses plus beaux atours, sa coiffe de fil de lin, l'ample jupe qu'elle ne portait qu'une fois l'an, le dimanche de Pâques, son tablier garni de dentelles et son petit châle de mérinos noir brodé de fleurs de soie; puis, tous deux prirent la diligence à Morlaix, munis d'un fort panier de provisions.

Aux Tuileries, on leur fit l'accueil le plus chaleureux, et la bonne îlienne eut un succès presque égal à celui de son mari. Mais tous ces honneurs la troublaient sans la séduire. Et, d'ailleurs, avec sa finesse de paysanne, elle eut bientôt remarqué que la flatteuse curiosité dont Trémintin et elle étaient l'objet n'allait pas sans quelque ironie. Impatientée, un peu froissée aussi, elle tira le pilote par le bord de sa vareuse et lui dit en breton:

Yvoun, deomp d'ar gèr! (Yves, retournons-nous-en chez nous!)

A quoi Louis-Philippe, se figurant avoir compris, au moins le dernier mot, se hâta de répondre:

—Oui, oui, ma brave femme, vous pouvez être tranquille, nous l'enverrons encore à la guerre.

Vous pensez si Chaïc-Al-Lez rit fort, à part soi, de ce quiproquo et si, à l'Ile de Batz, les commères en firent des gorges chaudes. La chose passa même en proverbe. Et l'on dit encore dans le pays, de quelqu'un qui veut parler de ce qu'il ne sait pas, qu'il s'y entend à peu près aussi bien que le roi de France au breton.

… Mais je me demande si à transcrire ces propos on ne leur enlève pas tout leur charme. Ils ne valent, en réalité, que sur les lèvres d'un homme de mer, devant un auditoire d'âmes simples et dans le cadre fruste d'une auberge d'Ouessant, perdue au large des grandes eaux.

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