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La terre du passé

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A L'ILE DE SEIN

I

Quand, du haut de la pointe du Raz, le guide a énuméré au voyageur tous les écueils qui hérissent cette côte, il ne manque jamais, en terminant, de lui signaler au large, dans les profondeurs de l'Ouest, une silhouette grise et fuyante, à peine visible au-dessus des eaux. C'est l'Ile de Sein, Énès Sizun. Le plus souvent, on l'appelle Énès, tout court. Un vaste fossé houleux la sépare du reste du monde. Les gens du continent n'en parlent qu'avec mystère: une légende tragique plane sur elle et une sorte de tabou la protège. On ne sait jamais, au départ, quand on y arrivera, ni même s'il vous sera donné d'y atteindre. C'est proprement une terre sacrée, au sens antique du mot. Comme les vestales barbares dont elle passe pour avoir été le séjour, elle garde, dans les lointaines solitudes de la mer, une espèce de virginité farouche.

Un bateau à voiles fait deux fois par semaine, lorsque le temps le permet, le trajet d'Audierne à l'île. Nous levons l'ancre un samedi soir, à l'heure du jusant. Comme passagers, quelques femmes du Cap, déjà malades avant d'avoir quitté le quai, et un prêtre qui se rend là-bas pour aider à la célébration du pardon. L'équipage se compose en tout de trois personnes: un mousse, un matelot et le patron Menou. Celui-ci, dont les fastes du sauvetage ont eu plus d'une fois à enregistrer le nom, se montre d'abord à nous dans l'accoutrement d'un facteur des postes; mais il a vite fait de jeter bas cette livrée officielle, pour revêtir le seul costume qui aille avec sa tête rude: l'étroit béret, le tricot de laine et le pantalon de toile bise.

Ciel lumineux; mer calme, zébrée de grandes moires, toute pailletée d'argent clair; brise intermittente et lourde, tel qu'un air chaud remué par un éventail. A notre droite, défilent tour à tour l'arête du môle, les pentes arides et tourmentées des dunes de Trez-Cadek, puis la longue traînée de roches abruptes que domine le sémaphore de l'Hervilly… Nous sommes au large. L'azur glauque des eaux s'est épaissi; les remous se font plus sonores à l'avant de la barque, et le vent bruit d'un souffle plus ample. Voici déjà les croupes austères du pays du Cap dont le soleil d'août achève de brûler la maigre végétation. Elles forment, dans la direction du Nord, un mur continu, d'un blond roux, avec des fentes, des lézardes, qui laissent apercevoir la coulée verte et sinueuse d'un minuscule vallon. Par l'ouverture d'une de ces brèches, une chapelle exhibe son toit gondolé et son menu clocher de granit. Le patron hèle le prêtre, à l'autre bout du bateau:

—C'est le moment de dire l'oraison, monsieur le Curé!

Le sanctuaire est celui de Notre-Dame-de-Bon-Voyage, devant qui nul «îlien» ne passe sans adresser à la Vierge un salut et une invocation. Malheur au mécréant qui ne se conformerait point à l'usage! Les fins rubans d'eau bleuâtre qui veinent au loin la mer, et qui ne sont autres que les terribles courants du Raz, se saisiraient de lui, l'envelopperaient de leur réseau et le promèneraient d'une course éperdue autour de l'île, jusqu'au jour du dernier jugement.

Le prêtre s'est levé: debout au pied du mât, cramponné d'une main à un cordage, il récite l'Angelus et le De profundis; l'assistance, tête nue, donne les répons. Les femmes elles-mêmes ont trouvé la force de se mettre à genoux et estropient les versets latins entre deux hoquets. La scène est d'une beauté simple et forte. Je m'attendais, sur la foi des livres, à la fameuse prière, mentionnée dans tous les Guides:

Sois-nous en aide, ô Dieu, pour traverser le Raz!
La barque est si petite, et la mer est si grande!

Encore une de ces fictions, paraît-il, dont il faut faire son deuil! Pure fantaisie de clerc lettré, séduit par une facile antithèse! Les habitants de ces parages ne la connaissent que pour l'avoir entendu baragouiner à des étrangers, à des touristes. C'est un article d'importation.

Le couchant baigne les lointains d'une clarté d'or pâle. Et, sur ce fond éclatant, l'île émerge peu à peu, comme dans une gloire.

Nous y débarquons à la nuit. C'est l'instant propice pour y prendre terre. L'ombre lui sied, ou plutôt la mystérieuse demi-clarté des nuits d'Occident. On a d'elle, alors, une impression profonde, inoubliable, et qui doit être la vraie: celle d'un radeau en pierre, inhospitalier, sinistre, aux trois quarts sombré dans une mer à la fois câline et féroce, qui le déchiquète brin à brin. Maisons et rochers forment des masses pareilles, ont les mêmes profils étranges, le même aspect d'éternité. Aucun bruit de voix, nul pas humain ne sonnent dans la solitude; seule, retentit l'immense, la lugubre vocifération de la mer. On se sent à sa merci, perdu dans ce paysage fantastique, irréel, et dont l'infinie tristesse vous accable. Une trentaine de bateaux à l'ancre, qui se balancent dans l'eau blafarde du port, font l'effet d'une flottille de cercueils. Une lumière brille, par sautes brusques, tout au bout de l'Énès, une lumière aveuglante, extraordinaire, dressée très haut dans le ciel où elle dessine, en tournant, une gigantesque croix de feu. C'est vers elle que je m'achemine, guidé par le mousse de l'embarcation, à travers des galets et des sables. Dans une des chambres du phare m'attend le lit de l'ingénieur, une couchette très confortable de civilisé.

De la galerie extérieure qui entoure la lanterne, le spectacle est saisissant, et peut-être unique. Une rampe de feu scintille au loin, dans les ténèbres mouvantes des vagues.

—Voyez-moi ce boulevard, me dit en son pittoresque langage le gardien, le père Brazidec. Des réverbères comme ceux-là vous n'en avez point à Paris.

Celui-ci, vers l'Est, c'est la Vieille, la sorcière du Raz, avec sa flamme d'émeraude, son œil vert de mauvaise fée. Cet autre, c'est le feu du Goulet, une petite lumière clignotante, à peine perceptible. Et puis, c'est Saint-Mathieu, Kermorvan: c'est le phare des Pierres-Noires, dardant par intervalles une prunelle rouge, un regard ensanglanté de taureau. C'est enfin le feu électrique du Créac'h, à l'extrême pointe d'Ouessant, projetant sur l'abîme d'effrayants éclairs, une crinière étincelante de monstre infernal. Et c'est surtout l'Ar-Men, dernière sentinelle du vieux monde: il se dresse, au large de la Chaussée-de-Sein, comme une svelte tige de granit épanouie en une fleur de feu, que les innombrables récifs de cette passe engraissent d'un fumier perpétuel de navires et d'équipages sombrés. Pour combien de trépas, selon la forte expression de Brazidec, ce phare n'a-t-il pas été le cierge suprême! Les plus gros transatlantiques se viennent prendre ici, comme des mouches à une toile d'araignée; la carcasse de la Guyenne se voyait encore récemment entre deux roches; son agonie a duré des mois: on l'entendait geindre et se lamenter, comme une chose vivante, sous la furieuse poussée des flots!…

II

Je m'en suis allé à travers l'Énès, dans la fraîcheur du matin naissant. Même caressée par le soleil et sous le premier charme du jour, elle conserve un je ne sais quoi d'âpre, d'hostile, de méchant. La grande lumière d'été ne fait que mieux ressortir le dur relief de ses côtes et leur hérissement sauvage, la finesse aiguë de leurs dentelures. Rien n'égale la désolation de son échine plate aux mornes vertèbres de granit, saupoudrée plutôt que recouverte d'une mince couche de terre friable comme une cendre et qui se volatilise au moindre vent. Elle est une des épaves de cette mer où les épaves foisonnent, un lambeau de continent naufragé. Il n'y vient, en fait de gazon, qu'une herbe sèche, si coupante, que les vaches se blessent les naseaux à la vouloir brouter et lui préfèrent le goémon. Pas un arbre, pas un arbuste; l'affreuse stérilité d'un désert, d'un désert pétré. Car les pierres abondent: il y en a partout, de toutes dimensions et de toutes formes, tantôt accumulées en tas, tantôt répandues par énormes jonchées, tantôt rassemblées en murets branlants pour enclore des champs minuscules. Le vœu le plus solennel que puisse faire une îlienne consiste à promettre à saint Corentin de débarrasser des cailloux qui l'encombrent le sentier qui mène du bourg à sa chapelle. Et c'est, en effet, une œuvre fort méritoire de patience et de dévotion…

Quelques fleurs égayent néanmoins ce sol déshérité: des millepertuis, des giroflées roses, des morelles noires, des touffes de mauves arborescentes à l'ombre desquelles, dans les chaleurs de midi, les insulaires s'étendent parfois pour dormir.

L'anis pullule; on en fait une infusion d'un goût détestable, mais dont les anciens du pays nous vantent en ces termes la vertu: «Elle serait la meilleure des boissons, si l'on n'avait inventé l'eau-de-vie». A dire vrai, la plante par excellence est le varech. On le récolte toute l'année. Le plus souvent, c'est la mer elle-même qui se charge de le faucher dans les bas-fonds et de le rouler à la côte. Les îliennes le ramassent et le fanent au soleil; il sèche, étalé par grands carrés bruns, exhalant une odeur forte qui imprègne toute l'atmosphère; sec, on le brûle dans des fours primitifs, à l'air libre. L'île est parsemée de ces fosses oblongues, revêtues de galets à l'intérieur, et qui font penser à des sépultures préhistoriques. D'âcres fumées ondulent au-dessus, et l'on songe aux antiques holocaustes que des druidesses attisaient. Chaque four, après six heures d'une combustion qu'il faut activer sans relâche, peut donner de trois à quatre tourteaux de soude qui se payeront deux francs les cinquante kilogrammes aux usines d'Audierne et de Pont-Labbé. C'est la principale industrie de l'île. Le varech a du reste quantité d'autres usages. Le bétail, on l'a vu, s'en repaît volontiers; il fournit également la litière des étables et, pour les hommes même, il n'y a pas, si l'on en croit les indigènes, de coucher plus propre ni plus moelleux.

—Il n'est de beaux rêves, m'affirmait l'un d'eux, que sur une couette de fin goémon.

Jusque dans le cercueil des morts l'on prend soin d'en répandre quelques poignées, pour adoucir leur somme éternel. Mais sa destination la plus inattendue est de servir à cuire le pain que les ménagères fabriquent elles-mêmes. Cette fabrication vaut la peine d'être décrite. Les trois sortes de grains, orge, seigle et froment qui entrent dans la confection de la pâte, sont broyés à l'aide d'un moulin grossier, fait de deux pierres et analogue à celui des Kabyles. La meule supérieure, que l'on tourne d'une main, est percée d'un trou par lequel, de l'autre main, on laisse couler le blé à mesure. La farine ainsi obtenue est mise, aussitôt pétrie, dans un chaudron que l'on renverse sur une plaque de tôle, disposée dans l'âtre et préalablement chauffée au rouge; on enveloppe le tout d'une épaisse couche de goémon sec, brûlant à petit feu, et, le lendemain matin, quand on soulève le chaudron, la pâte s'est changée en un pain de couleur grise, arrondi comme un galet et aussi dur en apparence, sinon en réalité. Les îliens le préfèrent toutefois au pain blanc du continent, qu'ils trouvent trop léger, d'une digestion trop facile.

—Ça ne tient pas à l'estomac, disent-ils. Ce n'est bon que pour des terriens. A des gens comme nous, toujours à l'air vif du large, il faut quelque chose de plus résistant.


Je me dirige vers le bourg, au son de la cloche qui tinte pour la première messe. Le ciel est d'une amplitude immense: à l'horizon, il se confond avec la mer, en des nuances délicates de mauve et de lilas; l'Énès apparaît comme suspendue dans l'espace; on a l'ivresse, le vertige de l'illimité. Dans un terrain vague, à côté d'une citerne en ruine qui rappelle les puits du désert, s'élève la chapelle de Saint-Corentin, petit oratoire breton, vêtu de lichens, presque aussi fruste et vieux à voir que les rochers qui l'avoisinent. De ces rochers, il n'en est pas un qui n'ait son nom, quelquefois même son surnom. C'est ainsi que le Min-Eonok,—une sorte de sphinx à face joviale, au nez épaté, noyé dans la bouffissure des joues,—est aujourd'hui plus connu sous le sobriquet de «la tête au père Dumas», importé par quelque commis-voyageur facétieux.

Le sentier, maintenant, pénètre dans la région des cultures; elle occupe une trentaine d'hectares, morcelés à l'infini. Chaque lopin est encadré d'un mur et affecte des airs de jardin: une voile de barque le couvrirait tout entier. Pauvres petits champs à demi ensablés, soigneusement entretenus néanmoins, et toujours par des mains féminines. La mer aux hommes, la terre aux femmes. Ce sont elles qui labourent, fument, ensemencent, récoltent. En me penchant sur un de ces enclos lilliputiens, je ne suis pas peu surpris de le trouver plein de tombes. C'est, m'apprend-on, «le cimetière des cholériques». Le choléra de 1884 exerça dans l'île d'épouvantables ravages; la mortalité fut telle que le recteur, à ce que je me suis laissé dire, dut prendre la bêche pour relayer le fossoyeur. Le cimetière du bourg étant comble, un insulaire, atteint lui-même du fléau, fit don de son champ, par crainte d'être inhumé dans la grève, «comme un chien ou comme un Anglais». De là ces tertres funéraires en rase campagne, entre un carré de choux et une planche d'oignons.

Je croise une vieille femme qui étale à sécher, sur un murtin, du poisson vidé. Ce sont déjà les vivres d'hiver que l'on prépare. Il importe de s'approvisionner à l'avance, en prévision des gros temps qui fondent sur le pays au moment où l'on s'y attend le moins, avec la meute déchaînée des vents de suroît. Tant que dure la saison douce, on peut se considérer comme attaché à la «Grande Terre» par les allées et venues des bateaux de pêche. Mais, à l'automne, dès les premiers jours d'octobre parfois, les brouillards commencent à tisser autour de l'île leurs trames isolatrices. Les communications s'interrompent. On redevient un radeau désemparé, une terre en détresse, livrée à toutes les colères d'un farouche océan. Les barques sont tirées sur le rivage, car le port même n'est plus un abri sûr. Toute la population s'enfourne dans les cuisines basses, se serre peureusement autour d'un feu de goémon, de bouse de vache ou de bois d'épave. C'est alors que le poisson séché fait son apparition sur les tables, apprêté avec des pommes de terre, sans condiment ni sauce; et, pendant les quatre ou cinq mois qui suivent, les îliens ne connaissent pas d'autre nourriture.

L'été, du reste, a aussi sa plaie qui est le manque d'eau potable. Le phare possède une citerne des mieux aménagées, mais réservée exclusivement pour les besoins du service. Par ailleurs, on ne compte dans l'île que deux puits. J'ai mentionné celui de Saint-Corentin; son eau est réputée comme ayant des vertus curatives; on y plonge les rhumatisants, qui s'en trouvent, dit-on, soulagés; de même, lorsqu'un enfant tombe en «languissance», une procession de neuf veuves y vient faire des ablutions, selon de vieux rites païens. Malheureusement, pour sacrée qu'elle soit, la source tarit aux premières chaleurs. L'autre puits est situé à l'entrée du bourg: une antique maçonnerie le protège. Un escalier de pierre, aux marches usées et le plus souvent boueuses, conduit à une excavation en forme de grotte où croupit une eau saumâtre, corrompue par les infiltrations de la mer. Comme dans les pays d'Orient, c'est là que, le soir, se concentre la vie locale. Des vieilles aux figures sibyllines échangent de longs commentaires sur les événements du jour, et les jeunes filles, leurs cruches remplies, s'adossent au parapet pour deviser d'amour avec leurs galants. On y assiste parfois à des scènes d'une grâce toute patriarcale et presque biblique.

Toutes les habitations de l'île sont tassées en un seul groupe et forment un pêle-mêle de vieux toits moussus, de l'effet le plus pittoresque. La plupart ont un étage sur un rez-de-chaussée à demi enfoncé en terre. Les fenêtres, exiguës, pareilles à des hublots, donnent sur d'étroites ruelles où deux personnes ne sauraient passer de front. Par derrière, sont les jardinets et les cours. Les intérieurs sont propres, peints de frais: on se croirait dans une cabine. Une boiserie à volets dissimule l'âtre. Tout est rangé minutieusement et, en quelque sorte, arrimé comme à bord d'un navire; sur une planchette, aux pieds d'une vierge en faïence, d'une Notre-Dame de Bonne Nouvelle ou de Bon Secours, sont empilés des volumes pieux, des missels, des Vies de saints, des livres d'édification populaire, en langue bretonne, tels que l'École de la douce mort, le Trésor du chrétien, le Miroir des âmes.

III

En arrivant au village, je le trouve silencieux et quasi désert; personne dans les rues ni sur les seuils; les casiers à homards achèvent de s'égoutter au long du quai; les bateaux dorment, couchés sur le flanc, à mer basse, les ralingues de leurs grandes voiles brunes traînant jusque dans la vase du port.

Tous les gens de l'île sont à la messe. On les voit là dans l'accomplissement de l'acte où ils mettent peut-être le plus d'eux-mêmes. Le regard plonge, par la baie du porche, dans la sombre petite église striée de rais multicolores, de pâles lueurs d'arc-en-ciel, que darde le soleil du dehors à travers les enluminures des vitraux. Des goélettes en miniature pendent à la voûte et semblent voguer dans l'air lourd, ennuagé par la fumée des cierges. Les hommes emplissent le haut bout de la nef et les transepts; tous sont debout, en vareuse de drap bleu, les bras croisés sur la poitrine et un chapelet dans les doigts. Le prêtre n'a pas plutôt prononcé l'Ite missa est qu'ils entonnent, sur une mélodie ancienne, le poétique Angelus breton. A leurs voix puissantes, où grince par instants je ne sais quelle strideur de cordages, répond le chant des femmes, un peu nasillard et gémissant, agréable néanmoins et, dans les notes basses, d'une exquise mélancolie d'accent. Elles sont agenouillées derrière les hommes, sur des chaises marquées à leurs noms; presque toutes sont habillées de noir, de la tête aux pieds: noire est la jupe aux plis épais, noir le corsage ou justin orné aux manches d'un galon de velours, noire aussi la coiffe en forme de cape qui prolonge son ombre sur le visage et, par là, communique aux traits une religieuse douceur.

C'est surtout à la sortie de l'office qu'il faut surprendre les îliennes, au moment où elles se dispersent à travers le cimetière, pour prier sur les tombes des défunts. Nul cadre ne convient mieux à la tristesse qui leur est naturelle, ainsi qu'à l'austérité de leur mise, à ce deuil de veuves qu'elles adoptent dès l'enfance et qu'elles ne quittent jamais. C'est en ce décor que Renouf les a peintes; et elles sont bien, dans la réalité, telles que dans son tableau.

Même âgées, elles conservent une grâce étrange, l'élégance d'attitudes particulière aux filles de la mer. Le teint, en revanche, se fane de bonne heure; la figure se creuse, s'émacie, comme minée par une angoisse héréditaire, et le type le plus fréquent peut-être parmi les jeunes femmes reproduit la vivante et douloureuse image de la Pietà. Les yeux, généralement, sont beaux, mais de nuances indécises, variant du jaune au vert, du jaune doré des goémons au vert sombre des algues marines. L'expression en est voilée et délicieusement alanguie par l'ombre des cils, qui sont d'une longueur vraiment insolite: en quoi il faut voir, dit-on, le signe d'une dégénérescence.

Et, de fait, les habitants de l'île ne se marient qu'entre eux. Les cinq ou six clans dont se compose la population sont tous unis par les liens d'une étroite parenté. Mais il ne semble pas que ces alliances consanguines, perpétuées à travers les siècles, aient déterminé des altérations bien profondes dans la vigoureuse santé de la race. Les hommes, tantôt bruns et trapus, tantôt blonds et sveltes, offrent des exemplaires admirables d'endurance et d'intrépidité. La nature et la mer se chargent, il est vrai, d'opérer la sélection. Que si quelque mal travaille ces robustes tempéraments, c'est le même dont souffre toute la Bretagne, je veux dire l'alcoolisme. Sous ce rapport, ils auraient besoin d'être évangélisés à nouveau, comme ils le furent il y a deux cents ans par le Père Le Nobletz. Tout leur est prétexte à libations: baptêmes d'enfants, baptêmes de bateaux, fêtes religieuses, noces, enterrements. Ils s'enivrent avec volupté, avec rage. J'ai entendu prononcer à l'un d'eux cette parole:

—Au fond du verre que je vide, brille l'entrée du paradis terrestre.

Quand je regagne le phare, à la nuit tombante, force m'est d'enjamber des corps d'îliens, vautrés çà et là dans l'herbe, et qui cuvent leur vin-ardent sous la paix des étoiles…


La mélopée de la mer s'élève, lente et continue, avec la monotonie d'une incantation. Deux menhirs, restés debout ainsi que des tronçons de mâts au centre du radeau de pierre, dessinent sur le sol des profils grimaçants et gigantesques, et l'on ne peut se défendre d'un frisson, comme si, dans l'horreur mystérieuse du crépuscule, passait le souffle des anciens dieux.

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