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La terre du passé

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LES CHANTIERS DE LA MER

I

Juillet 1897.

On n'a peut-être pas oublié les ravages causés sur tout le littoral de l'Ouest par les bourrasques du farouche hiver de 1896 et principalement par le raz de marée du 4 décembre qui fut, pour nos populations côtières, comme la révélation d'un fléau inconnu. Les particuliers ne furent pas seuls éprouvés; l'État subit des dommages encore plus considérables. Ici, c'était une digue rompue; là, une cale emportée à vau-l'eau; ailleurs, des môles éventrés, au lieu de former abri, se changeaient en une traînée d'écueils artificiels. Et il va sans dire que les ouvrages avancés du large avaient encore plus souffert. Des phares avaient été éborgnés, sinon aveuglés tout à fait; des bouées avaient été arrachées; les mâts de fer, destinés à signaler les roches sournoises qui jamais ne découvrent, avaient été faussés, tordus, comme par des poings de géants. Quant aux tourelles édifiées sur les «plates», c'est à peine s'il en restait trace. J'ai parcouru ce champ de ruines: je ne sais pas de spectacle qui montre mieux la fragilité des œuvres de l'homme et l'effrayante vertu des puissances destructrices de la mer.

Une fois de plus, tout est à recommencer… Et voici que l'on recommence. Il ne s'agit pas, en effet, de se croiser les bras, de se livrer devant les blocs disjoints aux platoniques lamentations d'un Marius sur la désolation de Carthage. Trop de destinées sont à la merci d'une balise qui s'écroule ou d'un fanal qui s'éteint. Coûte que coûte, il faut rétablir les signaux disparus, relever les bornes indicatrices jetées à bas, rendre aux routes atlantiques la lumière et la sécurité. C'est la saison où la mer fait sa sieste, et l'on profite de ce que le monstre est au repos pour lui imposer de nouveaux freins. De toutes parts, des équipes d'ouvriers s'embarquent, la pioche sur l'épaule, la truelle passée dans la ceinture du pantalon, et des chantiers d'un aspect tout spécial s'improvisent dans les îles lointaines, peuplant d'une animation insolite des parages qui n'assistent d'habitude qu'aux ébats des «gottes» et des goélands.

J'ai fait visite, il y a peu de jours, à quelques-uns de ces chantiers.

Un ingénieur de mes amis, M. du Périer, m'avait invité à prendre place avec lui dans un des cotres dont l'administration des ponts et chaussées, par esprit d'économie, a coutume de faire usage pour le transport des hommes et des matériaux. Le bateau sur lequel nous sommes montés a un nom significatif: il s'appelle le Protecteur. Un patron, un matelot, un mousse, c'est tout le personnel de manœuvre. Pour refuge, en cas de gros temps, une chambre unique avec deux cadres munis de paillasses où s'écrasent, en ce moment, des piles de pains frais, des quartiers de viande enveloppés dans des torchons, des paniers de choux ou de navets, tout un approvisionnement de vivres impatiemment attendus des exilés que nous allons voir.

Nous mettons à la voile à la nuit tombante, sous un ciel brouillé de nuages. Çà et là des éclaircies, des trous d'un bleu noir, piqués d'un faible scintillement d'étoiles. Une heure après notre sortie du port, nous sommes sur une des grandes voies de la mer. Des phares surgissent de tous côtés, esquissant leur geste de lumière chacun à sa façon. Les uns vous regardent d'un œil fixe; d'autres promènent un éclat intermittent. Celui de Belle-Ile les éclipse tous: on dirait qu'il agite dans les profondeurs obscures de l'espace une torche enflammée, ou mieux il fait penser à quelque volcan sous-marin vomissant des lueurs brusques à intervalles égaux. C'est lui qu'aux approches de la terre française les navires de toutes les nations viennent reconnaître l'un des premiers. Nous saluons au passage cette vedette de la mer qui, peu à peu, décroît, s'évanouit, «noyée» bientôt, selon l'énergique expression du patron Souffès, derrière la ligne mouvante de l'horizon.

L'ingénieur, cependant, me désigne un à un les récifs épars entre lesquels nous voguons, ceux-ci couronnés d'écume, en des attitudes hostiles de molosses grondants, ceux-là dressés à demi hors de l'eau, d'aspect plus menaçant peut-être, avec leurs énigmatiques figures de pierre, leurs airs de sphinx noirs, impassibles et silencieux. J'entends défiler des vocables étranges, empruntés tantôt au domaine mythologique, tantôt au règne animal, en vertu d'on ne sait quelles imaginations, sous l'empire d'on ne sait quelles hantises. Qui expliquera jamais pourquoi telle «basse» s'appelle la Médée, pourquoi tel groupe de roches s'appelle les Pourceaux?

Nous avons traversé les «coureaux» de Trévignon. Une lumière est devant nous, sur laquelle nous faisons cap et qui va grandissant. Elle apparaît, d'abord, très haute dans le ciel; puis, à mesure que nous nous en rapprochons, elle se fait terrestre, semble quelque feu de pâtre sur un sommet lointain. Cette lumière mystérieuse, c'est le phare de Penfret.

Nous entrons dans une zone de mer calme, qui contraste fort avec les remous tumultueux, aux allures de rapides, que nous venons de franchir. L'étrave du bateau pénètre comme un coutre en des eaux lourdes, huileuses, pareilles à des glèbes retournées, où luisent des phosphorescences, des myriades d'atomes diamantés. Et, quelques minutes plus tard, nous prenons pied sur une grève, dans un paysage d'une solitude inquiétante, presque sinistre. Le feu du phare plane maintenant au-dessus de nos têtes; ses reflets palpitent comme des ailes immenses, des ailes de clarté, d'une envergure infinie. Une poterne, un couloir, des cellules à droite et à gauche, et, dans les cellules, sur une jonchée de paille, des hommes endormis: ils sont étendus là, côte à côte, deux à deux, trois à trois, les bras repliés sous la nuque en guise d'oreiller, ceux-ci vêtus du bourgeron bleu de l'ouvrier des villes, ceux-là drapés dans un ciré de matelot, tous prêts à sauter debout à la moindre alerte, à se mobiliser au premier signal. Éclairé par la lanterne du gardien de veille, l'Ingénieur procède à la visite, se rend compte du degré d'avancement des travaux. Nous gravissons une soixantaine de marches, et nous voici dans la galerie extérieure.

Tout le sombre archipel des Glénans s'enlève à nos pieds avec une vigueur singulière, en une sorte de relief farouche. On dirait un troupeau de monstres échoués. C'est un pêle-mêle inextricable d'îles, d'îlots et d'écueils, un fourmillement de roches noires, rongées, déchiquetées par une mer presque toujours en fureur. De sourds murmures, des râles immenses enveloppent ces vestiges suprêmes d'une terre effondrée. Du centre du groupe s'érige une forteresse déserte dont les flots viennent battre les remparts et que l'on prendrait pour la tombe solitaire de quelque roi de légende, de quelque monarque barbare enseveli en plein Océan. On a l'impression d'être dans un énorme cimetière préhistorique que les eaux du déluge auraient envahi. Une angoisse funèbre vous étreint le cœur.

II

Quand, à l'aube, nous remettons à la voile, le décor a brusquement changé. La mer, d'un gris délicat, d'un gris de colombe, a des frissons de nacre vivante. Les croupes des îles exhibent de fines toisons vertes, délicieuses à voir dans le premier éclat du jour naissant. Nous suivons un chenal sinueux, parmi des enchevêtrements de pierres aux formes bizarres; sur leurs cimes, blanches d'une poussière de guano, des goélands sont perchés en rangs immobiles comme à la parade et, philosophiquement, nous regardent passer. Quelques essais de culture, ici et là, disent la présence de l'homme; une fumée bleuâtre révèle un foyer qu'un bourrelet de dunes nous dérobe; une vache meugle dans un pâtis.

A Saint-Nicolas nous faisons une courte escale. Une tribu de pêcheurs, du continent, y campe durant la belle saison: ils y viennent poser des casiers pour le homard ou tendre des filets pour le turbot. La cale derrière laquelle ils abritaient leurs barques a été détruite, et ils apportent à l'ingénieur leurs doléances.

—Nous, déclarent-ils, nous n'aurions pas où nous garer du vent, que ça nous serait égal; on a l'habitude de ces misères. Mais c'est nos bateaux!…

Et il faut entendre l'accent qu'ils mettent dans ces paroles, voir le geste dont ils les soulignent.

Le soleil est déjà haut; une nappe de lumière ardente s'élargit sur la mer. La brise a molli, comme énervée par la chaleur matinale de ce radieux dimanche de juin: nous en restera-t-il assez pour atteindre la «basse Rouge», dans ces parages de l'Ouest vers lesquels nous nous dirigeons?

Le récif qui porte ce nom sanglant a été «soulagé» de sa tourelle, comme dit Souffès, et l'on est en train de la rétablir. C'est à quoi s'occupe le chantier de l'île aux Moutons. Mon vœu serait de les surprendre à l'œuvre, les hardis dompteurs d'écueils, les intrépides maçons de la mer. Mais, à la marée montante, force leur est de déguerpir, la roche couvrant à moitié flot; et, par malheur, la marée monte. Nous arrivons juste au moment où le conducteur qui commande l'équipe donne l'ordre d'évacuer. Déjà les paquets d'eau rejaillissent en gerbes d'écume, et c'est à travers l'éparpillement de l'embrun que les hommes envoient leur salut à l'ingénieur.

Nous les retrouvons, une heure plus tard, à l'île aux Moutons, où leur chaloupe les a débarqués et où ils vivent, depuis près d'un mois, sans autres communications avec la «grande terre» que les allées et venues fort intermittentes du Protecteur. Rien de moins héroïque que l'extérieur de ces braves gens qui pourtant fraternisent sans cesse avec le péril, sinon avec la mort. Ce sont, pour la plupart, des paysans qui ont commencé par casser des cailloux sur les routes du continent avant de devenir des «cantonniers de la mer». Leur visage rasé, leurs traits mélancoliques et doux annoncent des âmes plutôt timides, des caractères faibles et passifs. Mais ce ne sont là que des apparences, et qui mentent. Le conducteur, loin d'avoir à stimuler leur courage, a plus souvent à modérer leur témérité. Le danger les exalte, les enivre. Ils ont conservé le tempérament des Celtes primitifs et goûtent, comme leurs ancêtres, une sorte de volupté âpre à jouter contre les éléments.

Aussitôt à l'île, ils ont dépouillé leurs vêtements de travail. C'est dimanche, ai-je dit, jour de repos et jour de prière. Ils le solennisent à leur façon, en s'habillant comme ils ont coutume de faire chez eux pour se rendre à la messe de paroisse. Autrefois, les Glénans eurent leur église et leur desservant. Le sanctuaire était à l'île du Loch, et le «recteur» habitait la sacristie. Mais il ne reste aujourd'hui de la chapelle que des ruines. L'évêque a dû rappeler le dernier prêtre: la solitude, le tête-à-tête éternel avec les vagues lui avaient troublé l'esprit. A l'île aux Moutons, c'est la fille du gardien de phare, gardienne elle-même, qui lit l'office pour ceux qui veulent y participer: on écoute, front nu, assis sur quelque bois d'épave ou sur le rebord d'une citerne, et le spectacle, en sa simplicité rustique, ne laisse pas d'être impressionnant.


Midi. Le gardien Collin nous promène à travers les décombres accumulés par cette tempête de décembre, désormais historique, dans les alentours immédiats du phare. Les faits s'évoquent avec une extraordinaire précision du fond de sa mémoire d'insulaire, voué par état à une existence d'anachorète où les événements se gravent d'un trait d'autant plus sûr qu'ils sont moins fréquents.

Il nous dit la démence effrayante de la mer, les vagues oscillant à de prodigieuses hauteurs, comme des montagnes ivres, l'île entière noyée, le mur d'abri arraché de ses fondements, ses vaches emportées au fil du courant et qu'il dut repêcher par les cornes, ses filles réfugiées à l'étage le plus élevé de la tour, et le sentiment de détresse qu'ils avaient tous, l'attente résignée, stoïque, de la perdition en commun.

Cependant, aussi loin que puisse s'étendre notre vue, la mer apaisée n'est que sourires. A peine, par places, un léger remous, rompant la courbe harmonieuse des flots, décèle un récif embusqué, quelque «basse» traîtresse, ouvrière de naufrages et de trépas. L'île, dans la clarté sans limites, est toute blonde. Des moutons qui lui ont fait donner son nom il n'y a plus trace. Les seules bêtes domestiques sont les vaches du père Collin; perchées au sommet du morne central, elles apparaissent comme sculptées en noir sur l'étendue, leurs mufles immobiles tournés vers le large, la queue pendante, les cornes lumineuses, rayonnantes de l'or du soleil. Un silence infini plane. La respiration même des eaux semble s'être tue. Le calme est si absolu qu'il en devient accablant: on finit par en éprouver une sorte d'oppression, par se demander si l'on n'est point le jouet d'un rêve, d'un mirage, le captif d'un monde enchanté!…

III

Avec le soir, la brise s'est levée. Nous partons, à l'heure où les hommes du chantier vont s'exercer à la nage, sous la direction de leur surveillant; il importe, en effet, que cet art n'ait point pour eux de secrets: leur salut en peut dépendre. Au reste, ils y sont, en général, passés maîtres. D'aucuns d'entre eux s'efforcent, quelque temps, de lutter de vitesse avec le Protecteur. L'île est déjà loin que nous voyons encore leurs têtes onduler dans le sillage du cotre. Puis, tout s'efface. Plus rien que la mer lilas et pourpre, où notre voilure se découpe en un fuyant trapèze d'ombre, et là-bas, vers le Nord, une estompe brumeuse, qui est la terre ferme, parsemée de dés blancs, qui sont des maisons. Nous rentrons au pays de la vie, et ce n'est pas sans quelque douceur.

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