La terre du passé
LA FIN D'UNE TERRE
I
Décembre 1896.
«Saint Guennolé allait souvent voir le roi Grallon en la superbe cité d'Is et prêchait fort hautement contre les abominations qui se commettaient en cette grande ville toute absorbée en luxes, débauches et vanités… Dieu lui révéla la juste punition qu'il en voulait faire… Le saint, retournant comme d'un ravissement et extase, dit au roi: Ha! Sire, sire! sortons au plus tôt de ce lieu, car l'ire de Dieu le va présentement accabler… Le roi fit incontinent trousser bagage, et, ayant fait mettre hors ce qu'il avait de plus cher, monte à cheval avec ses officiers et domestiques et, à pointe d'éperon, se sauve hors la ville. A peine eut-il franchi les portes, qu'un orage violent s'éleva, avec des vents si impétueux que la mer, se jetant hors de ses limites ordinaires et se ruant de furie sur cette misérable cité, la couvrit en moins de rien, noyant plusieurs milliers de personnes; dont on attribua la cause principale à la princesse Dahut, fille impudique du bon roi, laquelle périt en cet abîme…»
Tel est, en abrégé, le récit que fait de la submersion d'Is le pieux hagiographe Albert le Grand. Lorsque, au début de ce mois, l'Océan, rompant ses digues, envahit les terres basses du pays de Penmarc'h, il n'y eut qu'un cri parmi les populations de cette côte, encore toutes pénétrées de l'esprit des légendes primitives:
—C'est la catastrophe de Ker-Is qui recommence!
De mémoire d'homme, on n'avait vu pareil spectacle. Ce fut plus que de l'épouvante: ce fut de l'hébétement, de la stupeur. On était fait aux colères de la mer, dans ces parages farouches, hérissés d'écueils. Ses sourires même y sont perfides et ses langueurs pleines de menaces. Telle roche, avec sa croix de fer scellée dans le granit, raconte un horrible drame, toute une famille cueillie subitement par une lame sourde, un jour de vacances, sous un ciel splendide, au cœur de l'été.
On n'était pas non plus sans se rendre compte que ce littoral plat, livré presque sans défense aux empiètements des eaux, était fatalement condamné à devenir tout entier leur proie. Les témoignages des «anciens» du pays ne permettaient, à cet égard, aucun doute. N'affirmaient-ils pas avoir lutté sur le gazon, au temps de leur jeunesse, en des endroits où l'herbe drue est, depuis belle lurette, supplantée par les algues et par les varechs? On se résignait donc d'avance à se laisser ainsi manger sur place, pierre à pierre, en quelque sorte, et lopin à lopin. Mais on espérait que la mer y aurait mis de la discrétion; qu'elle se serait, comme dans le passé, contentée d'un modeste lambeau par siècle. On comptait, du reste, pour réfréner l'impatience des flots, sur un cordon de dunes, resté intact du côté du Sud, et que prolongeait vers l'Ouest un mur bas, à forme cyclopéenne, fait de blocs frustes solidement assujettis; on comptait surtout, à vrai dire, sur la protection de saint Guennolé, patron de l'une des principales agglomérations maritimes disséminées sur le territoire de Penmarc'h. De l'église monumentale qui lui fut consacrée, vers l'époque de la Renaissance, il ne subsiste qu'une massive tour carrée, veuve de sa flèche; mais sa statue se dresse encore, mitre en tête, à l'angle du porche, et les vieilles femmes du quartier se plaisaient à voir en elle une espèce de palladium.
—Quand les temps seront venus, disaient-elles, le saint nous fera signe, comme jadis au roi Grallon.
Je ne sais si le saint a bougé. Mais Penmarc'h vient, ou peu s'en faut, d'avoir le destin d'Is.
On a lu dans les gazettes les détails du sinistre: les dunes crevées, les pierres énormes de la digue roulées comme de simples galets, deux cents hectares de palus, de jardins maraîchers, de labours fertiles, transformés en une petite mer intérieure, les maisons lézardées, éventrées, à demi croulantes, les gabares de pêche lancées dans les terres et finissant d'expirer là, les entrailles béantes, comme de grands cétacés noirs, rejetés hors de leur élément. Il n'y a pas à revenir sur ce tableau. Mais peut-être est-ce le moment de rappeler en quelques lignes l'histoire de ce coin de pays qui connut, on peut le dire, toutes les extrémités de la fortune.
II
Hier encore, à voir surgir sur l'horizon nu les profils des cinq églises qui jalonnent ce canton sauvage, dans un espace relativement restreint, il était impossible de n'évoquer point le spectre de quelque cité déchue.
C'est l'impression qu'en reçut Maxime Du Camp, lorsqu'il visita ces parages vers 1850, avec Flaubert pour compagnon de route. Dans les Souvenirs de Bretagne, il donne de l'ancien Penmarc'h une description somptueuse, empruntée en grande partie à Souvestre qu'il copie presque textuellement, sans d'ailleurs le nommer. «Une jetée d'un quart de lieue protégeait son port… On y faisait si rapidement fortune que les laboureurs des pays voisins abandonnaient leurs charrues et venaient en foule pour y trafiquer; ils accouraient en si grand nombre que les champs restaient incultes et que la contrée manquait de pain; on craignit les famines, et, en 1494, Jean V de Bretagne rendit une ordonnance qui défendait, sous peine de la hart, ces dangereuses émigrations de cultivateurs. Il y avait la rue des Marchands, la rue des Cordiers, la rue des Argentiers, la Grand'Rue et bien d'autres».
La peinture, on le pense, est fort embellie. Une ville qui eût englobé les cinq églises de Kérity, de Saint-Nona, de Notre-Dame-de-la-Joie, de Saint-Pierre et de Saint-Guennolé, aurait couvert une surface presque égale à celle de Paris. Il faut reléguer dans le domaine de la légende cette fantastique cité de la mer. Le vrai Penmarc'h ne constituait pas, à proprement parler, une ville, mais un ensemble de bourgades éparses reliées entre elles par des voies non pavées. Dans les intervalles, en pleine campagne, s'élevaient, de-ci de-là, les manoirs des armateurs, des négociants, des capitaines de barques, qui formaient l'aristocratie du pays. Quelques-unes de ces «bastides» existent encore, avec leurs pignons pointus, leurs porches immenses par où s'engouffraient les marchandises, leur tour de guet d'où la vue s'étendait à plusieurs milles au large, leur arpent de jardin planté d'un bouquet d'ormes aux branches bizarrement tordues par les rafales,—le tout ceint d'un mur crénelé qu'isolait un fossé d'eau stagnante.
De rues des Argentiers ou de rues des Orfèvres, il n'en est pas question dans les vieux textes. Ce qui est certain, en revanche, c'est qu'une race d'aventuriers hardis, un tantinet forbans peut-être, acharnés au lucre et passionnés pour les navigations lointaines, a, jusqu'à la fin du moyen âge, fait retentir ces lieux déserts du bruit d'une activité sans égale. On peut voir encore, sculptée dans le granit des églises, l'image des caravelles qu'ils montaient, semblables, comme structure et comme gréement, à celles de Christophe Colomb. Sur ces barques aux proues élevées que décoraient des aplustres figurant des sirènes ou des dragons symboliques, gardiens de trésors, quelles terres ne visitèrent-ils pas? C'est vers l'Espagne toutefois qu'ils se dirigeaient le plus volontiers. Un mouvement régulier de transactions et de relations de toute nature s'établit, grâce à eux, entre la péninsule armoricaine et la Galice, cette autre Celtique suspendue aux flancs des monts pyrénéens. Des échanges se firent, non seulement de produits, mais d'idées. Les pèlerinages de Saint-Jacques de Compostelle devinrent une habitude sacrée pour les Bretons. Nos chants populaires en témoignent. Le culte de l'apôtre s'implanta même en Armorique; sa légende fut peinte sur les verrières des chapelles, jusque dans les hameaux les plus reculés. Et c'est encore à ces voyages, sans doute, que les Bretons durent de récupérer tels fragments de leur patrimoine national tombés en déshérence, comme, par exemple, le mythe du Purgatoire de saint Patrice qui ne rentra chez eux et ne reprit sa place dans leur littérature qu'après avoir été traité sous forme de drame par le grand Calderon.
Les Penmarc'hins, on le voit, n'étaient pas seuls à s'enrichir du fruit de ces expéditions. Ils avaient, du reste, presque à leurs portes, une source de prospérités peut-être plus abondante.
Naguère, passant à Paimpol, il me souvient d'avoir entendu chanter à un marin ce couplet d'une chanson de bord:
Ce rêve d'une race que déciment les longs et mortels séjours dans les mers polaires, il fut, au temps des fastes de Penmarc'h, une réalité. La morue foisonnait dans les eaux toutes proches. On n'avait, pour ainsi dire, qu'à étendre le bras pour la pêcher. Cette industrie qui nécessite aujourd'hui des armements si considérables et dont tant de vies d'hommes sont la rançon se pratiquait, en quelque sorte, à demeure. Des bateaux légers suffisaient: partis le matin, ils étaient, le soir, de retour. Les femmes apprêtaient le poisson, le vidaient, le séchaient à l'air libre et l'empilaient dans de grandes tonnes. Penmarc'h fut ainsi un des principaux marchés de la morue, aux XIVe et XVe siècles.
III
La découverte du banc de l'Amérique du Nord porta une première atteinte à son commerce. Les «rois du carême», comme on appelait ces opulents armateurs, furent contraints d'abdiquer en d'autres mains. Survint la Ligue qui les ruina tout à fait.
Non qu'ils eussent pris parti en cette guerre. Les querelles religieuses les laissaient assez indifférents. Retirés dans leur petite Carthage bretonne, ils envisageaient avec une égale philosophie les succès du duc de Mercœur et ceux du maréchal d'Aumont. Leur tort fut de compter sans le troisième larron, ce sinistre Guy Eder de la Fontenelle, sorte de condottière bas-breton, une des physionomies les plus singulières et les plus complexes de ces temps troublés. Les «marchands» de Penmarc'h croyaient se l'être attaché par des liens magnifiques, et, tout de même se méfiant des appétits de sa bande, recrutée Dieu sait comme, s'étaient retranchés dans une de leurs églises, préalablement fortifiée. Il vint exprès leur faire reproche de n'avoir pas foi dans sa parole. Mais tandis qu'il les haranguait d'un côté, ses soldats escaladaient les remparts de l'autre.
Ce fut une mémorable tuerie de capitalistes, comme on dirait aujourd'hui. Le chanoine Moreau,—une espèce de Froissart cornouaillais,—qui nous en a légué les sanglants détails, prétend que les Penmarc'hins avaient mérité leur sort. Le luxe avait engendré parmi eux les vices les plus détestables et ils n'avaient pas craint de se livrer aux pires abominations dans le sanctuaire même qu'ils avaient choisi pour refuge. Le pays, depuis lors, ne fit plus que péricliter: une fatalité inexorable pesa sur lui, dont il était dans son destin de ne se relever jamais.
Du moins avait-il continué jusqu'à présent de vivre d'une vie précaire. Des masures de pâtres ou de pêcheurs s'étaient construites avec les débris des anciens manoirs. Des troupeaux estimés paissaient l'herbe salée des palus; un blé vigoureux poussait sur l'emplacement des jardins, et la sardine fournissait une ample moisson dans les eaux d'où la morue avait émigré. Aux «sécheries» d'autrefois commençaient à succéder des usines de friture.
Tout cela est actuellement compromis, sinon perdu irrémédiablement. C'est une région à évacuer, un lambeau de la terre française qui va disparaître. Il est peu croyable, en effet, que les travaux des ingénieurs parviennent à faire reculer la mer: tout au plus retarderont-ils, si on les entreprend, la catastrophe finale que Maxime Du Camp prévoyait déjà lorsqu'il écrivait: «Un jour, sans doute, on ne retrouvera plus rien; le reflux aura tout emporté…»
Il en sera, ce jour-là, de Penmarc'h comme d'Is la Merveilleuse. Ce ne sera plus qu'un paysage sous-marin, une de ces mystérieuses Atlantides que, par les ciels très purs, les pêcheurs de la côte bretonne s'imaginent entrevoir au fond des eaux, parées d'une verdure éternelle et endormies d'un sommeil enchanté. Une cristallisation mythique se fera autour de la «ville engloutie». Quelque barde errant, s'il en reste, ira conter par les bourgades sa légende où la traditionnelle Dahut, magicienne perverse, ne manquera pas de jouer son rôle; et si, parfois, durant les nuits de calme, de flottantes, d'imprécises musiques semblent onduler sur la mer, avec les souffles apaisés du vent, les humbles gens et les poètes prêteront l'oreille pour entendre tinter les cloches de Penmarc'h, sœurs de ces cloches d'Is dont Renan lui-même ne laissait pas de subir le charme.