La terre du passé
MASSACRES DE SEPTEMBRE
I
«… C'est une chose à voir, m'avait écrit mon ami R.., tu ne peux rien imaginer de plus étrange et de plus saisissant. Tâche seulement d'être ici pour le 15 septembre, qui est la date, en quelque sorte, consacrée…»
Donc, au jour indiqué, je m'acheminai vers la vieille demeure hospitalière de Lézarnou. Elle est située sur la rive droite du Trieu, dans ce grave canton de Goélo où Renan plaçait le berceau de ses ancêtres. C'est un logis très ancien, une espèce de gentilhommière paysanne, semi-ferme, semi-manoir. Vendu en 1794 comme bien d'émigré, il fut acheté, avec ses dépendances, par le capitaine au long cours R…, dont la famille l'occupe encore présentement. Quand je dis la famille, c'est une façon de parler; car, depuis plusieurs années déjà, elle se trouve réduite à deux hommes, deux frères, jadis mes camarades de collège, célibataires endurcis l'un et l'autre, résolus à ne pas faire souche.
Ils vivent là d'une existence retirée et quasi cénobitique, parmi un domestique nombreux de laboureurs et de pâtres. Le régime de la maison est celui d'une Trappe laïque. Le lever, le coucher, le repas, tout y est réglé, rythmé, par les sons argentins d'une cloche suspendue au-dessus de la porte principale et abritée par un auvent d'ardoises. Du plus loin que je parus, une servante la fit tinter pour avertir les maîtres de la venue d'un visiteur; et, presque aussitôt, je vis Alfred R…, le cadet, qui s'avançait à ma rencontre. Les dernières flammes du soir achevaient de s'éteindre entre des fûts empourprés de grands hêtres.
—Tu arrives à point, me dit-il. Le dîner expédié, tu pourras assister à tous les préparatifs du massacre.
II
Moins d'une heure plus tard, nous quittions la salle à manger pour la cuisine. Celle-ci, vaste, profonde, dallée de granit, avec sa haute cheminée féodale, historiée d'un double écusson, offrait le spectacle le plus insolite et le plus animé. Les bancs qui entouraient la table, ceux, en forme de coffres, qui couraient le long des armoires et des lits, étaient garnis de paysans de tous âges, occupés à lier ensemble des branchettes de pin desséchées dont ils façonnaient fort dextrement des manières de torches primitives. Les uns appartenaient à la terre de Lézarnou, à titre de valets ou de journaliers; les autres étaient des petits fermiers du voisinage, entremêlés de quelques artisans, bourreliers, tailleurs et forgerons, qui s'étaient rendus là du bourg le plus proche. L'instituteur communal figurait lui-même dans le nombre. Chacun vaquait à sa besogne sans lever la tête, triant les ramilles déposées en tas à ses pieds et les nouant, qui d'un brin d'osier, qui d'une liane de chèvrefeuille. De rares propos s'échangeaient.
—Attends, nous allons faire causer le vieux Bertram, me chuchota René, l'aîné des deux frères.
Il me désignait du doigt un personnage haillonneux, hirsute et contrefait, l'air d'un Quasimodo de village, qui, pour plus de commodité, s'était accroupi sur la pierre de l'âtre et dont la face d'orang-outan s'encadrait dans un collier de barbe blanche, roide et rude comme un lichen.
—Çà, Bertram, interrogea mon ami en breton, vous qui êtes un homme vénérable, au courant de tous les usages, dites-nous donc depuis quelle époque se pratiquent, dans notre région, ces battues de corbeaux.
Le vieux haussa les épaules et marmonna d'un accent grognon:
—Eh! depuis qu'il y a des corbeaux, je pense.
—Faites excuse, Bertram; ce n'est pas là répondre. Si vous fumiez une «pipée», cela vous donnerait peut-être de la mémoire.
Les yeux du bonhomme s'éclairèrent, et puisant une pincée de tabac à la blague qu'on lui tendait:
—Ce ne sont pas des choses qui s'oublient, fit-il, bien qu'on ne puisse dire au juste quand elles se sont passées. Ce terroir était alors bien différent de ce qu'il est. Sur les pentes où s'étagent aujourd'hui les bois de Plourivo, de Toull-an-C'hwilet, de Lanserf, ce n'étaient que bruyères et que landes où jamais corbeau n'eût imaginé de faire son nid. On ignorait de cette vilaine bête jusqu'à son nom. Et le blé germait en paix dans les cultures fromenteuses, au sommet du plateau. Brusquement, survint une armée d'Anglais: ils avaient remonté le Trieu sur des barques, dans le dessein de mettre le feu aux quatre coins du pays. On les laissa escalader la berge et s'engager dans les brousses. Mais, lorsqu'ils furent empêtrés jusqu'à mi-corps parmi les ajoncs, qui leur déchiraient les mains et leur entravaient les jambes, on se rua sur eux et, à coups de fourche, à coups de faucille, on les tailla en pièces. Pas un ne se sauva. Le tort que l'on eut, ce fut de ne point jeter à la rivière leurs cadavres. Ils restèrent à pourrir sur les lieux où ils étaient tombés, et de cette pourriture naquit peu après une plante singulière, d'une essence inconnue. On trouva d'abord qu'elle ressemblait à l'ajonc dont elle avait la verdure triste et jamais fanée. Mais, en poussant, elle devenait arbre, un arbre grêle et plaintif où le moindre souffle de vent éveillait de grands murmures, pareils à ceux de la mer. Bientôt, il y en eut toute une forêt. On n'y toucha point, parce qu'on en avait peur. On avait remarqué que les oiseaux eux-mêmes fuyaient les ténèbres mystérieuses de ces bois. Une seule espèce y fréquentait, venue on ne savait d'où et terrifiante par sa couleur comme par son cri. Quand on vit pour la première fois ces sinistres bêtes noires déployer leur vol au-dessus des pins, on ne douta pas que les âmes des Anglais se fussent réincarnées en elles, d'autant plus qu'elles montraient les mêmes instincts de pillage, la même fureur de dévastation. Elles déterraient le grain, les jours qui suivaient les semailles, lorsqu'elles ne le happaient pas en l'air, au sortir des mains du semeur. Longtemps on trembla devant ces monstres; mais enfin la menace de la famine eut raison de l'épouvante, et la coutume s'établit de les pourchasser, une fois l'an, au cœur de leurs repaires, avant de confier la moisson future aux nouveaux sillons. Pensez-en ce qu'il vous plaira: je vous conte ce qu'on m'a conté.
A ce moment, tous les regards se tournèrent du côté de la porte. Un pâtre, que j'avais rencontré posté en vigie aux abords de la gentilhommière, venait d'entrer. Il annonça qu'il avait vu les dernières bandes de corbeaux traverser le ciel pour regagner les bois.
—Allons! s'écrièrent les assistants.
III
Déjà ils étaient debout, la torche de résine dans la main gauche, un fort bâton de houx solidement assujetti au poignet droit. Une servante fit circuler du cidre dans une écuelle et, cette libation terminée, l'on se mit en route.
La nuit, très calme, était d'un bleu de saphir et toute constellée. De l'estuaire, des brumes montaient, voilant la côte trégorroise. Nous longeâmes la chapelle de Lanserf qui abrite entre ses murs de pierres frustes la tombe d'un bâtard de Napoléon III. Devant nous se profilaient en noir les âpres hauteurs du Goélo, avec leurs crêtes hérissées de pins dont les panaches immobiles semblaient une ligne ininterrompue de nuages arrêtés à fleur d'horizon. Le chemin, après avoir franchi la zone des labours, ne tarda pas à se transformer en un raidillon abrupt où force nous fut de n'avancer plus qu'à la file, non sans trébucher de temps à autre dans les racines ou dans les cailloux. Nous atteignîmes ainsi la lisière des bois. Là, notre troupe fit halte, à quelques pas d'une chaumière qu'on eût plutôt prise pour une hutte de sauvage, à voir son pignon d'argile étayé par des perches et la claie de genêt tressé qui lui servait de porte. Bertram se dirigea vers l'unique lucarne et y frappa trois coups, en appelant à voix basse:
—Gritta! Gritta!…
La claie de genêt se souleva; par l'entre-bâillement se montra la tête d'une vieille femme.
—C'est la fée de la forêt, me dit René R… Elle y passe ses jours, et quelquefois ses nuits, à ramasser du bois mort ou à cueillir des herbes qu'on croit magiques. Nos gens professent pour elle un respect qui ne va pas sans un mélange de crainte. Ils prétendent qu'elle converse avec les arbres et que ceux-ci, rien que par un léger frémissement de leurs branches, la renseignent sur sa route, dans les ténèbres, lorsqu'il lui arrive de s'être égarée. Le certain, c'est qu'il n'y a pas sous bois un sentier qu'elle ne connaisse: aussi, dans les expéditions de ce genre, ne manque-t-on pas de s'assurer ses lumières, sans compter qu'elle a un flair merveilleux pour vous conduire tout d'un trait aux endroits où les corbeaux nichent en plus grand nombre.
L'instant d'après, Gritta prenait la tête de la colonne. Elle marchait pieds nus, sa cotte troussée jusqu'à ses jarrets. Au lieu de coiffe, elle portait un mouchoir enroulé autour du front comme un turban et qui laissait échapper des mèches de cheveux gris, une crinière d'étoupes mal cardées. Sa première parole,—et la seule,—avait été pour nous recommander le plus absolu silence. Nous nous élançâmes sans bruit sur ses traces. Au-dessus de nous, c'était maintenant la voûte de plus en plus obscure des pins: le sol était feutré de mousses humides qui assourdissaient nos pas et sur lesquelles nous glissions d'une allure quasi impondérable de fantômes. Nous avions l'air de nous rendre, sous la conduite d'une sorcière, vers quelque sabbat. J'évoquais des scènes du moyen âge, ou, plus près de nous, une équipée de chouans. Fréquemment ils cheminaient de la sorte, guidés par une femme, leurs terribles penn-baz noués à leurs poings, comme ceux de nos paysans. Et ce qui prêtait encore à l'illusion, c'était le cri d'oiseau nocturne, le «hou» strident et mélancolique tout ensemble que poussait par intervalles la vieille Gritta pour rallier des retardataires sans donner l'éveil aux corbeaux.
—Chut! murmura-t-elle soudain, nous sommes chez les bêtes.
Elle s'était assise à terre; les hommes imitèrent son exemple et, pendant quelques minutes, ils demeurèrent comme figés en statues, sans un geste, étouffant jusqu'au bruit de leur respiration. On eût pu se croire dans une solitude inviolée, vierge de toute présence humaine. Les hautes ramures versaient une ombre lourde et dense, où frissonnait une horreur sacrée. Le silence était si profond qu'on entendait choir les branchettes mortes. Des aromes balsamiques parfumaient l'haleine de la nuit, mêlés d'une senteur plus âcre, d'une senteur saline qui s'exhalait de la mer. Et, dans leurs nids, les corbeaux dormaient.
—Quand vous voudrez!… prononça la vieille.
Une allumette craqua, puis deux, puis cinq, puis vingt. En un clin d'œil, toutes les torches furent en feu. Les paysans s'étaient redressés d'un bond, au signal de la mégère, et ils allaient, venaient, couraient en tous sens, agitant leurs brandons enflammés, avec des appels, des provocations, des hurlements, des rires et cette clameur éperdue qui dominait tous les autres vacarmes:
—Hû d'ar Vrân!… Hû d'ar Vrân[2]!…
[2] Sus au corbeau!… Sus au corbeau!…
On eût dit une sarabande de sauvages en délire, une danse de guerre dans les forêts du Nouveau Monde. Les pins, éclairés en dessous par la lueur violente des torches, revêtaient les aspects les plus fantastiques. Il semblait que l'on vît leurs troncs se tordre comme de gigantesques salamandres et leurs cimes s'écheveler. Mais le plus effroyable, ce fut quand la trombe des corbeaux s'abattit. Ils se précipitaient, aveuglés, affolés, fascinés; leurs croassements étaient à faire frémir. Adossé à un arbre, je les regardais tournoyer tels que des flocons fuligineux sur la pourpre d'un incendie; et certes, jamais encore je n'avais contemplé pareil spectacle. C'était le carnage des temps barbares dans toute sa férocité. Les bâtons de houx des massacreurs décrivaient au-dessus de leurs têtes de larges moulinets sanglants. Ils frappaient au hasard, avec rage, ivres d'une fureur de tuer. Des plumes volaient, une rosée rouge et tiède pleuvait par gouttes; des corps noirs jonchaient le sol, le bec démesurément ouvert, les ailes fracassées…
IV
Lorsque nous redescendîmes vers le manoir, chaque septembriseur avait un chapelet de bêtes pantelantes passé à son cou.
—Eh bien! me demanda René R…, t'avions-nous menti, et n'est-ce pas, en effet, la chose la plus étrange?
—Sans doute, lui répondis-je; mais, pour quelques grains de blé, c'est, peut-être, trop de sang répandu.
Il eut une moue dédaigneuse:
—Peuh! fit-il… Du sang de corbeau!…