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La terre du passé

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AU PAYS DES «GARS D'ISLANDE»

I
LE PARDON DES ISLANDAIS

Un des premiers dimanches de février se célèbre, à Paimpol, la bénédiction de la flottille d'Islande ou, comme on dit là-bas, le «Pardon des Islandais».

C'est une imposante cérémonie qui inspire de graves réflexions aux pêcheurs même les plus insouciants et laisse l'âme du simple spectateur toute pénétrée d'une poignante impression de tristesse. La procession s'organise dans l'après-midi, à l'issue des vêpres. Des tribus entières, des clans compacts de marins sont descendus, pour y prendre part, de tous les hameaux environnants perchés sur le dos des promontoires ou abrités dans le creux des anses de Loguivy, de Plouézec, de Plounez, de Perros, de Pors-Even qu'immortalisa Loti. Les hommes en tricot de laine bleue, les femmes en petite coiffe blanche et en châle noir se pressent en une longue houle de têtes et d'épaules qui s'avance par lentes oscillations, au chant des hymnes d'Église, dans un vaste recueillement. On suit une rue étroite, plongeante, que bordent des maisons d'autrefois, aux portes basses et cintrées, bâties par des flibustiers du dernier siècle, dans un temps où l'aventureuse cité bretonne armait pour la «course» en attendant d'armer pour la grande pêche.

Voici les quais, l'ouverture de la rade, la mer d'un bleu dur et froid, d'un bleu d'acier, l'air franchement hostile sous la pâle lumière du soleil d'hiver. Des lambeaux de nuages qui traînent à l'horizon, rasant la ligne des eaux, semblent une apparition des banquises polaires, entrevues comme dans un mirage.

La procession fait halte au pied d'un oratoire improvisé qui dresse vers le ciel ses grêles clochetons de bois peint. La statue de Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle, patronne des Islandais, se tient debout sur l'autel, la face tournée vers le large. Une voile tendue forme dais au-dessus de sa tête; de chaque côté pendent des filets, en une draperie ténue et flottante; le socle est enguirlandé d'engins de pêche; l'autel lui-même est décoré d'un chapelet d'ancres, et des rames disposées en faisceaux font l'effet de gigantesques candélabres. Du haut des gradins de ce reposoir, le clergé entonne le cantique traditionnel dont l'assistance reprend chaque strophe, en chœur, dans une formidable poussée de voix rauques.

Un prêtre cependant,—quelquefois l'évêque diocésain en personne,—se dirige, suivi d'un seul acolyte, vers le bassin où les goélettes sont rangées à quai, véritable fourré de cordages et de mâts, le beaupré de l'une s'enchevêtrant aux basses vergues de l'autre. Toutes ont mine pimpante et portent beau, lustrées, cirées comme pour une parade. Le prêtre s'arrête un instant devant chacune, l'asperge d'une goutte d'eau bénite et passe. Vingt, trente, cinquante fois il accomplit le même rite: vingt, trente, cinquante fois un pavillon différent monte et s'abaisse en manière de salut. Dans l'espace d'une demi-heure, tous les bateaux de la flottille sont dûment munis du viatique; et déjà, sans doute, s'éveille dans leur membrure le frisson avant-coureur des grands départs. L'officiant, de retour au reposoir, adresse aux pêcheurs une exhortation suprême, puis le cortège regagne l'église en chantant l'Ave Maris Stella

Et maintenant, comme dit l'autre, les chants ont cessé. La solennité est close. Rien de plus simple, de plus rapide, et aussi de plus émouvant. On ne s'attarde point aux longues et banales manifestations dans ces fêtes de la mer sur qui plane, quoi qu'on fasse pour n'y point penser, l'ombre mystérieuse du destin.

Quelque temps encore, les marins vaguent par la ville, promenant de rue en rue, avec des stations çà et là dans les boutiques ou les cabarets, leurs torses superbes, leurs yeux glauques et leurs nobles barbes frisées. Puis, comme le crépuscule s'assombrit, leurs femmes les emmènent.

Ils se dispersent au hasard des petits chemins, à travers le pays morne planté d'innombrables calvaires. Il leur reste quatre ou cinq nuits à dormir en terre ferme, sous les toits de chaume ou d'ardoise moussue, dans les vieux logis de la lande qui ont vu tant de drames passifs et silencieux de l'absence, de la misère, de la mort. Le départ est fixé à la fin de la semaine. Dans huit jours, ils auront pris la mer.

—Plaise à Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle, murmurent-ils d'un air détaché, le sourire aux lèvres, avec leur beau fatalisme tranquille, plaise à Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle que la mer ne nous prenne pas à son tour!

La chose arrive. Elle n'arrive, hélas! que trop souvent. Qui ne connaît, par les descriptions des romanciers et des touristes, l'humble porche de la chapelle de Perros-Hamon, tout tapissé de tablettes funéraires à la mémoire des «perdus à Islande»? J'ai sous les yeux, tandis que j'écris ces lignes, une liste encore plus tristement éloquente, en son laconisme administratif, la liste des navires sombrés corps et biens dans les parages des lieux de pêche, aux cours de ces derniers vingt ans. Que d'existences sacrifiées! Que de maisonnées d'enfants jetées à toutes les aventures de la faim! Les bonnes campagnes,—et la plus récente est de ce nombre,—sont celles où l'on n'a qu'une trentaine de trépas individuels à déplorer, où tous les équipages rentrent plus ou moins décimés, où la charité publique n'a guère à se répartir que sur quelque deux cents orphelins. Elle fait ce qu'elle peut, cette charité publique, à Paimpol et dans les environs; mais ce qu'elle peut est mince. Les médiocres ressources dont elle dispose sont loin d'être en rapport avec les infortunes qui demandent à être soulagées, je ne dis pas dans les années de grands sinistres, mais même dans les années bénignes où la mer semble faire relâche et se contente de proies isolées au lieu d'engloutissements collectifs…

Vers 1878, un notable progrès s'est accompli: une caisse de secours a été créée, dont les armateurs ont fourni les premiers fonds, et qu'ils continuent d'alimenter au prorata, je pense, de leurs bénéfices. Après avoir végété péniblement jusqu'en 1890, époque où le commissaire de l'inscription maritime, représentant tout désigné des pêcheurs, a été appelé à en présider les opérations et à en exercer le contrôle, elle s'est développée depuis lors au point de se transformer peu à peu en une institution de prévoyance à laquelle on est parvenu, me dit-on, à intéresser les marins eux-mêmes, non sans avoir eu à vaincre de longs entêtements, car le matelot breton, tout imbu de l'individualisme forcené de sa race, est l'être le plus réfractaire qui soit aux idées d'association, d'épargne en commun, de mutualité.

Ainsi l'«Islandais» contribue désormais pour sa part à ménager aux veuves un court répit pour pleurer leurs morts, à sauvegarder de la misère immédiate les aïeules et les enfants. Cet apport, si minime soit-il, augmente d'autant le budget des «disparus». Mais il est encore bien léger, ce pauvre budget, et bien lourdes sont les charges qui le grèvent. Dans son compte rendu pour la campagne de 1894, le trésorier établit un rapprochement significatif entre la prospérité de la caisse de Dunkerque et la situation précaire de celle de Paimpol. C'est que Dunkerque est une ville populeuse, tandis que Paimpol n'a que deux mille habitants. Ce qui nous manque, conclut-il, ce sont «des donateurs capables de nous aider à élargir le cercle de nos secours et à soulager plus efficacement les infortunes pressantes, les besoins urgents, conséquences inéluctables de la rude profession qu'exercent nos pêcheurs sous le rigoureux climat des mers du Nord».

Avis à ceux qui, par les nuits de tempête, se sentent venir au cœur quelque pensée de compassion pour la petite France flottante des fiords arctiques.

II
LETTRE D'ISLANDE

Juillet 1894.

Depuis près d'un mois que l'événement s'est passé, tout a été dit sur la tragique impression produite dans l'univers civilisé par l'assassinat du Président Carnot. Si je me permets d'y revenir à si long intervalle, c'est avec la pensée qu'on ne laisserait pas de trouver quelque intérêt aux «notations» qui vont suivre. Cet intérêt, elles l'empruntent moins au sentiment qui les a dictées,—le cri partout a été le même,—qu'au milieu très spécial et, à vrai dire, unique où elles ont été consignées par écrit. Je les extrais d'une lettre dont on vient de me donner communication et qui arrive, sinon du pôle, du moins de ses alentours immédiats.

Ils sont là-bas, «à Islande», comme parlent les Paimpolais, ils sont de cent cinquante à deux cents navires qui forment dans les eaux de la mer hyperborée une sorte d'archipel flottant, sans autres attaches avec la mère patrie que les rares visites des croiseurs de l'État chargés de la police des lieux de pêche. Une population de trois mille marins environ les monte, Bretons, Picards, Flamands, la fine fleur de nos matelots de la Manche. Les Bretons dominent, et particulièrement les hommes de l'Armor trégorrois, de Perros-Guirec à Paimpol. Ce sont, pour la plupart, des Celtes à la manière antique, avec de grands corps souples et musclés, avec des âmes primitives et incomplètes, à la fois rudes et tendres, capables d'audace et de puérilité, des âmes d'enfants et de héros.

Vers la mi-février, vêtus du gilet de laine bleue que leurs femmes ont passé l'hiver à tricoter, le ciré jeté en travers sur l'épaule, ils descendent aux ports d'embarquement. Les goélettes aux gréements compliqués sont rangées en file, toutes voiles tendues, le long des quais. Le clergé local—je l'ai dit tantôt—s'avance en grande pompe et les bénit; une par une, elles cinglent vers la haute mer: telle une théorie de nefs sacrées. On les suit longtemps des yeux. Sur le rebord des falaises, sur la pointe des caps aigus qui fendent les flots du large de leurs proues immobiles, des mouchoirs s'agitent, saluant jusque par delà les limites extrêmes de l'horizon le départ, quelquefois éternel, des «Islandais».

La lettre que j'ai là sur ma table, c'est un de ces Islandais qui l'a écrite,—un homme de quelque culture néanmoins, un «capitaine», proche parent, d'ailleurs, de ce Guillaume Floury qui, s'il faut en croire les racontars littéraires, a servi de prototype au Yann Gaos de Loti. Représentez-vous un bon géant des légendes, une figure mâle, adoucie d'un je ne sais quoi de féminin qui se remarque souvent, en ce pays, même dans les traits les plus virils, une belle barbe noble et frisée de dieu assyrien, et des yeux clairs, d'un bleu déteint, aux prunelles dilatées et comme infinisées par le spectacle des vastes houles mornes et brumeuses où, chaque année, six mois durant, il est accoutumé de vivre.

Sa lettre est datée du Faxa-Fiord, à cinq milles au large de Reikjavik, dans les parages occidentaux de l'île.

«Mauvais temps et mauvaises nouvelles», écrit-il; «depuis tantôt dix ans que je fais la campagne, je n'ai pas encore vu saison pareille. Nous avons très froid. Les hommes ont les mains coupées par les lignes et grelottent tout le jour, comme s'ils avaient la fièvre, à cause des grands paquets d'eau glacée que le ciel leur vide dessus, presque sans discontinuer. Ajoutez que le poisson mord peu. Quoique sur un fond excellent, nous n'en sommes, à mon bord, qu'à nos dix-huit mille morues, juste la moitié moins que l'an passé. Tout ça n'est pas gai; et pas n'est besoin de vous dire que nous n'avons guère de cœur à chanter, malgré que d'habitude nous ne soyons points des pleurards… Voici, outre cela, que nous apprenons la triste mort de M. Carnot. Les chasseurs[3], qui viennent d'arriver, nous ont apporté les journaux qui en parlent. Ça nous a donné comme une sueur. On nous eût avertis que nous coulions, que nous n'aurions pas eu les sangs plus remués. J'ai dit aux babordais, qui étaient de pêche:

[3] On appelle ainsi les navires chargés du ravitaillement des goélettes de pêche. Ils quittent les ports bretons dans le courant de juin, emportant de nouvelles provisions de sel, et rentrent avec la morue déjà pêchée durant les premiers mois.

»—Amenez vos lignes. Nous allons lire cela dans l'entrepont.

»Les tribordais, réveillés en sursaut, se sont levés de leurs couchettes et j'ai fait la lecture devant tout l'équipage accroupi en cercle autour de moi. Quand j'ai eu fini, nous sommes restés là à rêver tristement, sans courage. Personne ne trouvait rien à dire, mais plus d'un avait des larmes aux yeux, et il y en avait d'autres qui juraient en dedans. Jamais je n'aurais pensé que d'apprendre la mort du Président de la République nous eût fait une peine si profonde. Mes hommes ne le connaissaient guère que par les portraits qu'ils avaient vus de lui, dans les auberges du pays, et même quelques-uns se rappellent si peu son image, qu'ils la confondent avec celle de Mac-Mahon. Ils n'ont pas été pour cela moins navrés. Peut-être même qu'en France vous n'avez pas été aussi secoués que nous par cette nouvelle. Quand on est, comme nous, loin de la patrie, isolés et quasi perdus en des parages où il ne fait, comme au purgatoire, ni jour ni nuit, ballottés sur une mer sinistre qu'on a dénommée à juste titre «le cimetière des navires», on est porté à s'exagérer les choses et, si elles sont pénibles, à en souffrir plus vivement…»

Je saute une page de détails intimes et personnels.

Qui n'a présente à la mémoire la description, d'une poésie si intense et d'un réalisme si précis, qui ouvre Pêcheur d'Islande? On se rappelle, dans ce logis sombre sentant la saumure et la mer, dans ce gîte trop bas s'effilant par un bout «comme l'intérieur d'une grande mouette vidée», on se rappelle la petite Vierge en faïence, fixée sur une planchette contre le panneau du fond, avec la note fraîche de sa robe rouge et bleue «au milieu de tous les gris sombres de cette pauvre maison de bois». Comme la plupart de ceux qui vivent dans le péril incessant des eaux, les «Islandais» sont gens pieux, d'une piété intermittente peut-être, mais qui est chez eux chose de tempérament et, aux heures de crises, remonte tout de suite à fleur d'âme. Il en est même qui ne se mettent en pêche qu'après avoir prié. Je me souviens d'avoir entendu dire à l'un d'eux: «J'ai pris plus d'une morue avec un signe de croix.» En règle générale, ils observent le dimanche, et ils célèbrent messe et vêpres à leur façon, en chantant des cantiques. Un des leurs, celui qui a la plus belle voix, remplit, dans la mesure du possible, les fonctions d'officiant. On lui décerne le titre de «sacristain du bord».

«Quand le soleil a été bas sur l'horizon», reprend plus loin l'auteur de la lettre, «le sacristain du bord, s'avançant vers moi, m'a dit:

»—Capitaine, c'est le moment du soir en notre pays. Si vous voulez, nous allons faire comme chez nous, pour une fois, et réciter les grâces en commun.

»Il s'était déjà concerté avec les autres… Nous avons tous écouté la prière, qui assis sur le plat-bord et appuyé au bastingage, qui debout sur le pont, parmi les morues saignantes, empilées en tas. Pour commencer, nous n'avions pas ôté nos suroîts, par crainte de nous geler le crâne au vent de neige qui soufflait devers les montagnes de l'île, mais, lorsque le sacristain, élevant la voix, a prononcé en breton: «—Et maintenant disons un De profundis pour le repos de l'âme de M. Carnot», nous n'avons plus songé à rien d'autre, et nous nous sommes tous découverts d'un seul geste. Je ne crois pas que nous ayons jamais été aussi émus, même quand nous avons eu à étendre sur la planche le cadavre de l'un d'entre nous pour le faire glisser à la mer…»

J'arrête là ces extraits. Peut-être trouvera-t-on, comme moi, que les scènes qu'ils retracent ne manquent pas d'une certaine grandeur. Puisse cet hommage lointain des exilés d'Islande être doux aux mânes du Président Carnot!

III
UN CAPITAINE ISLANDAIS

C'est à Paimpol, un soir de septembre. Tous les «Islandais» sont rentrés. Je demande des nouvelles de la pêche. Un grand deuil: la mort du capitaine Hamon. Et, dans la paix du crépuscule, où bruit seul le clapotis de la mer montante, entre les vannes du bassin à flot, on me raconte l'histoire que voici. Elle vaut, je crois, d'être fixée.

Parmi les goélettes paimpolaises qui, au mois de février dernier, faisaient voile vers l'Islande, figurait la Marie-Léopoldine, commandée par le maître au cabotage Hamon, du village de Kérity. J'ai connu l'homme. Je le vois encore, avec sa belle stature, son fier profil, ses manières graves. C'était, comme on dit là-bas, un franc capitaine. Nature douce, d'ailleurs, restée fine malgré les rudes exigences du métier, volontiers sentimentale, énergique néanmoins et (les circonstances l'ont assez prouvé) capable de s'exalter jusqu'à l'héroïsme. Familier, dès l'adolescence, avec la pêche au large des eaux polaires, il aimait tout de sa profession, l'aventure, le mystère, le long exil, le mortel danger. Nul ne donnait plus gaiement le signal du départ, nul ne lançait d'une voix plus insouciante le grand «larguez tout».

Et pourtant, cet hiver, lorsque vint pour lui l'heure de quitter sa maisonnette de Kérity, aux grillages enguirlandés de vigne vierge, pour veiller aux derniers aménagements du bord, il fut saisi, paraît-il, d'une inquiétude vague, d'un sinistre pressentiment. Depuis la précédente campagne, lui si robuste, il s'était médiocrement porté. Un germe mauvais couvait en lui. Il s'en rendait compte et s'en ouvrit même à quelques intimes qui le conjurèrent de résigner son commandement entre les mains d'un autre et d'attendre qu'il fût en meilleur état, avant de reprendre la mer. Leurs objurgations furent vaines. Il s'était lié envers l'armateur, il avait recruté son équipage, il se considérait comme moralement tenu de partir: il partit.

La traversée fut pénible. Vents contraires, mer houleuse. Le mal du capitaine Hamon s'aggrava. Résolu de n'en rien laisser voir à ses hommes, au lieu de s'enfermer dans sa cabine, il persista à demeurer assis à son banc de quart, plaisantant, riant, chantant même, comme à son ordinaire, tout à tous avec cette aménité joviale qui lui était habituelle. Et néanmoins, quoi qu'il fît pour se raidir à son poste, ses forces à la fin le trahirent. A mesure que l'on pénétrait plus avant dans les régions froides, cet homme, qui avait défié pendant près de vingt ans les températures les plus rigoureuses, fut pris de tremblements, de ce frisson spécial que connaissent bien les marins d'Islande et qu'ils appellent la «fièvre glacée». Malgré son indomptable énergie, à peine arrivé sur les lieux de pêche, il dut s'aliter. Ses matelots lui proposèrent de le débarquer à Reikjavik où il eût, du moins, trouvé les soins et les secours les plus indispensables. Il refusa, non sans hauteur.

—La place d'un capitaine, dit-il, est à bord de son navire… Et d'ailleurs, vous autres, vous n'avez pas à savoir si je suis malade ou bien portant.

Il fit, en effet, comme s'il eût été le mieux portant des capitaines. Il continua de diriger, de surveiller toutes les opérations de la pêche. Il avait, de sa responsabilité, un sentiment très vif et, pour rien au monde, tant qu'il lui resterait un souffle, il n'eût voulu manquer à ses engagements. Tous les jours, ponctuellement, quelle que fût l'intempérie, il monta sur le pont, y séjournant parfois de longues heures pour stimuler le zèle de l'équipage; et, quand il ne fut plus à même de gravir seul les marches de la cabine, il se fit hisser dehors par deux de ses hommes, l'un le soulevant par les aisselles, l'autre par les jambes. Durant une couple de mois, on vit, à bord de la Marie-Léopoldine, ce spectacle inoubliable: le capitaine, étendu quasi mourant sur un matelas, au pied du grand mât, la tête appuyée à un rouleau de cordages, et donnant de là ses ordres, d'une voix assourdie, mais avec un visage imperturbable de calme et de sérénité. Rongé par une tuberculose dont le climat excessif activait, pour ainsi dire de minute en minute, les progrès, il ne se départit pas un instant de cette attitude vraiment héroïque. Empressons-nous d'ajouter, à l'honneur de l'équipage, que, frappé de tant de vaillance, chacun se piqua d'ardeur à la tâche commune. Tous furent parfaits de tenue, d'obéissance, de régularité.

—Nous pêchions avec rage, m'a dit l'un d'eux; nous nous doutions que le capitaine Hamon ne commanderait plus, hélas! d'autre pêche, et, puisque ce devait être pour lui la dernière, nous voulions aussi qu'elle fût la plus belle.

Les débuts de la campagne furent peu fructueux; mais lorsque, vers le 10 septembre, la Marie-Léopoldine réapparut à l'horizon de Paimpol, elle avait dans le ventre, selon l'énergique expression du loup de mer, une portée de soixante-douze mille morues.

Le capitaine Hamon était à bout de vie. Il prit congé, avec une simplicité toute spartiate, de son navire et de ses hommes.

—Un autre que moi, prononça-t-il en guise d'adieu, conduira le chargement à Bordeaux[4].

[4] C'est à Bordeaux que les navires morutiers, après avoir touché Paimpol, vont débarquer leur pêche et, par la même occasion, charger la provision de sel pour la campagne suivante.

Les matelots pleuraient. On le transborda du navire dans le canot, et du canot dans un char à bancs du pays qui l'attendait sur le quai. Il rendit à l'armateur ses comptes, reçut ses félicitations et ses remerciements, puis s'achemina vers Kérity. Il n'était plus qu'un cadavre où l'âme vacillait faiblement, au fond des yeux creusés, comme une lumière qui va s'éteindre. Huit jours après, il expirait, avec une belle tranquillité stoïque, louant la destinée d'avoir permis qu'il revît une fois encore la terre natale, et s'estimant assez heureux, puisqu'il avait pu accomplir jusqu'au bout son devoir. Il avait trente-six ans.


Ses obsèques furent célébrées au milieu d'un grand concours de peuple. Tous les «Islandais» d'alentour étaient là, rangés en longues files émues derrière le cercueil, et les armateurs, et la population bourgeoise de Paimpol. Nulle oraison funèbre ne fut prononcée devant la tombe: on descendit ce héros dans la fosse en silence; mais un recueillement solennel planait sur la foule, et c'était le plus éloquent des hommages. Maintenant le capitaine Hamon dort pour jamais dans l'humble petit cimetière du Goélo. L'inscription funéraire qu'un tailleur de pierres du lieu gravera sur son monument ne fera même pas mention des circonstances qui ont déterminé sa mort. Seuls, là-bas, «à Islande», durant les longues heures sinistres des quarts polaires, les pêcheurs qui furent les compagnons de sa dernière traversée en évoqueront peut-être de temps à autre, le fier et touchant souvenir. L'histoire, pourtant, mériterait d'être consignée au livre des beaux trépas, ne fût-ce—si j'en crois l'opinion commune—que pour servir d'un salutaire exemple à plus d'un capitaine islandais.

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