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La terre du passé

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EN FORÊT

I

J'ai fait la veillée de Noël dans une «loge» de sabotiers, sur les hauteurs encore presque inviolées de l'Argoat.

L'Argoat, au centre de la péninsule bretonne, c'est proprement—on l'a vu—le «pays des bois» par opposition à la zone maritime, à l'Armor. Là, subsistent en larges îlots, aux flancs des monts ou sur leurs cimes, les restes, toujours imposants, de l'antique forêt primitive.

Qui voudrait avoir l'impression directe de ce que pouvait être la Gaule barbare, la Gaule d'avant la conquête, n'aurait qu'à se rendre dans ces contrées. Au printemps, la grâce en est infinie, avec quelque chose, néanmoins, d'inquiétant et de sauvage. Une épaisse toison de feuillages moutonne à perte de vue sur la croupe arrondie des collines, et les vallées qui se déroulent à leur base dorment comme accablées sous le poids d'une frondaison excessive. On y peut voyager des heures entières, sans voir une maison, sans voir un homme, et cela dans un demi-jour verdâtre, au milieu d'un silence enchanté. L'eau même des rivières y glisse sans bruit, parmi les roches, sur un lit de gravier tapissé de longues herbes ondulantes; et les indigènes ont été si frappés de ce fait que, fidèles aux habitudes de la race, ils lui ont cherché une cause surnaturelle. Les «anciens» vous conteront ceci.

Aux âges lointains où les saints d'Irlande venaient établir leurs cellules de pénitence, leurs pénity, dans les solitudes de la Bretagne-Armorique, un d'eux, du nom d'Envel, au lieu de se fixer, comme la plupart de ses congénères, sur quelque point voisin de la côte, décida de pousser jusques au cœur du pays, dans ces terres hautes, chargées de bois, où l'évangile n'avait pas encore pénétré. Il dit donc à sa sœur Jeune ou Jûna, qui l'accompagnait:

—Nous allons remonter la rivière que voici. Où commence son cours, là nous nous arrêterons et nous bâtirons notre ermitage.

Elle sur une berge, lui sur l'autre—car c'était une condition de leur salut qu'ils vécussent séparés—ils marchèrent le long de l'eau durant trois jours. Les arbres s'écartaient pour leur faire place et les broussailles s'ouvraient d'elles-mêmes devant leurs pas.

A l'aube du quatrième jour, Envel, parvenu au sommet d'un des contreforts de l'Arrée, put juger du vaste espace qu'il laissait derrière lui. Gravissant une des crêtes de pierre, en forme de vagues figées, qui hérissent ces parages, il fit signe à sa sœur qu'il était temps de s'arrêter. Et ils édifièrent leurs oratoires, l'un en face de l'autre, de chaque côté du vallon.

Il était dans leur pacte qu'ils ne chercheraient jamais à se voir ni même à converser entre eux. Mais, pour prier, ils unissaient leurs voix et ainsi leurs âmes restaient mêlées. Le chant paisible de la rivière mettait comme une harmonie de plus dans leurs pensées, loin de troubler leur oraison. Un soir pourtant, grossie par quelque pluie d'orage, elle enfla son bruit, roula sous les aulnes qui la bordent des murmures si retentissants que la voix mélodieuse, la faible voix féminine de sainte Jeune en fut couverte. Envel, très doucement, invita la rivière à plus de discrétion. Mais, sans cesse accrue d'ondes nouvelles, étourdie de son propre fracas, elle continuait de galoper, tumultueuse, sans rien écouter. Alors, le bon thaumaturge eut un mouvement d'impatience. Usant de la puissance que Dieu lui avait départie de commander aux éléments, il dit:

—Tais-toi, rivière, tais-toi net, que j'entende ma sœurette!

La rivière, du coup, se tut si bien que, depuis, elle n'a plus chanté. Aujourd'hui encore on l'appelle An dour mik, l'eau muette, l'eau du silence. Ne vous y baignez pas; surtout, fussiez-vous près de mourir de soif, n'y trempez point vos lèvres: vous en perdriez le goût de la parole et les facultés du souvenir. C'est ici le Léthé breton.

II

Les gens de la plaine et du littoral ne sont pas sans éprouver un vague sentiment d'effroi, quand ils se retournent pour contempler derrière eux ces lourdes assises de l'Argoat dont les grands promontoires incultes dominent l'opulente mer de leurs blés, en de solennelles attitudes de sphinx accroupis. Ils en parlent comme d'une région farouche, vouée aux antiques barbaries, toute pleine encore de l'horreur des sombres âges, des époques troubles d'avant le Christ. Ils la nomment Kernew dû, la «noire Cornouailles», un peu parce qu'ils la craignent. Rarement ils s'y risquent, et seulement s'ils y sont forcés. J'ai entendu dire de fonctionnaires qu'on y envoyait:

—Les voilà expédiés de l'autre côté du pays au pain!

Des cantons, qui ont la majeure partie de leur territoire engagée dans la montagne, se défendent avec indignation d'en être, et la pire injure que vous pussiez faire à un Breton du Trégor serait de le traiter de «Cornouaillais», d'«homme des bois».

Faut-il croire à quelque survivance héréditaire d'un vieil antagonisme de races? La chose, historiquement, est possible. Lorsque, au VIe siècle, les émigrés de la Bretagne insulaire, fuyant devant la tempête saxonne, vinrent, par bandes successives, fonder en Armorique une nationalité nouvelle, ils trouvèrent—cela est certain—des havres déserts, des estuaires quasi vierges, d'immenses étendues en friche, un pays enfin que la paix romaine avait dépeuplé. Mais, si réduite que fût l'ancienne population, encore s'en rencontrait-il çà et là des vestiges. L'accueil qu'ils firent aux nouveaux arrivants fut loin d'être cordial, ainsi qu'on le peut voir par les Vies des saints bretons, seuls témoignages que nous ayons sur cette époque. Il n'y eut point, toutefois, de conflits sanglants.

Trop faibles pour résister à des adversaires dont le nombre allait sans cesse croissant, les indigènes cédèrent la place, se laissèrent refouler peu à peu dans l'intérieur, vers les vallées sinueuses et les âpres sommets de la forêt centrale. L'Argoat leur devint un asile et une citadelle. Ils vécurent d'une existence longtemps précaire, parmi les loups et peut-être les aurochs, sous des ombrages qu'agitait encore d'un frisson sacré la plainte agonisante des derniers druides. Puis, la montagne, les bois leur façonnèrent une autre âme, où bientôt s'effaça l'image—partant le regret—des terres plus riches qu'ils avaient dû quitter. Enveloppés de Bretons, ils se bretonnisèrent. Entre les envahisseurs et les dépossédés l'apaisement se fit. Mais il semble bien que, dans la profondeur de la conscience populaire, subsiste, je l'ai dit, je ne sais quelle réminiscence obscure des anciens démêlés. Le spoliateur surtout garde une sorte de méfiance inquiète à l'égard du vaincu.

III

J'ignore ce qu'il peut rester de sang gallo-romain dans les veines de l'habitant actuel de l'Argoat; mais, à pénétrer dans un de ces logis de paille et de boue épars dans les solitudes des monts, il est difficile de ne songer point au misérable tugurium de quelque serf gaulois. Plus complète encore sera l'illusion, si ce logis se trouve être la hutte d'un sabotier.

Celle où j'ai passé la nuit de Noël est située presque à la lisière de l'ancienne forêt ducale de Porthuault, que hante toujours le spectre de la reine Anne, menant une chasse fantastique derrière la meute de ses blancs lévriers.

Nous y arrivâmes, sur le soir, à l'Angélus, comme les larges pourpres du couchant d'hiver achevaient de s'éteindre au fond du ciel. Ronde, ventrue, amincie seulement en haut, la hutte, avec ses cloisons de branchages et de genêts entrelacés, semblait moins une cabane humaine qu'une ruche énorme disposée au bord de la sente pour recevoir un essaim géant. Deux chiens roux étaient attachés au tronc d'un hêtre, sur un fumier de feuilles mortes: ils aboyèrent à notre approche, tendant vers nous leurs museaux pointus de fauves. Le sabotier parut, salua d'un mot de bienvenue l'ami qui me servait de guide et, retenant d'une main la claie, bourrée de paille, qui faisait office de porte, nous invita d'entrer.

—La «loge» n'est pas grande, dit-il; mais, si le proverbe est vrai, c'est dans les demeures étroites qu'on a le plus chaud.

Il y régnait, en effet, une tiédeur d'étable, une tiédeur égale et douce, entretenue par un feu de copeaux à flammes courtes, qui brûlait au beau milieu de la pièce, sur un âtre circulaire, sorte de maçonnerie primitive, fait de pierres brutes et d'un peu d'argile délayée. On ne voyait d'abord que ce feu, trouant de son éclat les grandes ombres flottantes d'alentour. Puis, les yeux s'habituant à cette demi-obscurité, des détails surgirent: trois piliers de bois à peine dégrossi étayaient l'étrange bâtisse; une planchette fixée à l'un d'eux supportait une statuette en buis finement, patiemment travaillée au couteau par quelque naïf sculpteur d'images: «Notre-Dame de Pauvreté—nous expliqua l'homme avec un franc rire—la patronne des gens de ma profession»; contre les parois étaient appendus des outils, des gouges, des tarières, des haches, tout un arsenal d'aciers luisants qu'on eût pris aussi bien pour un matériel de guerre. Tel devait être le pêle-mêle des armes barbares sous la tente des vieux chefs homériques. Le reste de l'ameublement se composait d'un lourd bahut sur lequel trônait pour l'instant une marmite; d'un dressoir aux montants disjoints, garni d'une dizaine d'écuelles en terre; d'une cage où dormait en une posture hiératique un hibou apprivoisé; et de quatre ou cinq escabeaux creusés au fer rouge dans des troncs de chênes.

Je cherchais du regard les lits: le sabotier me montra une rangée de piquets plantés dans le sol et que des ramilles de bouleau, tordues comme des câbles, reliaient entre eux. C'étaient les bordures des couchettes. Quant aux couchettes elles-mêmes, rien de plus agreste, en vérité: des jonchées de fougères sèches en guise de sommiers et des couettes de balle de seigle pour matelas.

—Ce ne sont pas les lits les plus moelleux qui donnent les meilleurs rêves, prononça notre hôte en son parler sentencieux… Et puis, ajouta-t-il, on repose ici, veillé par les astres.

Il nous indiquait, du doigt, au-dessus de nos têtes, une ouverture béante ménagée dans la coupole de la hutte pour laisser passage à la fumée, et où s'encadrait un pan du ciel nocturne, un champ d'azur sombre semé de froides lueurs d'étoiles.

IV

Nous nous assîmes sur les sièges de chêne massif autour du foyer. Des chapelets de sabots enfilés dans une corde se doraient lentement à la flamme, non sans exhaler encore un parfum sylvestre de bois fraîchement ouvré.

Le maître du logis, pour nous faire honneur, avait dépouillé son vêtement de travail, le tablier en peau de mouton, et, à genoux devant l'âtre, s'était mis à nous préparer le breuvage national, le flip, un mélange bouilli de cidre, de cassonnade et de «vin ardent». Il s'excusait de nous recevoir si mal, à cause de l'absence de sa femme descendue, avec ses fils, au bourg le plus proche, «à près de deux lieues dans les terres, pour entendre les messes de la Nativité».

Tout en parlant, et sans s'interrompre d'activer le feu, il retournait vers nous, de temps à autre, son visage maigre, rugueux et plissé comme une écorce, où brillaient d'une lumière de rosée des yeux d'un gris pâle, singulièrement expressifs dans leur vivacité un peu narquoise.

Le flip versé dans les écuelles, il ne fit aucune difficulté de nous confier ce qu'il savait des traditions et des rites spéciaux que prête l'opinion commune, en Bretagne, à la tribu des sabotiers.

—Les autres Bretons, disait-il, nous appellent des Galls; et c'est pourtant vrai que nos pères ont ouï conter à leurs ancêtres qu'ils n'avaient pas toujours habité ce pays. Pour venir vers l'Argoat, ils avaient, prétendaient-ils, marché avec le soleil. Une langue plus douce était, en ce temps-là, sur leurs lèvres. Ils avaient appris, dans leur patrie d'origine, l'art de travailler le buis, le houx et le hêtre, et ils apportaient avec eux, dans ces contrées, une industrie inconnue. Leurs secrets, nous les avons retenus, nous, leurs descendants; une génération les transmet à l'autre. Car nous sommes restés fidèles à l'esprit des aïeux. Le fils, chez nous, ne déserte point le métier du père, quoique les saisons futures s'annoncent mauvaises pour les sabotiers. Nous pourrions, comme on fait tant, aller louer nos bras dans les domaines de la campagne ou les ateliers des villes. Mais nous sommes des gens des bois; là où cesse la forêt, finit pour nous l'air respirable… Petits de taille, plutôt menus des membres, nous avons parmi le monde une réputation de force extraordinaire et que les niais croient diabolique. A vivre dans le commerce des grands arbres, quoi d'étonnant si leur vertu passe en nous! Une de nos chansons dit: «Serre tes poings, nouveau-né de la loge, car l'existence te sera dure!» C'est le refrain dont nous berçons nos enfants, et, pour les rendre indomptables, nous les roulons tout nus, l'hiver, dans la neige. Oui, tout cela est vrai; et il est vrai aussi que les sabotiers ne forment entre eux qu'une famille, qu'ils se doivent une assistance réciproque, et qu'ils ont, pour se retrouver au milieu des autres hommes, des mots ou des signes connus d'eux seuls. Nous nous donnons même, en breton, le nom français de cousins. «Que ton cousin soit pour toi comme s'il était tout ensemble ton père, ta femme et ton fils!» Ainsi s'exprime un de nos adages. Il n'y a pas d'exemple que le précepte ait été violé. Nos différends, s'il en survient, nous les réglons nous-mêmes; la sagesse des «anciens» les tranche, ou, si elle se récuse, eh bien! c'est la bonne hache!…

A l'appui de ses dires, l'homme nous conta des histoires épiques, empreintes d'une sauvagerie grandiose, pareilles à des récits des temps mérovingiens.

Dehors, c'était le religieux silence des bois que traversaient par intervalles des appels de hulottes en chasse, tandis que, dans l'ouverture du toit, veillait, selon la parole de notre hôte, le feu des étoiles éternelles.

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