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La terre du passé

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MOISSON MARINE

I

Une ordonnance de 1681 s'exprime comme il suit:

«Tous les ans, le premier dimanche de janvier, les habitants des paroisses du littoral doivent se réunir pour fixer l'époque et la durée de la coupe des varechs croissant à l'endroit de leurs territoires. Les syndics, marguilliers ou trésoriers sont chargés de faire les convocations, d'afficher et de publier les décisions, à peine d'amende. Sous peine d'amende aussi, il est défendu de couper et d'enlever le goémon, la nuit. Nul ne peut en cueillir que sur les côtes de sa paroisse, ni le vendre aux forains, ni le transporter sur d'autres territoires, à peine de ladite amende et de la confiscation des chevaux et des harnais. Les seigneurs de fiefs voisins de la mer ne peuvent profiter du goémon que dans les limites assignées aux autres habitants, ni percevoir aucun droit ce touchant, à peine de concussion».

La législation, en cette matière, n'a guère changé depuis le XVIIe siècle. C'est encore la commune qui, de nos jours, est appelée à fixer elle-même, dès le début de l'année, l'époque de ce que les Bretons nomment, d'un terme si expressif, l'«août marin», la moisson de la mer.

Donc, un des premiers dimanches de janvier, le plus souvent le dimanche de l'Épiphanie, le héraut municipal, secrétaire de mairie ou garde champêtre, gravit, à l'issue de la grand'messe, les marches de la croix érigée au centre du cimetière et dont le socle, parfois entouré à hauteur d'appui d'un mur en forme de chaire, remplit d'ordinaire, dans nos campagnes, l'office de tribune aux harangues. Paysans et pêcheurs, gens des terres et gens des côtes, s'attroupent aux pieds de l'orateur, parmi les tombes; et, lorsqu'il a donné lecture de l'«avis», en concluant, selon l'usage, par l'invitation sacramentelle: «Ainsi donc, préparez vos bras et vos faucilles!», une immense acclamation salue ses paroles. La période annuelle de la récolte du goémon vif, en dépit des rudes fatigues qu'elle entraîne et des dangers même qu'elle comporte, est, pour ces populations du littoral, une sorte de divertissement héroïque. Elles en attendent impatiemment l'ouverture. La date varie, suivant les convenances locales, mais pas en deçà de certaines limites traditionnelles: janvier, février sont les mois où il est de coutume constante qu'elle soit comprise.

Remarquez que ce sont aussi les mois où la vie rurale comme la vie maritime est la plus stagnante. C'est la saison des pluies et la saison des vents. Il n'y a rien à faire aux champs, rien à faire au large. Les barques sont tirées sur le rivage et les outils de labour appendus aux piquets des granges. Dans les métairies de l'intérieur et dans les chaumines basses des bords de la côte, l'on demeure mélancoliquement confiné chez soi, sans autre ressource, pour tuer le temps, les pêcheurs, que de raccommoder des filets, les fermiers, que de tailler du lin, roui de l'automne précédent, ou de corder du chanvre. Il y a bien les vieilles qui content des histoires, mais tant de fois entendues! On en arrive à s'ankyloser les jambes sur les escabelles du foyer, à s'abîmer, devant le feu de mottes, en des rêvasseries sans objet et sans fin.

Et cela dure, ou peu s'en faut, depuis la Commémoration des Défunts, à travers l'humide, la brumeuse, la pénétrante tristesse des «mois noirs»… Ces hommes de plein air, tourmentés d'un impérieux besoin d'activité physique, supportent malaisément cette existence claustrée. Ils ne conçoivent la maison que comme un gîte. C'est l'endroit où l'on couche, non point l'atmosphère où l'on vit. De là leur dédain de tout confortable domestique. Un toit qui préserve de l'intempérie, un trou par lequel on puisse entrer, une lucarne qui, le logis clos, permette tout juste d'y voir clair, que souhaiter de plus? Leurs femmes, leurs enfants en jugent de même: à la moindre embellie, ils sont sur le seuil. Eux, ils n'aspirent qu'à en être hors. Aussi quelle aubaine lorsque l'«août marin», l'août hibernal, est enfin fixé! On va, pendant un jour ou deux, trois peut-être, on va pouvoir secouer cette torpeur où s'engourdissaient le corps et l'âme. La nouvelle, colportée de hameau en hameau, a fait le tour de la paroisse. Et tout de suite on s'apprête, on s'organise. C'est un branle-bas universel.

Quelques notables, désignés par le conseil municipal et décorés, pour la circonstance, du titre de «gardes-goémonniers», reçoivent mission d'attribuer à chaque famille la portion de roches qui lui est concédée. La grève, en effet, a été partagée, au préalable, en autant de lots que la commune compte de feux. Il y a même des cantons où, pour éviter les contestations qui pourraient se produire, ces lots sont tirés au sort. Les gardes-goémonniers ont, en outre, la charge, de concert avec la douane du lieu, de surveiller la coupe, d'empêcher les infractions au règlement, de prévenir ou d'arrêter les rixes. Ce n'est pas une sinécure, étant donnée l'espèce d'âpreté, tout ensemble joviale et farouche, avec laquelle hommes et femmes se ruent à cette étrange moisson.

Levés sur les trois heures du matin, pour aviser aux derniers préparatifs, la plupart des travailleurs sont excités dès l'aube. Sous prétexte de leur mettre du cœur au ventre, de les armer contre la bise, contre le froid de l'embrun—et aussi parce que c'est «grande journée», journée de labeur exceptionnel—les chefs de ménage n'ont pas manqué à leur faire boire une large rasade d'eau-de-vie qui achève d'exalter les têtes. Et, comme ces libations se renouvelleront plus d'une fois, au cours de la besogne, quoi d'étonnant si, avant le soir, maint coup de faucille s'égare ailleurs que dans le varech? Il plane sur ce rite semi-agricole, semi-marin, un peu de la fougue et de la démence des bacchanales antiques.

II

C'est surtout en Léon que le spectacle revêt son caractère le plus saisissant. J'en ai retenu, quant à moi, une impression profonde.

Le décor y est merveilleusement approprié à la scène. Les côtes, tantôt dévalent en maigres pentes sablonneuses que prolongent, à mer basse, d'immenses étendues de grèves parsemées de champs d'écueils; tantôt se redressent, d'un brusque sursaut, en murailles abruptes, d'une architecture imposante et sauvage, percées çà et là d'étroits estuaires ou hérissées de gigantesques promontoires. C'est, je pense, du haut d'un de ces grands caps venteux que la femme de Tristan de Léonnois fit guetter le retour du vaisseau qui portait Iseult. Pour avoir été le théâtre de cette poignante fin d'amour, le paysage semble en avoir conservé une sorte de désolation tragique. La nature n'y sait point sourire, et, même dans les plus beaux jours, garde quelque chose de désenchanté. L'hiver y est affreux. Les houles de Manche et d'Atlantique, dont c'est ici le point de rencontre, luttent de vacarme et de fureur. On imaginerait difficilement des parages plus inhospitaliers: c'est comme qui dirait une Tauride bretonne.

La race est à l'avenant: rude et forte, et d'une stature quasi plus qu'humaine, avec de vieux instincts de férocité primitive dont elle passe, quoique très amendée, pour entretenir jalousement les restes. Le sang de ses ancêtres «naufrageurs» tourmente encore ses veines. Car la sombre lignée des «pilleurs d'épaves», c'est principalement en cette région qu'elle a fleuri, et l'on s'en aperçoit bien, à examiner d'un peu près le type et les façons de leurs descendants… Mais j'ai promis au vénérable Jouan Abhamon de n'insister pas sur ce pénible sujet.

La veille du jour où devait avoir lieu la coupe du goémon dans sa paroisse, il m'était obligeamment venu prendre en carriole à Lannilis et, si je dormis mal, cette nuit-là, dans la chambre qu'il m'avait offerte, ce ne fut point la faute du lit qui était excellent, mais la faute de la tempête qui cornait au dehors et qui, tour à tour gémissante et hurlante, mariait, dans un effroyable orchestre, de longues plaintes félines à des meuglements de bœufs affolés.

Lorsque, au petit matin, Jouan Abhamon heurta mes volets, j'étais déjà sur pied.

—Enveloppez-vous chaudement, me recommanda-t-il.

On ne lui voyait, à lui, que les yeux et le nez. Le reste du visage disparaissait dans un extraordinaire casque de molleton, aux teintes fanées, d'un bleu verdi, qui lui enserrait la tête, garantissait la nuque et la gorge, et recouvrait même les épaules. C'est une coiffure qu'on ne rencontre, je crois bien, nulle part ailleurs. Elle lui donnait un je ne sais quoi de mystérieux et de barbare: on eût dit la figure de quelque antique chef de guerre, ressuscité du fond des âges.

Nous sortîmes. La rafale continuait de se déchaîner par trombes, et, dans le vague blêmissement du ciel encore brouillé de nuit, galopaient avec des bonds effrayants d'immenses chevauchées de nuages en fuite. Le noir des campagnes, autour de nous, s'animait confusément. Aux menues vitres des fermes des lueurs brillaient, de tous côtés; on percevait des bruits de voix et des ébrouements de bêtes; des ombres s'agitaient, criaient; les routes qui mènent vers les plages s'emplissaient peu à peu d'une rumeur croissante, faite du rapide piétinement des sabots et du roulement solennel des chars. Cela prenait les proportions d'une levée en masse. Sans cesse des groupes nous dépassaient, hommes et femmes pêle-mêle, brandissant des engins variés dont on n'eût su dire, dans le trouble crépuscule matinal, si c'étaient des instruments de travail ou des armes de combat. D'aucuns portaient, balancés au bout d'une perche, d'énormes fanaux de fer-blanc, les mêmes sans doute qu'une ruse férocement inventive attachait naguère aux cornes des vaches pour leurrer les navires en perdition. Ils allaient très vite et tête baissée, fonçant dans le grand vent sauvage qui soufflait de la mer.

Et après une demi-heure de marche par des chemins rocailleux, ravinés comme des lits de torrents, brusquement, derrière un tournant de colline, la mer se montra; la mer! c'est-à-dire une vaste étendue informe, un chaos sinistre et convulsé, où des traînées de baves blanches striaient des ondulations de dos verdâtres. Très loin, presque aux confins du ciel, un «feu» pâlissait. C'était le phare de la Vierge—semblable, en effet, dans l'indécision de l'heure, au fantôme long voilé de quelque déité des eaux, le front surmonté d'une étoile. Le jour, cependant, achevait de dissiper ces vaines apparences. Mais combien plus émouvante, peut-être, la réalité! Les grèves, d'où le flot se retirait en se cabrant, étaient à perte de vue, noires de monde. Et, de toutes les hauteurs voisines, par toutes les issues, de nouveaux cortèges débouchaient, sans discontinuer. Une fièvre singulière, une espèce de délire sacré exaltait l'âme de cette foule, gagnait jusqu'aux attelages eux-mêmes qui, les naseaux dilatés, hennissaient à la mer.

Dès que les premières crêtes goémonneuses commencèrent de surgir, ce fut comme un élan irrésistible, toutes barrières rompues. Jouan Abhamon, en sa qualité de «notable», tenta bien de faire quelques remontrances aux gens de son quartier, mais déjà ils étaient dans l'eau jusqu'à mi-corps. Les femmes, au milieu de l'effervescence générale, donnaient l'exemple de la témérité; les jambes nues, les cheveux noués dans un mouchoir, leur jupe de droguet ficelée autour de leurs hanches, elles se précipitaient droit devant elles, provoquant les hommes de la voix et du geste, opposant leurs poitrines aux vagues et les labourant de coups de faucille, comme pour accélérer leur recul. Les charrettes, bondées de moissonneurs, de moissonneuses, avaient l'air, vues du rivage, de flotter ainsi que des barques remorquées à la nage par des chevaux marins. L'espace était plein de rires, d'appels, de cris, que dominait par intervalles une phrase hurlée en chœur comme une formule d'incantation:

D'ar bézin!… D'ar bézin glaz[5]!…

[5] Au goémon! Au goémon vert!

III

La mer, maintenant, avait fui: elle n'était plus qu'un large ourlet d'un bleu sombre, lamé de fines volutes d'argent, à la lisière de l'horizon. Les plages étalaient à découvert leurs sables pailletés, leurs flaques, les mille veines de leurs ruisselets salés, et enfin, et surtout, leurs jonchées de roches, leurs guérets de pierre brune couronnés d'une toison de varech.

Pas un de ces îlots qui ne fût envahi. Sitôt que la mobile draperie des nuages laissait, en se déchirant, filtrer les rayons du blanc soleil d'hiver, les goémons s'allumaient d'un bel éclat doré de moisson terrienne; on voyait, de sillons en sillons, aller, venir, les dos courbés des faucheurs; on suivait le jeu rythmé des faucilles, on entendait leur grincement si, d'aventure, elles portaient à faux contre le granit. Parfois, une courte relâche: une tranche de pain dévorée en hâte; puis, dans chaque équipe, la «tournée de la bouteille», une lampée d'alcool bue au goulot. Durant ces haltes, les ramasseurs passaient, soulevaient les javelles aux pointes de leurs tridents et les entassaient dans les charrettes…

Soudain, sur les midi, des sonneries de cloches lointaines retentirent: c'était le carillon des paroisses annonçant l'heure de la marée montante et signifiant aux «goémonneurs», sinon la fin de la coupe, du moins la suspension du travail.

Alors, à travers les sables et les cailloutis de la grève, le même exode recommença, mais à rebours, et, de nouveau, vous eussiez dit une migration des époques primitives, un long serpentement de hordes en marche. Derrière les houles humaines, la mer accourait en un galop tumultueux, les crins dressés. Nombre d'hommes, cependant, étaient demeurés sur les roches, occupés à rassembler les dernières gerbes éparses de la récolte, à les assujettir avec des cordes, à les lier en radeaux, en «dromes». Je les observais, non sans angoisse. Debout sur ces chalands improvisés, ils attendirent que les eaux fussent assez hautes pour les faire flotter. Puis, au balancement des vagues, on les vit s'avancer vers la terre. Appuyés sur leurs gaffes, dans leur accoutrement barbare, ils avaient l'air de personnages mythologiques qui venaient vers nous, portés par des monstres, des profondeurs du vieil Océan.

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