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La terre du passé

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L'AGONIE D'UN CULTE

I

C'est à Port-Blanc de Trégor, un samedi soir, veille du 15 Août. Nous sommes, sur l'étroite jetée, une douzaine de personnes qui attendons d'embarquer. A bord du cotre qui doit nous prendre, on fait les derniers préparatifs de départ, sans entrain, avec une sorte de solennité triste.

—Ah! me confie le patron Manchec, il y a quelque trente ans, vous eussiez vu un autre spectacle. Ce n'était point une barque, en ce temps-là, mais dix, mais vingt batelées de monde qui mettaient à la voile vers La Clarté. On retenait sa place un mois à l'avance. Le jour venu, tout ce quai, derrière nous, était noir de passagers. Nous chargions à couler bas, sûrs, du reste, qu'il ne pouvait nous arriver malheur: Notre-Dame ne l'eût pas permis… La cloche de la chapelle sonnait à toute volée au moment de l'appareillage et on hissait la toile au chant des cantiques. Les chœurs alternaient d'une embarcation à l'autre; des marins, retour du service, accompagnaient les voix avec leurs accordéons: ce n'était qu'une musique sur la mer. Et par la terre aussi, le long des sentiers de grève, serpentaient en files interminables des cortèges de pèlerins, des femmes surtout, que la traversée effrayait, ou bien des hommes qui avaient promis de se rendre au sanctuaire nu-pieds… Tenez je me rappelle ceci. Le préfet d'alors imagina de visiter nos parages pour voir si l'on y célébrait avec la pompe prescrite la fête de l'Empereur, qui avait été fixée comme vous savez à cette même date du 15 août. Il n'y trouva que des seuils clos et des bourgades désertes. En vain demanda-t-il à parler aux maires: ils étaient tous au pardon de La Clarté. Force lui fut de s'y faire conduire lui-même pour leur administrer sa semonce.

Et le patron Manchec conclut en son breton sentencieux, avec cette résignation fataliste qui est peut-être le trait le plus profond de la race:

—Tout cela est loin!… Les dévotions changent comme les hommes: il n'y a que Dieu qui soit éternel.

II

Il fait un de ces grands ciels nuageux, extraordinairement vivants et dramatiques, qu'on ne voit guère que sur cette côte. Tout l'espace est en mouvement. C'est une perpétuelle création de formes qui se détruisent, à peine organisées, et glissent d'une fuite insensible dans un prestigieux décor de rêve que la lumière du soir baigne de teintes délicates, d'un éclat un peu pâle, mais d'une infinie douceur.

Nous voguons sur une mer couleur d'améthyste. Il souffle un vent de saison que les pêcheurs de ce quartier appellent «le vent de la Vierge», parce qu'il se lève d'ordinaire en août, aux approches de l'Assomption, en décembre, aux approches de la Nativité; et il entraîne les nuages dans la direction que nous suivons nous-mêmes, de sorte qu'eux aussi, comme le remarque quelqu'un de l'équipage, «pèlerinent vers La Clarté».

Bien que trois lieues marines, ou plus, nous séparent du sanctuaire, on distingue nettement sa fine silhouette, dressée comme un mât de sémaphore au sommet d'un long pays nu qu'on dirait taillé en proue et qui, de la distance où nous sommes, semble couper la mer d'un tranchant brusque, ainsi qu'une gigantesque étrave de granit. Vrai sémaphore des âmes, en effet, c'est à dessein qu'on érigea ce clocher dans cette solitude, pour être aux populations du Trégor ce que la tour du Kreizker est aux populations léonnaises, une vigie sacrée, un signal de reconnaissance, de ralliement et de prière. De tous les points du territoire il est visible; mais c'est pour les marins surtout qu'il a été campé là, comme en vedette. A lui va leur premier salut, à l'arrivée; à lui leur dernier salut, au départ. L'âpre échine de l'armor trégorrois s'est depuis longtemps affaissée derrière eux qu'ils aperçoivent encore, au-dessus de la ligne d'horizon, l'immobile mâture de pierre, dont l'image s'obstine à les accompagner sur les eaux. Et, lorsqu'elle est pour disparaître, rares sont ceux qui ne se signent point, en marmonnant un bout d'oraison.

Un d'eux me disait un jour, avec un naïf jeu de mots:

—Adieu La Clarté, morte la joie!

C'est l'inconnu, désormais, et le dépaysement définitif, et la mélancolie des navigations lointaines.

Au nombre des passagers de la Reine-des-Anges sont trois femmes de pêcheurs, dont une veuve qui, depuis que son homme «s'est péri», n'a plus toute sa raison. Elles se sont accroupies un peu à l'écart, sur l'avant, dans l'ombre de la trinquette. Deux d'entre elles égrènent le chapelet à mi-voix, l'une récitant les Ave, l'autre donnant les Répons; la veuve chantonne une complainte pieuse qu'elle interrompt de temps à autre pour se pencher sur le bordage et tremper ses mains dans le clapotis. Parfois elle ramène une poignée d'algues et se met à rire doucement. Dans son visage maigre, brouillé de hâle, ses yeux clairs et ses lèvres fines sont d'une étrange suavité. Soudain, comme nous venons de franchir la pointe de Tomé, elle étend le bras dans la direction du large, nous montre du geste, au ras des eaux, la frange d'un nuage encore illuminée des dernières pourpres du couchant; et à deux reprises, la figure extasiée, elle s'écrie:

Itrôn Varia! Itrôn Varia!…

C'est une tradition dans le pays que Notre-Dame de Port-Blanc, cousine de Notre-Dame de La Clarté, ne manque jamais de faire visite à sa parente, la veille de sa fête; elle se rend auprès d'elle par mer, en marchant sur la crête des vagues, comme Jésus faisait autrefois sur les flots des lacs de Judée, et, pour la folle, c'est le resplendissement miraculeux de sa robe qui passe là-bas, en une traînée de lumière, au fond du ciel assombri.

Mais voici les balises du chenal de Perros, la courbe harmonieuse de la Rade et les façades des maisons, d'un blanc de fantôme dans l'obscurité qui tombe des collines d'alentour. La Reine-des-Anges mouille à l'abri du môle et nous nous acheminons à pied, sous les étoiles, vers la hauteur sacrée. Les abords en sont, hélas! devenus méconnaissables.

Naguère, c'était ici un coin sauvage, une terre d'une désolation grandiose, creusée d'anses profondes et secrètes qui donnaient la sensation de l'inexploré. La plainte de la mer y avait je ne sais quoi de plus solennel, de plus religieux, qui élargissait encore le vaste silence; et les cris flûtés des courlis, au crépuscule, y semblaient des appels d'âmes en détresse. Cette austère et mélancolique nature est aujourd'hui envahie par les inventeurs de «petits trous pas cher»: ils l'ont peignée, parée, peuplée de villas et d'hôtels, et très suffisamment enlaidie sous prétexte de l'embellir. On a fauché les fougères, déraciné les ajoncs, labouré à la bêche, pour y semer des fleurs quelconques, les merveilleux tapis de bruyères cendrées. Il n'y a qu'une chose que les bâtisseurs de chalets et de casinos n'ont pu enlever à ces falaises et à ces landes, et, celle-là, ils ne la supprimeront qu'en supprimant tout: sol, mer et ciel, je veux dire la farouche, l'implacable tristesse dont le paysage, même apprivoisé, même humanisé, reste empreint. D'ailleurs, le mal ne s'est pas encore propagé au delà de la combe de Treztraou, et le hautain promontoire qui porte l'église de la Vierge demeure à peu près intact.

III

Le chemin par lequel on y gravit a gardé toute la fraîcheur et tout l'imprévu des antiques sentiers de pèlerinage. Il s'ouvre en entaille béante au pied du coteau, s'engage entre des talus en surplomb, sous des berceaux d'ormes nains qui y entretiennent perpétuellement la «nuit verte» dont parle Loti, puis, après s'être attardé à plaisir, comme pour aiguiser l'impatience des fidèles, il file le long de la crête, d'un trait presque droit, jusqu'à la «maison» de la sainte. Une dizaine de toits d'ardoise, ou de chaume, c'est tout le hameau de La Clarté. Logis proprets et hospitaliers, pour la plupart, dont les rustiques habitants font volontiers bon accueil aux peintres, aux poètes, et où, par exemple, je trouve Vicaire en train de noter le chant des sirènes après avoir décrit en vers si printaniers le Clos des fées.

Quelques tentes, dressées en vue du pardon à l'aide de voiles de rebut, encombrent la route qui forme l'unique rue du village. L'église découpe en noir sa masse puissante sur les lointains gris de la mer: on la dirait construite postérieurement au clocher qui la flanque et dont l'architecture a quelque chose de moins ordonné, de plus barbare; elle est entourée d'un étroit cimetière sans tombes, feutré d'herbe fine exhalant à l'humidité de la nuit d'indéfinissables aromes.

Les pèlerins sont encore peu nombreux: ils n'arrivent guère que vers l'heure de l'ouverture des portes qui n'a lieu qu'après minuit. D'aucuns accomplissent, en attendant, les dévotions extérieures: des femmes à genoux, le front appuyé au bois des battants fermés, prient en silence; d'autres pratiquent leurs ablutions à la fontaine où une vieille aux mèches grisonnantes sur un profil émacié de sibylle leur tend, moyennant une aumône, l'eau de guérison dans une écuelle en buis. Des files d'hommes, la veste sous le bras et les souliers noués sur l'épaule, suivent pieds nus le contour du mur d'enceinte.

Il se fait parfois à Notre-Dame de La Clarté de singuliers vœux. Tel, ce marin qui, sauvé des flots pour avoir invoqué son nom, jura d'aller suspendre à la croix de sa flèche le «suroît» qu'il portait le jour du péril. C'était courir mille morts au prix d'une. Aussi se fit-il accompagner des membres de sa famille et reçut en leur présence les derniers sacrements, avant d'entreprendre sa vertigineuse escalade. Neuf fois, dit-on, il manqua du pied les crampons de fer scellés dans la maçonnerie; il sortit victorieux, néanmoins, de cette épreuve insensée, mais il fallut enfermer dans une auberge voisine sa mère à demi folle d'angoisse et de terreur.

Une séquelle de mendiants grouille sur les marches du calvaire et sous les arcades du porche: ils sont là, tous les professionnels du vagabondage, les mêmes que l'on rencontre à tous les pardons du Trégor, montant autour des sanctuaires leur faction glapissante, exhibant des plaies soigneusement entretenues et prélevant sur le pèlerin qui passe le péage traditionnel. La Clarté fut jadis celui de leurs rendez-vous où ils amassaient les plus sûrs profits. Mais pour eux aussi, paraît-il, les temps sont changés.

C'est, du moins, ce que m'affirme un grand diable de gueux à face patibulaire, étendu de son long sur une couette de paille, avec une chandelle brûlant sur une pierre à son chevet.

—Ce n'est plus un métier que le nôtre, grogne-t-il d'un ton courroucé. Les chemins de fer ont emporté la foi et nous ont apporté, en échange, la race des citadins. Des pharisiens, monsieur, tous ces désœuvrés des villes lointaines! Au lieu de se laisser apitoyer par nos ulcères, ils s'en détournent avec horreur. Un d'eux disait tantôt, ici même, qu'on devrait nous coffrer tous. Coffrer des mendiants! Voilà de leurs blasphèmes. Que Notre-Dame de La Clarté les confonde! Je m'étonne que nos clochers ne se soient pas encore écroulés sur eux…

IV

C'est le matin, maintenant. Je suis venu m'asseoir sur un vaste entablement de roches qui domine le village, et, de ce lieu, à cette heure, dans l'éveil frissonnant du jour, je conçois sous l'influence de quel ravissement les Bretons ont donné à cette terre son nom de Sklerder, de Clarté. Tout y est lumière, en effet. On a l'impression d'être en haute mer, sur le pont rasé d'un navire immense. Le ciel et les eaux vous enveloppent de leur flamboyant éclat, et il n'est pas jusqu'aux énormes mastodontes de pierre, vautrés dans cette solitude préhistorique, qui ne brillent au moindre rayon de soleil, constellés d'une scintillante poussière de mica. Des îles tremblent sur l'horizon, dans une auréole de vapeur d'or. Et le spectacle est vraiment féerique…

Cependant, la bourgade s'anime peu à peu. De Ploumanac'h, de Trégastel, de tous les petits clans marins épars sur la côte, des groupes accourent à l'appel des cloches, les hommes en tricots noirs ou bleus, les femmes en catioles de dentelles, le buste drapé dans de longs châles de couleurs vives dont les franges leur tombent jusque sur les talons.

La mélopée des mendiants monte plus vibrante, et deux sonneurs nomades, adossés à l'un des contreforts de l'église, font rage sur leurs instruments, puis, soudain, s'interrompent de souffler, l'un dans son biniou, l'autre dans sa bombarde, pour entonner entre deux airs un lamentable couplet de complainte. C'est, du reste, la seule note locale. Le gueux à la paillasse avait raison: c'en est fait, à La Clarté, des grandes panégyries religieuses qui furent l'orgueil de son passé. La fête ne remplit plus son cadre, ni son objet. La ferveur des croyants a cédé la place à l'amusement des badauds. A la sortie de la procession, je remarque que les jeunes filles de blanc vêtues qui font escorte à la statue de la Vierge n'éprouvent aucune gêne, si même elles n'en ressentent un secret plaisir, à voir trente appareils photographiques, instantanés ou non, braqués sur elles: c'est signe, décidément, que l'antique pudeur bretonne achève de s'apprivoiser.

Je suis rentré par le chemin des falaises que fréquentent seuls les douaniers en service, les gardeuses de moutons et les ramasseurs d'épaves. Le monstrueux pays de pierre semblait retombé au silence et aux chaos des primitives nuits du monde. J'ai cherché des yeux au fond de l'espace, du côté du large, la trace lumineuse en qui la folle saluait hier la vivante apparition de Notre-Dame; mais, sur la mer elle-même, sur la mer éteinte et muette, le «crépuscule des dieux» était descendu.

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