La terre du passé
PAYSAGE DE LÉGENDE
I
«La plage de Morgat, une des plus captivantes, à coup sûr, de toutes les plages armoricaines, s'incurve, sur un développement de près d'un kilomètre, entre les roches ardues de Rullianec et la majestueuse trouée de falaises appelée Porte de Cador. Au delà de ce double massif granitique, la roche se creuse en grottes spacieuses, quelques-unes mesurant jusqu'à cent mètres de profondeur. Par leur coloration féerique et par leur structure, de l'aveu des Écossais eux-mêmes, elles peuvent rivaliser avec les grottes légendaires de Fingal. L'été, les touristes étrangers se donnent rendez-vous à Morgat, du Fret ou de Douarnenez, par breaks et par vapeurs bondés, pour visiter la Cheminée du Diable ou l'Autel. Quant aux Français, ils ont le bon goût et le snobisme, pour la plupart, d'ignorer les vraies beautés de leur littoral.»
Il faut bien que je l'avoue à ma honte: sans l'auteur de ces lignes, je serais encore de ces Français qu'il raille, et je ne connaîtrais que par les descriptions qu'il nous en fait dans son roman[7] le décor de mer le plus grandiose, le plus pathétique et je dirai presque le plus déconcertant qui soit en Bretagne.
[7] La Maison du Sommeil par Rémy Saint-Maurice.
C'est, en effet, à Rémy Saint-Maurice que je dois de m'avoir révélé les séductions austères de cette péninsule de Crozon, enfoncée comme un trident au cœur de l'Atlantique.
Je n'oublierai de longtemps le clair matin de septembre où j'y abordai. L'immense promontoire semblait onduler au-dessus de la houle océane, comme une autre houle figée. Puis des détails apparurent, des pans de falaises aux tons de marbre doré, des versants gazonnés, d'un blond délicat, çà et là quelques verdures brunissantes, un havre enfin, au fond d'une anse harmonieusement découpée et lustrée comme un intérieur de conque. C'était Morgat.
Saint-Maurice me guettait au débarcadère et, un peu plus loin, sur la plage, nous rejoignions André Theuriet. Tout de suite le maître et l'ami m'entraînaient à la découverte. Nommer Theuriet, c'est évoquer des bruissement de ramures, des odeurs végétales, des reflets de feuillages dans le frisson des sources, bref toute la mystérieuse magie des bois. J'allais lui dire combien je le concevais mal dans ce hautain paysage de pierre, parmi ces landes rases et l'éclatante aridité de ces mornes magnifiquement dénudés. Il ne m'en laissa point le loisir. A dix minutes à peine de la grève, il nous faisait pénétrer dans un coin de nature riante, dans une oasis insoupçonnée.
C'était, au sortir de l'âpreté marine, toute la tiédeur ombreuse d'un asile pastoral. Sylvine aurait pu vivre là.
La mer, si proche, s'était comme évanouie; non seulement on ne l'entrevoyait plus, mais on ne percevait rien de son haleine ni de sa rumeur. Et elle s'était évanouie de même, la splendide et formidable vision des grands caps venteux. Des rideaux d'ormes, de frênes, de châtaigniers, enveloppaient cette verte thébaïde de Ker-An-Provost, l'isolaient des sévères aspects d'alentour, la baignaient d'une atmosphère enchantée. La terre était grasse; l'herbe foisonnait dans les menus enclos; un manoir tout vêtu de pampres sommeillait à la lisière d'un très antique verger, où des pommiers, blancs de lichen, emmêlaient leurs branches vénérables. Nul bruit, sinon le battoir d'une lavandière rythmant le profond silence et, quand nous venions à frôler une haie de saules, l'envolée subite d'une tribu d'oiseaux.
II
C'est un des charmes de ce pays crozonnais, qu'on s'y peut attendre à toutes les surprises. On imaginerait difficilement une côte plus riche en contrastes. L'exquis et le farouche s'y coudoient; et, lorsqu'on pense avoir tout exploré, c'est le plus admirable, le plus saisissant, qu'il reste à découvrir.
J'en fis l'épreuve, le lendemain, quand notre excellent hôtelier, M. Pia, devenu notre guide, nous eut emmenés à l'extrême pointe, vers le cap de la Chèvre, vers Dinan, vers le Toulinguet.
On se fût d'abord cru en plein désert. Le défilé des monotones croupes chauves semblait devoir se prolonger indéfiniment, jusqu'aux derniers confins de l'étendue. Et, tout à coup, cela s'arrêta net, comme dans un sursaut de bête cabrée. La falaise dévalait à pic dans l'abîme et mirait en une mer toute neuve, aux colorations ardentes, les architectures les plus imprévues. On avait l'impression de quelque Babel océanique, bâtie par des maçons fabuleux, aux âges d'avant l'homme. Forteresse ou temple, on n'aurait su dire. Parfois, une gigantesque ogive de granit brut ouvrait sur une terrasse verdoyante et fleurie, sorte de jardin suspendu, artistement aménagé en un lit de sieste pour les fées marines, les étincelantes déités des eaux.
Car c'est tout naturellement que les images légendaires s'évoquent en ces lieux. Elles s'imposent d'elles-mêmes à l'esprit le moins poétique, devant la surhumaine, la prestigieuse majesté du décor. Il n'y a ici qu'une définition qui convienne: c'est un paysage de mythologie.
Et ce qui s'étale sous le ciel libre n'est rien auprès des splendeurs cachées. Pour peu que, à mer basse, le soleil déclinant, vous vous risquiez dans l'étroit sentier de précipice qui plonge vers la grève, un monde vous est révélé, qui vous arrache, dès le seuil, un cri de stupeur et d'émerveillement. Par la baie lumineuse d'un pylône cyclopéen, voici se creuser, dans les entrailles vives du roc, une espèce de basilique souterraine, une de ces étonnantes demeures de songe comme en vit seule surgir dans ses extases la fantaisie délirante des conteurs orientaux. Il n'y a pas de mots pour peindre de tels miracles de somptuosité. Des ruissellements de pierres précieuses coulent le long des parois, la voûte en est lambrissée, et le parquet lui-même, chaque jour lavé, poli par la vague, s'embrase de tous les feux d'une mosaïque invraisemblable, sertie d'émeraude, d'améthyste, de topaze et de diamant. Cela tient de l'hallucination, du prodige. On hésite, interdit, comme les antiques quêteurs d'aventures, quand, devant leurs yeux éblouis, s'entre-bâillaient les profondeurs magiques du Vénusberg ou du Monte della Sibylla.
Ce n'est pas sans un frisson de crainte superstitieuse que l'on franchit l'entrée. On se demande si on ne viole pas je ne sais quel mystère auguste et redoutable. Si vaste que soit le silence, on le sent habité par une présence invisible, et comme tout vibrant encore d'un écho qui viendrait de s'assoupir. On a l'impression de quelque chose de tragique et de sacré. Les pourpres violentes qui bariolent les murs ont l'air d'éclaboussures de sang frais. On rêve d'un Titan blessé qui se serait réfugié là pour mourir.
Précisément, dans une des chapelles latérales, les gens de la Pointe vous montrent une masse rocheuse qu'ils désignent par ce vocable suggestif: le Tombeau. Et vous diriez, en effet, d'une sépulture monumentale sculptée dans un enfeu. A la partie supérieure, le quartz, labouré d'ondulations et de plis, donne l'illusion d'un linceul recouvrant une forme couchée. Il semble, par instants, que l'on entende respirer la pierre. C'est dans une grotte toute pareille que Morgane, fille du prince de Tintagel, dut emporter le grand vaincu de la Table-Ronde, le fils agonisant d'Uter Pendragon, pour le panser de ses mains pieuses et l'endormir avec des charmes.
Au sortir de la merveilleuse caverne des grèves, nous fûmes entourés par une nuée de moussaillons, enfants de cette côte, et qui vivent perchés sur le rebord de la falaise, à la manière des goélands. Un d'eux nous dit:
—Les nuits de claire lune, à mer pleine, on entend s'élever une voix de femme qui tantôt soupire, et tantôt fredonne un refrain triste, dans une langue inconnue.
Et nous eûmes plaisir à songer que c'était votre voix, ô fée d'Avalon,—que c'était votre voix magique berçant le sommeil enchanté d'Arthur.