La terre du passé
V
EN HAUTE-BRETAGNE
AU PAYS DE «DOUCE SOUVENANCE»
I
6 août 1898.
J'arrive à Saint-Malo. Un ciel orageux pèse sur la ville et sur la mer. Le temps menace: il est à craindre que la pluie, hôtesse désagréable qui semblait s'être éloignée de nos côtes pour tout l'été, ne fasse avant peu une réapparition inopportune. On n'en active pas moins les préparatifs des fêtes. Les rues sinueuses, étroites et sombres comme les corridors à ciel ouvert de quelque énorme bastille marine, s'ornent de guirlandes et se pavoisent de drapeaux. On célèbre demain le cinquantenaire de Chateaubriand.
Je m'achemine vers le Grand-Bé.
C'est l'heure de la marée basse. Sur le mince sentier pavé qui, à travers les sables humides, mène jusqu'à l'îlot, des files de pèlerins vont, comme moi, visiter le rocher funèbre, pendant qu'un peu de solitude l'entoure encore. Il dresse en avancée sa haute masse de granit que coiffe une toison d'herbes rousses, brûlées, calcinées par les vents âpres et les ardents soleils. Un raidillon permet de gravir le sommet que couronnent les ruines d'un ancien ouvrage fortifié. Une brèche dans ce rempart croulant donne accès sur une espèce de terrasse dont les rebords plongent à pic dans la grève, parmi la ceinture fauve des goémons. C'est ici le cimetière farouche qu'emplit à elle seule la tombe de Chateaubriand. Quelques fleurs pâles frissonnent dans un maigre gazon. Une croix de pierre, une dalle de granit, sans une date, sans un nom, c'est tout le monument. On vient de faire sa toilette, de gratter les lichens qui s'y étaient incrustés, de laver les taches de salpêtre déposées par l'embrun et de repeindre en noir la grille. Sur le talus qui borde l'enclos, des menuisiers finissent de clouer les planches d'une estrade en plein vent du haut de laquelle doit officier devant la foule celui peut-être de nos écrivains qui a le plus directement hérité de la grandiloquence du maître,—M. Melchior de Voguë.
Je regagne la ville aux dernières lueurs du couchant qui achèvent de s'éteindre dans le ciel nuageux. Le phare du Jardin érige sa clarté toute proche, et l'on dirait un long cierge funéraire chargé de veiller au chevet de la grande tombe, dans la nuit.
II
Dimanche, 7 août.
Mes mélancoliques prévisions d'hier se sont réalisées: il pleut et il n'y a guère d'apparence que le temps se remette. La mer, autour de la vieille cité grisâtre, a des teintes blafardes, d'un vert plombé.
Dans l'après-midi, cependant,—est-ce l'effet des incantations que viennent de psalmodier les poètes, autour de la statue, sur le square?—dans l'après-midi, le soleil réussit à percer le lourd suaire des nuages. Une embellie se fait: la pluie a cessé. Et c'est sous un ciel lumineux, d'un éclat adouci par les quelques vapeurs qui flottent encore de-ci de-là, dans l'espace, que le cortège se met en marche vers le Grand-Bé.
On escalade les vieilles rues tortueuses, entre des façades refrognées d'antiques logis de corsaires, aux fenêtres sourcilleuses et menaçantes comme des sabords. Nous franchissons la porte Saint-Pierre, nous dévalons les degrés moussus, taillés à même dans le soubassement des remparts, et nous voici sur la grève, la grève toute blonde, où miroitent en des creux de roches, avec des transparences de fontaines, des flaques d'eau salée.
Le coup d'œil est vraiment solennel, de cette immense procession triomphale serpentant à travers les sables, de cette espèce de panathénée bretonne montant à l'acropole des plages malouines pour y déposer des vers, des discours et des fleurs, sur la sépulture de l'homme qui, le premier, sut ouvrir à son siècle les prestigieux horizons du rêve et faire jaillir du sol desséché de la littérature française d'incomparables sources de beauté.
Chaque fidèle, chaque dévot de cette magnifique mémoire l'exalte à sa manière, chemin faisant. A côté de moi, un vieillard, qui eut l'honneur de porter en terre «Monsieur de Chateaubriand», évoque le souvenir de ces grandioses funérailles, la marche du corbillard autour de la ville, le long d'une voie funèbre creusée tout exprès dans le roc brut, et l'émotion unanime qui s'empara de l'assistance lorsque, sur le fond granitique de la tombe, on entendit résonner, avec un grondement de tonnerre, le bois du cercueil. Comme à cette date du 18 juillet 1848, le sauvage îlot disparaît, submergé sous une houle humaine. Mais, sur toutes les têtes, le recueillement plane, infini. Un orchestre joue en sourdine l'air, à la fois frémissant et triste, de «Combien j'ai douce souvenance…» Suspendue à l'horizon, la mer elle-même s'est tue. La parole des orateurs ondule et se disperse dans le vent qui fraîchit. Là-bas, à la hauteur du Cap Fréhel, des nuées aux voilures de pourpre et de safran appareillent, ainsi que de somptueuses galères, dans une gloire d'or.
Puis, c'est le soir, un large soir mauve, que balaient des flammes. Tandis que la foule se retire, la mer s'avance sur les talons des retardataires, efface leurs dernières empreintes, couvre leurs voix de sa rumeur, et reprend avec le mort, dont nous venons de troubler un instant le somme, son colloque éternel.
Je la regarde ceindre l'îlot, l'embrasser, lentement, pieusement, de son étreinte fluide, de sa souple et harmonieuse caresse. Elle baigne les goémons, les soulève, balance sur ses moires glauques leurs beaux tons jaunissants. Et je m'éloigne en murmurant, à part moi, la phrase lapidaire de Flaubert, écrite en ces lieux même: «Les varechs dégouttelants s'épandaient comme des chevelures de pleureuses antiques le long d'un grand tombeau».
III
Lundi 8 août.
Nous sommes en route pour Combourg.
Après avoir vénéré Chateaubriand dans la sépulture insulaire où il dort sous la garde des flots, nous allons nous enfoncer dans la campagne terrienne qui couva ses premières ardeurs et vit éclore ses premiers rêves. C'est un autre pèlerinage, moins pompeux sans doute, mais d'un charme plus intime, en revanche, et plus pénétrant. Ici, plus de cortège, plus de fanfares, plus d'apprêt officiel ni de périodes savamment élucubrées. Les choses parleront seules aux âmes qui sauront les entendre.
Il y a, en Basse-Bretagne, des pardons d'une espèce particulière, auxquels il est de tradition que l'on se rende par petites troupes et dont la vertu n'a d'efficace que si l'on s'abstient de toute conversation durant le trajet. On les appelle, pour cette raison, les «pardons du silence». C'est un peu une cérémonie de ce genre que nous avons entrepris de célébrer. Au départ, nous étions tout au plus une quarantaine de fervents, et le chef de gare de Saint-Malo n'a pas eu à faire atteler de wagons supplémentaires.
Il est vrai que nombre de volontés tièdes ont dû reculer devant le temps qui s'est assombri derechef et, cette fois, sans espoir d'éclaircie. Il pleut, en effet, il pleut même à verse, par grandes ondées cinglantes que secoue en rafales d'eau le souffle tempétueux du vent d'ouest.
Aucune des commémorations vouées à la gloire de ce cœur orageux que fut René ne s'accomplira, paraît-il, sans orages. On me racontait tantôt que, le jour des obsèques, le ciel, jusqu'alors serein, se voila peu à peu d'un fantastique crêpe d'ombre; et, lorsque les porteurs furent pour descendre la bière dans la fosse, la pluie, la grêle fondirent soudain, avec une telle violence que, parmi les assistants, beaucoup frissonnèrent d'une angoisse secrète, d'une sorte d'émoi superstitieux… Résignons-nous donc à l'inclémence du temps. D'ailleurs, la fraîcheur vivifiante de la pluie a ranimé les teintes un peu fanées des paysages que nous traversons, lavé les feuillages des arbres, jeté comme un renouveau sur les prairies. Et puis, elle ne laisse pas d'être très «couleur locale», cette atmosphère mouillée, cette poussière de bruine éparse dans l'air. Un peu de vague et de tristesse ne messied point au seuil de la patrie de Chateaubriand,—de Chateaubriand que M. Brunetière saluait, dans sa conférence d'hier soir, comme le «père de la mélancolie moderne». Il n'est que de savoir goûter la poésie de ce ciel en larmes et jusqu'au mystère de ces grisailles fuligineuses, flottantes sur les lointains.
Avec une lumière plus vive, peut-être risquerions-nous fort de découvrir à la nature qui défile devant nos yeux un caractère beaucoup moins breton que normand. Car, à supposer que ce soit de la Bretagne encore, c'est, en tout cas, une autre Bretagne. Vainement chercherait-on dans ces plaines opulentes, chargées de bois et lourdes d'épis, quelque trait de parenté proche avec la nudité sévère des landes morbihannaises ou la pure et délicate sobriété de lignes des horizons trégorrois. J'ai beau me défendre contre une obscure impression de dépaysement: elle me ressaisit, plus tenace, au moment où nous débarquons à Combourg.
Il se trouve que c'est foire dans la petite ville.
Et des hommes en blouse, marchands de bœufs ou marchands de porcs, nous dévisagent avec des mines sournoises et goguenardes, en se demandant à mi-voix, dans leur patois de rustres:
—Qu'est-ce que ces gens-ci peuvent bien venir acheter?
Des pataches nous emportent au menu trot vers la bourgade qui étale, en un cirque de coteaux mollement inclinés, sa laideur cossue et vulgaire de gros chef-lieu de canton. Cela manque un peu de crasse héroïque. Correctes et banales sont les rues, neuves les maisons, neuve l'église, neuve aussi la dalle funéraire, richement armoriée, du très noble et très illustre inconnu avec qui s'est naguère éteint, à Combourg, le dernier descendant mâle de la branche aînée des Chateaubriand.
Si l'autre,—celui qui n'était pas de la branche aînée et qui fut, à lui seul, toute sa race,—si François-René revenait au monde, il passerait, j'en suis certain, à travers le Combourg d'aujourd'hui, sans y rien retrouver de l'antique hameau féodal cher à son enfance.
Mais, reconnaîtrait-il davantage le toit sous lequel il savoura les premières ivresses de la solitude et qu'il peupla des premiers fantômes de son génie?
IV
Dès l'entrée du parc, à voir ces allées aux courbes savantes et ces vastes pelouses géométriques, soigneusement tondues, on a tôt fait de se rendre compte que les lieux ont changé, comme les âmes, et qu'il serait superflu de chercher ici le décor de nature sauvage dont les Mémoires nous ont retracé tant de merveilleux tableaux. Tout s'est humanisé, depuis lors, et même anglicisé. Où est l'«avenue de charmilles» dont les cimes s'entrelaçaient en voûte? Où l'«obscurité du bois» et «l'avant-cour plantée de noyers»? De la cour Verte il ne subsiste plus une touffe de gazon. Seul, le bouquet de marronniers qui se dressait à droite, auprès des écuries, épand encore sur nos fronts ses séculaires ombrages.
Nous sommes au pied du château.
Lui, du moins, n'a pas bougé. Tel on se le représente d'après les récits de son grand hôte d'autrefois, tel il nous apparaît. Le voilà bien, avec sa forme de char à «quatre roues», avec ses quatre tours inégales, liées par des machicoulis, et leurs toitures en pointe posées sur les créneaux «comme un bonnet sur une couronne gothique». Le violier jaune n'y croît plus dans les interstices des pierres, mais la «triste et sévère façade» n'a point désarmé. Ce sont les mêmes murs nus, tragiques et hautains. Pour tout enjolivement extérieur, on s'est contenté de remplacer l'ancien perron, «raide et droit, sans garde-fou», par un majestueux escalier muni de rampes où notre caravane fait halte quelques instants pour écouter la lecture à haute voix, par l'un d'entre nous, du chapitre des Mémoires d'Outre-Tombe relatif à Combourg.
Chacun prête l'oreille, chapeau bas. Il semble que ce soit Chateaubriand lui-même qui nous souhaite une bienvenue posthume, sur le seuil de sa demeure d'antan.
Après cette oraison liminaire, cette sorte d'introïbo, nous pénétrons dans le vestibule.
Quel est le touriste qui, ayant visité le château de Combourg, s'est privé d'en dépeindre l'intérieur actuel? Et, d'autre part, qui ne se souvient des pages si attachantes que M. Gaston Deschamps lui a consacrées? Dieu me garde de vouloir reprendre une description si souvent tentée et, une fois au moins, si bien faite! Je ne m'en sentirais, au reste, nulle envie. Le spectacle est tellement différent de celui que notre imagination se plaisait à concevoir!
Ce qui frappe, en effet, dès l'abord, c'est l'éclat somptueux de toutes ces pièces, d'un contraste si absolu avec les dehors austères de l'édifice. Et cette somptuosité même ne laisse pas de déconcerter. On arrive tout rempli des mélancoliques fantômes du passé et, brusquement, au milieu de tous ces ors, de toutes ces enluminures, de toute cette «restauration» moderne, ils s'effarent et s'évanouissent. Quel rapport entre cette résidence princière et celle dont il fut écrit: «Partout silence, obscurité et visage de pierre, voilà le château de Combourg»? Comment retrouver dans cette enfilade de salons clairs, lumineux, chatoyants, la «grand'salle» d'autrefois, la mystérieuse salle gris-blanc, où Lucile et René, blottis près de leur mère, suivaient d'un regard d'épouvante, dans les ténèbres, la promenade taciturne de fauve en cage du comte de Chateaubriand?…
On éprouve la même impression d'agacement pénible que si l'on errait dans un temple désaffecté. J'eusse préféré le sinistre délabrement que nous a décrit Flaubert, les plafonds crevés, les murs suintants, les fientes d'oiseaux accumulées dans les coins, et l'intendant d'alors crachant à terre, sans vergogne, tandis que son chien furetait les souris entre les panneaux vermoulus des meubles.
C'est avec un véritable sentiment d'aise que je m'évade, par les escaliers tournants, vers les combles. L'équipe des tapissiers et des doreurs n'est pas montée jusqu'à ces étages. L'esprit des ruines a ici où se réfugier, parmi les plâtras et les nids de corneilles; et, le long des couloirs en soupente, percés d'étroites meurtrières sans vitres, quelque chose se respire encore de l'antique présence du dieu.
A l'extrémité d'un de ces couloirs, dans un des donjons d'angle, M. de Durfort, notre obligeant cicerone, pousse une porte et dit:
—Sa chambre.
V
Sa chambre!… Non pas—nous avertit-on—celle qui fut la confidente des nuits de son adolescence et de leurs insomnies douloureusement passionnées. Celle-là, on a dû la murer, à cause des vents qui y faisaient rage, à cause aussi, peut-être, des ombres tumultueuses et plaintives qu'il créa de sa propre substance et qui ne se consolent point de l'avoir perdu… La mansarde où nous sommes introduits n'a connu que le Chateaubriand des dernières années, le vieillard morne, soûl de gloire et rassasié d'honneurs. Et, à vrai dire, il n'y a même séjourné que quelques heures durant les rares et brefs retours que, sur la fin de sa vie, il accepta de faire au manoir de ses ancêtres. Mais c'est assez qu'il l'ait occupée de temps à autre, pour qu'elle nous communique une tristesse religieuse et comme un frisson sacré.
Elle est, d'ailleurs, touchante, en sa simplicité fruste, en son humilité quasi monacale. Ce génie démesurément orgueilleux, et d'une personnalité si excessive, aimait autour de lui ce luxe de pauvreté, sans doute par un nouveau raffinement d'orgueil. L'étroite, l'ascétique couchette de fer adossée à l'une des parois est le lit même où il mourut. Ces rideaux de grossière percale, fermés depuis le soir de son agonie, ont mystérieusement frémi de son souffle suprême. Une majesté singulière est sur eux. On se demande si l'auguste visage olympien ne va pas, soudain, se montrer entre leurs plis. Un dessin de Mazerolle, appendu au chevet de la couchette, a la prétention de le représenter tel qu'il était quand il expira. Mais l'œuvre est médiocre: elle manque à la fois d'émotion et de sincérité. Un crayon que possède un amateur nantais, M. Maignien, me paraît autrement véridique: la face est figée, momifiée presque; les lèvres, d'où l'âme vient de s'exhaler, sont demeurées entr'ouvertes; l'expression de la physionomie conserve un je ne sais quoi d'impérieux et d'amer jusque dans le trépas.
Achevons cependant l'inventaire de la cellule. Une table à vitrine en dépare la religieuse ordonnance, a le tort de faire penser à quelque exhibition de musée. On a réuni là les objets les plus divers: le crucifix que Chateaubriand pressa de ses mains défaillantes, et avec lequel il se promettait de «descendre hardiment dans l'éternité», s'y voit, étendu sur un coussin, à côté d'un manuscrit du Congrès de Vérone, dédié à la comtesse-douairière de Combourg… Par ailleurs, dans la pièce, plus rien qu'une armoire massive à grosses moulures et—détail que je m'en voudrais de laisser échapper—un coffre, un de ces lourds coffres paysans, à couvercle plat, comme il ne s'en rencontre plus guère que dans nos fermes de Basse-Bretagne, où ils servent tout ensemble de banc pour s'asseoir et de bahut pour serrer les vieux haillons. A la suite de quelles aventures, ce meuble, aussi barbare que ceux qui durent orner la hutte de Ségenax, père de Velléda, passa-t-il en la propriété de l'auteur des Martyrs?
Un de nos compagnons de pèlerinage incline à croire que c'est le même qui fut, dit-il, offert à Chateaubriand, par un gentilhomme vannetais, comme une relique des guerres chouannes. Un redoutable chef de bande, traqué par les Bleus, s'était caché au fond de ce coffre, à peine assez grand pour le contenir, et, pendant que l'ennemi s'obstinait à perquisitionner dans la maison, avait préféré se laisser mourir d'asphyxie, plutôt que de compromettre ses hôtes en se livrant… C'est une note funèbre de plus dans ce mélancolique asile de choses défuntes, semblable à ces sépultures des anciens âges où quelques vases de terre et quelques anneaux de métal sont tout ce qui reste d'Achille ou d'Agamemnon.
VI
Je me suis attardé longtemps sur le chemin de ronde qui suit le couronnement du château.
La pluie avait fait trêve. Les nuages couraient, chassés par un vent plus fort, un de ces fougueux vents d'Ouest dont l'adolescent de Combourg dit qu'ils servirent de «jouets à ses caprices et d'ailes à ses songes». Çà et là, dans le gris mouvant de ce ciel en marche, des trouées d'azur pâle s'ouvraient, que les approches du soir teintaient de fine émeraude. Tantôt par la lucarne d'une tour de guet, tantôt par l'embrasure d'un créneau, j'ai promené mes regards sur tout l'horizon. La vue est d'une ampleur superbe, et plus mouvementée que je ne me l'étais figuré tout d'abord. Au moins dans son ensemble, c'est bien celle, à n'en point douter, que les yeux de Chateaubriand contemplèrent. On le sent, à l'impétuosité vertigineuse avec laquelle s'évoquent soudain les souvenirs, à la vie surtout dont ils s'animent spontanément au contact des images réelles. La confrontation, cette fois, ne cause plus aucun mélange irritant d'incertitude et de trouble.
Il faut une mise au point, évidemment. La patrie des Rhedons s'est quelque peu transformée depuis Eudore: les landes incultes ont cédé la place aux moissons et les petites rivières des vallées font tourner des roues de moulins, avant de porter à la mer leurs eaux inconnues. Déjà, du temps de Chateaubriand, la vieille forêt domaniale avait disparu, débitée lambeau par lambeau. Mais les restes en sont encore des plus imposants et, de toute la contrée, s'exhale la même odeur sylvestre, le même parfum de verdure et d'eau qui se respire aux premiers chapitres des Mémoires d'Outre-Tombe. Sauf de légères retouches, cette terre a gardé son visage d'autrefois et ses traits, en quelque sorte, consacrés. Un peuple de visions familières se lève à votre appel de tous les confins de l'espace. Elles vous font des signes, elles se nomment. Ces ondulations fuyantes, là-bas, vers le sud, ce sont les hauteurs de Bécherel. Au-dessous, sur les pentes feuillues du vaste «amphithéâtre d'arbres», où, près des campaniles des villages, commence à pointer, çà et là, le tuyau d'une cheminée d'usine, voici moutonner d'un vert plus sombre les toisons vénérables des bois du Bourgouët et de Tanoërn. Il n'est pas jusqu'à Combourg qui ne se révèle, semble-t-il, sous un tout autre aspect qu'à l'arrivée. Écrasé dans le bas-fond, au pied de l'énorme masse féodale, il s'est rapetissé, tassé, a pris un air suranné et comme vétuste, l'air qu'il avait aux jours où M. le Chevalier s'engageait dans son «abominable rue» pour se rendre à la messe de paroisse, en compagnie de sa mère et de sa sœur Lucile. La rumeur foraine elle-même, ces mugissements de veaux et ces grognements de cochons que le vent apporte de la vallée, aident à l'illusion, loin de la détruire. Ainsi grouillait le Combourg d'il y a cent ans, lorsque septembre ramenait la solennité de l'Angevine, la seule occasion où s'épanouît en ce triste canton «quelque chose qui ressemblait à de la joie».
Mais la grande face évocatrice du paysage, on le devine, c'est l'étang. Là palpitent vraiment, comme en un miroir magique, toutes les ombres mystérieuses du passé.
J'ai côtoyé ses rives, au crépuscule. Le sentier longe les talus du parc dont les ramures mouillées m'aspergeaient de leurs gouttelettes. A cause de la sécheresse du mois précédent, les eaux étaient basses. Une mince frange d'argent ourlait leur nappe frissonnante. Je me suis assis sur un vieux tronc de saule qui surplombait la grève, pareil à quelque monstrueuse gargouille végétale. Non loin, pourrissait dans les joncs un bachot à demi envasé. L'heure et le lieu étaient d'une gravité singulièrement suggestive. Un pressentiment d'automne assombrissait le ciel venteux, et des futaies environnantes sortaient des voix confuses et profondes, les mêmes qui éveillèrent le génie de Chateaubriand et le firent entrer «en pleine possession des harmonies de sa nature». Les roseaux bruissaient, comme alors, «agitant leurs champs de quenouilles et de glaives». Et c'était une plainte longue, étrange, à peine modulée, avec des accalmies soudaines, des silences dramatiques et presque angoissants.
Peu à peu le lac s'est voilé comme un regard qui s'éteint; puis, la procession des vapeurs nocturnes a surgi; et, tandis que glissaient leurs formes furtives sur le tapis ondoyant des plantes rivulaires et des nénuphars, j'ai cru voir défiler, comme aux bords d'un Léthé antique, Amélie, Atala, Blanca, Cymodocée, toutes les créatures de rêve, nées de cette solitude, tous les divins fantômes d'amour que nous avons adorés.