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La terre du passé

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IMPRESSIONS D'AUTOMNE

—FRAGMENT D'UN JOURNAL DE MER—

I

—Ce n'est que la queue d'un grain, disaient les matelots.

Mais cette «queue» s'allonge, démesurée, formidable, fouettant la mer avec un bruit monstrueux. La fumée des embruns vole sur les vagues comme la poussière, l'été, sur un champ de manœuvres où chargent les escadrons. Par instants, on croit entendre le fracas sourd d'un galop multiplié. Ce sont les sabots de fer de la tempête qui sonnent ainsi, derrière nous, dans l'espace. Après conseil tenu dans le poste de l'équipage, il a été décidé que l'on fuirait devant elle et, si possible, qu'on tâcherait d'atterrir aux «Iles».

Ces îles sont au nombre de sept. Elles forment en ce coin de la Manche un groupe de Cyclades brumeuses, vouées à un isolement presque éternel. Comme la Délos des antiques légendes helléniques, elles passent, dans l'imagination des pêcheurs de la côte, pour n'avoir point d'attaches fixes, pour être des terres vagabondes, libres de voyager où il leur plaît. C'est surtout par les très beaux temps qu'elles paraissent s'éloigner. Leur silhouette imprécise, teintée d'un rose délicat, semble se fondre dans la limpidité du ciel. Leur départ est un signe de bonace. On dit: «Les Iles s'en sont allées»; et, dans les petites chaumières du littoral, sur les seuils de pierre grise, les femmes tricotent paisiblement, sûres que la mer leur ramènera leurs maris: les Iles sont si loin!… Si elles se rapprochent, en revanche, si l'on voit, sur le vert assombri des eaux, se dessiner d'un trait violent leurs croupes inégales, d'un noir d'encre, les aiguilles s'arrêtent et les langues s'interrompent de jaser. On dit: «Les Iles sont revenues.» Les esprits s'émeuvent, comme à l'aspect de bêtes mystérieuses et malfaisantes.

Elles doivent avoir, ce soir, pour qui les regarde du continent, une mine particulièrement sinistre. Même du large, elles ont des formes inquiétantes et hostiles. Une d'elles, la plus centrale, est surmontée d'une haute tour que l'on prendrait, à la distance où nous en sommes, pour le repaire de quelque Adamastor breton, de quelque horrible génie de la mer, maître souverain des tempêtes et dieu des flots en courroux. C'est cependant sur cette île que nous faisons cap. Nous marchons d'une vitesse prodigieuse, cinglés par l'averse; le tourmentin, seule voile que nous ayons gardée à l'avant, ronfle comme une peau de tambour. Le patron tient la barre à deux mains. De son dur visage qu'on dirait taillé à coups de couteau dans un vieux buis on n'aperçoit que les touffes de ses sourcils en broussailles, derrière lesquelles veillent activement ses yeux aigus. Soudain, nous l'entendons qui marmonne:

—Voici la chandelle allumée. Le gîte est proche.

Au sommet de la tour lointaine vient, en effet, de poindre une faible clarté. Elle brille là-bas, encore incertaine et falote, comme la lumière de la maison de l'ogre, dans les contes de fées. C'est une amie qui nous montre le port. Mentalement, nous l'invoquons: Salut, étoile rassurante, réconfort des navigateurs!… Peu à peu, son éclat s'avive. Mais le passage le plus redoutable nous reste à franchir. A tribord et à babord aboie une meute de récifs hurleurs. Une lune blafarde oscille sur les nuages comme fait notre barque dans les remous. Le paysage est vraiment diabolique. Les îles semblent, dans la nuit, des pans de murs gigantesques, les vestiges épars d'un continent sombré.

Nous tournons à l'angle d'une de ces ruines et, tout à coup, nous nous sentons pénétrer par une impression de bien-être, la plus délicieuse, je crois bien, que j'aie jamais éprouvée. Nous sommes dans des eaux relativement calmes. Le bateau lui-même reprend haleine; il glisse d'une allure plus souple: sa membrure a cessé de geindre et ses cordages de grincer. Le refuge tant souhaité n'est plus qu'à quelques encablures. Dans le ciel, au-dessus de nos têtes, les réflecteurs du phare promènent en cercle les bras immenses d'une croix de feu, comme pour exorciser l'orage, et, de fait, les puissances démoniaques du vent ne se hasardent point en deçà de la zone enchantée.

II

Nous jetons l'ancre dans une crique à fond de sable abritée entre deux parois de granit. Un sentier en corniche, surplombant l'abîme, serpente aux flancs de la falaise et conduit à une espèce de terre-plein que dominent les remparts encore intacts d'un ancien ouvrage fortifié. Naguère, un détachement de soldats occupait l'île sans autre mission que de fumer mélancoliquement des pipes devant le spectacle de l'infini. On les a relevés une fois pour toutes de cette faction sans objet et les logements qui leur servirent de caserne n'hébergent plus que des rats et des chouettes, à moins que—comme c'est notre cas—des mariniers surpris par le gros temps ne viennent chercher à l'ombre de leurs voûtes une place où dormir en sécurité.

Nous comptons bien nous y étendre tout à l'heure, sur les couchettes de varech qui y sont étalées en permanence, à la disposition du premier venu. Mais, auparavant, nous voulons grimper jusqu'au phare: il doit faire si bon là-haut, dans la chambre close de la lanterne dont les persiennes de cristal dardent sur nous de rouges rayons incandescents! Et nous avons, sous nos cirés ruisselants, des airs si lamentables! Nous sommes si gelés, si morfondus!…

—Montez, nous dit le gardien-chef.

—Et nous montons. A mesure que nous gravissons les marches de l'étroit escalier, la voix de l'ouragan, au dehors, grossit et s'exaspère. Nous nous faisons l'effet de mouches égarées dans un tuyau d'orgue, un jour de messe solennelle. C'est, d'étage en étage, un déchaînement de plus en plus désordonné d'harmonies effrayantes et sublimes. Le phare tout entier vibre comme un mirliton grandiose dans lequel soufflerait ce que Victor Hugo appelle la «bouche d'ombre». Sur le palier supérieur, l'homme pousse une porte.

—Entrez ici, fait-il. C'est la pièce aux machines. Vous jouirez de la chaleur sans être éblouis par la flamme. Avant une demi-heure vous n'aurez plus un fil de mouillé.

Comme nous hésitons un peu au seuil de ce réduit obscur où s'enchevêtre tout un système compliqué d'engrenages, il ajoute:

—Soyez sans crainte. Louarn est là,—mon second, un vieux de la vieille… Et même, s'il vous faut des histoires pour passer le temps, vous pouvez vous fier à lui. Il en connaît et sait les conter.

Tandis que le «chef» redescend souper en famille, dans la cuisine proprette, aux cuivres luisants, son «second», le nommé Louarn, nous convie à nous asseoir à ses côtés sur le banc de quart. Dans l'espace exigu où nous sommes resserrés il règne une moite tiédeur d'étuve. La buée qui s'élève de nos vêtements mêle un fort parfum de saumure à l'odeur d'huile rance qui remplit la pièce.

Par nuit de tempête, dans une chambre de phare, de quoi causer, si ce n'est de naufrages? Louarn a été le témoin de bien des catastrophes, depuis près de vingt ans qu'il habite ces lieux farouches.

—Vingt ans moins quatre mois, oui, monsieur… Ç'a été pénible, dans les débuts, très pénible… Deux choses surtout me manquaient: le son des cloches et la vue des arbres. Je suis natif d'un pays vert. Longtemps j'ai pleuré après les haies d'aubépine et les vergers ombreux… Présentement je n'y songe plus. Je me suis fait à cette terre sauvage; j'y ai pris racine parmi les bruyères, le serpolet et le gazon marin. On m'a souvent proposé des résidences plus avantageuses. Je n'ai pas voulu. Il ne sied pas plus à un gardien de changer de phare qu'à un capitaine de changer de bateau. Et, d'ailleurs, je suis ici aux premières places, comme vous dites, pour assister aux représentations à grand orchestre des drames de la mer. Ah! j'en ai contemplé de toutes les sortes, je vous promets… Tenez, pas plus tard qu'avant-hier, une goélette s'est perdue sous mes yeux; elle courait vent arrière et s'est empalée sur un récif à fleur d'eau. Pendant une longue heure les hommes se sont appelés les uns les autres désespérément. Une voix d'enfant surtout, la voix du mousse, je pense, s'égosillait à fendre l'âme. Mais, brusquement, une rafale a passé, et tout s'est tû…

Nous écoutons les récits du bon Louarn à travers une demi-somnolence béate qui en atténue singulièrement le caractère, leur donne l'apparence d'histoires d'autrefois, arrivées en des âges très lointains.

Il en est un, néanmoins, que je me reprocherais de n'avoir point noté. Un navire venait de faire côte sur la ligne d'écueils qui défend, comme une espèce d'atoll, les abords de ces parages. C'était au cœur de l'hiver, par une nuit tragique, balayée d'un souffle si glacial que l'embrun se cristallisait dans l'air. L'équipage, aux trois quarts mort de froid, sauta dans une chaloupe et fit rames vers l'île où la lumière du phare brûlait comme une lampe de salut. Appuyé à la balustrade extérieure de la lanterne, Hervé Louarn observait tous les mouvements des naufragés. Comme l'embarcation, surchargée, menaçait de couler à pic, ceux-ci commencèrent par jeter à la mer les objets qu'ils avaient pris avec eux, des armes, des instruments, des caisses de biscuits. La chaloupe ne s'allégeait toujours pas. Louarn vit alors cette chose atroce: une demi-douzaine de matelots gisaient, affalés entre les bancs; c'étaient déjà des corps inertes, mais ce n'étaient pas encore des cadavres; on les souleva par les aisselles et on les envoya rejoindre par-dessus bord les ustensiles et les vivres.

Or, voici le plus singulier de l'affaire. Un de ces malheureux, avant de quitter le navire en détresse, avait eu la précaution de se munir d'une ceinture de sauvetage. Il surnagea. Et entraîné par le remous dans le sillage de la chaloupe, il se mit à la suivre en dansant, le buste dressé hors de l'eau, la tête un peu inclinée sur l'épaule, les bras flottants.

Quand les hommes remarquèrent ce pantin sinistre gesticulant derrière eux à la crête des vagues, ils hésitèrent un moment, saisis d'épouvante et peut-être de remords. Puis comme il venait presque à toucher le bordage, ils craignirent qu'il ne tentât de s'y cramponner. C'eût été leur perte à tous. Ils s'efforcèrent, à l'aide d'une gaffe, de le maintenir à distance, dans l'espoir qu'un paquet d'eau plus lourd, en s'abattant sur lui, achèverait de l'engloutir. Mais la mer semblait s'amuser de l'aventure et ne se pressait point de terminer ce jeu macabre. Et le noyé continuait sa gigue, narguant ses compagnons.

Une fureur s'empara de l'équipage en voyant qu'il se rapprochait d'autant plus qu'on s'appliquait davantage à l'écarter. Il fallait en finir avec ce mort récalcitrant. On entreprit de l'assommer à coups d'aviron. Il s'enfonça, disparut, mais pour reparaître plus loin sous un aspect plus hideux, le crâne fracassé, les membres à moitié détachés du corps…

—Il poursuivit la chaloupe, conclut Louarn, jusque dans la petite anse où vous êtes débarqués. Nous recueillîmes ici les hommes: c'étaient des marins étrangers; toute la nuit ils délirèrent dans leur sommeil. Et, le lendemain, avant de reprendre la mer pour gagner la côte, ils scrutèrent anxieusement du regard tous les abords de l'île. Ce n'est que lorsqu'ils eurent constaté que l'étendue était nette que leur visage se rasséréna. Le matelot à la ceinture de liège avait dû être emporté par le jusant… Me croirez-vous si je vous dis que, le soir d'après, il revint? Il serait probablement revenu bien des fois encore, s'il ne s'était empêtré dans un lit d'algues flottantes. Des pêcheurs, l'ayant rencontré, l'enterrèrent à Rouzic. Ce me fut un vrai soulagement de le savoir au repos pour l'éternité.

III

… Il est près de minuit quand nous descendons du phare. Les meuglements de la tempête ébranlent avec une violence croissante les profondeurs infinies de l'espace. La mer bouillonne. Une vie effrayante anime le chaos. C'est comme un rêve d'Apocalypse. De monstrueuses bêtes blanches courent, se cabrent, s'évanouissent dans l'ombre et de nouveau se ruent vers on ne sait quelles besognes d'épouvante. Le sol de l'île résonne et tremble comme heurté à coups de bélier.

Nous nous orientons tant bien que mal dans la direction du fortin; à notre grande stupéfaction, nous le trouvons éclairé; un énorme fanal, comme on en voit aux charrettes des rouliers, est fixé à l'un des gonds de la porte, veuve de ses battants. A l'intérieur des casemates, des pas vont et viennent. Nous crions:

—Qui va là?

Un paysan de haute taille émerge des ténèbres. Ses yeux gris sont comme délavés; sa barbe rousse, givrée de sel et emperlée de gouttes d'eau, ressemble à un bouquet de goémons. Pieds nus et, dans la main, une fourche en forme de trident, il fait penser au vieux Glaucos.

—Ah! fait-il, vous cherchez un abri. Entrez. C'est ici la maison du gouvernement: chacun y est chez soi, et ce n'est pas la place qui manque.

Ce vieillard est le fermier de l'île. Moyennant une redevance des plus modiques, il est, en ce canton perdu de France, seigneur et roi. Quelques arpents de terre cultivable fournissent à sa subsistance et à celle de sa famille. Il arrive, cependant, que les rats mangent la moitié de sa récolte et les lapins l'autre moitié. Heureusement que la mer est là. C'est une bonne pourvoyeuse, et qui produit toujours sans qu'il soit besoin de l'ensemencer jamais. Dans la salle du corps de garde, où il vient de nous introduire, il nous montre un tas d'épaves.

—Ma moisson de ce soir, nous dit-il, avec un accent goguenard, de sa voix enrouée.

Il y a, parmi ces planches, des débris où se lisent encore des lettres, des chiffres, noms et numéros matricules de barques mortes, suprêmes épitaphes des hommes qui les montaient. Et, dans cet ossuaire hanté d'images lugubres, nous avons dormi.

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