La terre du passé
AU COLLÈGE DE TRÉGUIER
I
Septembre, 1896.
Chaque fois qu'il était amené à parler de l'humble collège ecclésiastique où il fit ses premières études et dont la discipline marqua toute sa vie morale d'une empreinte si profonde, M. Renan avait coutume de dire:
—Je m'étonne qu'entre tant de bons esprits que cette maison a formés il ne s'en soit pas encore trouvé un pour nous tracer d'elle un tableau familier. Ce serait un curieux chapitre de mœurs scolaires. Moi, je n'ai pu qu'y toucher, dans mes Souvenirs, C'est tout un livre qu'il y faudrait, et je le voudrais écrit par un prêtre…
Or, voici que ce livre vient d'être publié; j'ai passé un délicieux après-midi de septembre à le feuilleter, précisément sous les arceaux du vieux cloître où le «petit Ernestic» promena si souvent les rêveries solitaires de son enfance et dans lequel il eût souhaité d'avoir son tombeau. L'auteur a jugé à propos de dérober sa personnalité derrière un pseudonyme; mais il est aisé de deviner son caractère véritable, quelque soin qu'il prenne de le dissimuler. A toutes les pages du volume, on respire je ne sais quelle odeur d'église et comme un parfum sacerdotal. Le vœu de M. Renan est donc rempli, et, si je ne me trompe, par un de ses anciens condisciples, trop tard, malheureusement, pour que l'illustre Breton ait pu s'en réjouir.
Je me le représente lisant cette œuvre et la commentant, un soir de vacances, à l'ombre des grands arbres de Rozmapamon, dans le calme paysage de verdure et d'eau bleue d'où l'on perçoit, quand le vent souffle de terre, la lointaine sonnerie des cloches de Tréguier. Il en eût goûté la bonhomie souriante, la sincérité candide et même, je pense, les inhabiletés. Et, sans doute, eût-il remercié Jean de Kerual,—autrement dit l'abbé France,—d'avoir fait revivre devant ses yeux la fidèle et naïve image d'une époque à laquelle il resta toujours attaché par des liens si chers et qu'il se plaisait lui-même à parer de toutes les séductions.
On se rappelle ces lignes des Souvenirs d'enfance et de jeunesse: «Mes condisciples étaient pour la plupart de jeunes paysans des environs de Tréguier… Presque tous travaillaient pour être prêtres… Le latin produisait sur ces natures fortes des effets étranges. C'étaient comme des mastodontes faisant leurs humanités.» Jean de Kerual fut de la génération de ces écoliers quasi préhistoriques.
II
Né dans un manoir du Goélo, d'une famille de laboureurs, il partagea, jusque vers sa quatorzième année, l'existence toute patriarcale des hommes de son clan rustique, l'esprit meublé seulement de quelques oraisons en langue bretonne et des légendes qu'aux veillées d'hiver contaient dans l'âtre les fileuses. Entre temps néanmoins, un de ces magisters nomades, sous-officiers en demi-solde ou tabellions en déconfiture, qui voyageaient alors de ferme en ferme pour offrir leurs services, lui apprit à lire dans un alphabet primitif dont toutes les majuscules étaient ornées d'une croix de Malte et que l'on désignait, pour cette raison, par le nom bizarre de Croix de Dieu. Puis, quand il sut à peu près tenir la plume, le recteur du bourg lui inculqua, non sans de vigoureuses bourrades, les éléments du latin. Au bout d'un an de ce régime, on le jugea suffisamment mûr pour le collège.
Un matin, en s'éveillant, Jean de Kerual, par les volets à jour de son lit clos, vit toute la maison en rumeur; un feu d'enfer illuminait le vaste foyer et les servantes s'empressaient, affairées, autour des marmites fumantes: c'étaient les préparatifs du dîner des adieux. On y avait convié, selon l'usage, les proches parents et les ecclésiastiques de la paroisse. Ils vinrent par grandes charretées, burent et mangèrent jusqu'au soir, et, bien repus, donnèrent au futur clerc, qui une accolade, qui une bénédiction. Lui se sentait triste et troublé. Tréguier lui apparaissait comme une mystérieuse ville de songe dont l'idée, d'avance, le terrifiait. Il fallut cependant se mettre en route.
Jean de Kerual noua ses livres d'une ficelle, aida son père à charger dans la voiture le bagage de literie; et, au petit jour, tous deux partirent. Sur le trajet, on racola trois ou quatre étudiants qui, les vacances finies, regagnaient à pied le collège; leurs propos rassurèrent le pauvre Jean et lui adoucirent les étapes de l'exil.
Bientôt surgit de derrière les collines la haute flèche de la cathédrale, et, après de longs détours aux abords de la cité sainte, nos voyageurs s'engagèrent enfin dans la ruelle étroite, flanquée d'antiques murailles, qui conduit à la porte du séminaire. Le «supérieur» les reçut aimablement; mais, quand il s'agit de caser le nouveau pensionnaire, on ne trouva plus de place où dresser sa couchette. Dortoirs et chambres étaient combles. Il ne restait de libre qu'une cage d'escalier. Le supérieur invita Jean de Kerual à s'en contenter, en lui rappelant que pareille aventure advint à saint Alexis.
Pénibles furent les débuts du jeune paysan dans l'apprentissage de la vie cléricale. Comme la plupart de ses compagnons, la nostalgie des champs et des horizons libres l'obsédait. Durant les récréations, on se réunissait par groupes dans les angles des cours pour se lamenter en commun; ou, si l'on circulait en devisant, il n'était jamais question dans ces entretiens que de labourage, de bétail, de jeux rustiques, de fêtes agricoles. Peu à peu, toutefois, ces cerveaux doux et têtus, à qui le français était presque étranger, parvenaient à puiser quelque divertissement dans l'étude du latin et du grec. Subjugués par l'ascendant de leurs maîtres, ils s'humanisaient, s'appliquaient au travail avec une ardeur résignée de tâcherons.
Leur installation était, au reste, des plus précaires. Ils vivaient entassés dans des salles sombres où ils n'avaient pour les éclairer que d'affreux quinquets dont le contenu s'égouttait en un pleur nauséabond sur leurs vestes de toile bise, sur leurs livres et sur leurs cahiers. C'est d'eux qu'on pouvait dire sans métaphore que leurs élucubrations sentaient l'huile.
Sur les méthodes d'enseignement, Jean de Kerual demeure muet. Voici, en revanche, une silhouette de professeur. Ce «saint prêtre, le Lhomond du collège» était un homme fort instruit, mais d'un caractère extrêmement nerveux et impressionnable. Le moindre bruit l'agaçait; la chute d'une plume ou d'un crayon suffisait à le mettre hors de lui. Il se surveillait, d'ailleurs, tout le premier. Par exemple, ayant l'habitude de se promener en classe, toujours chaussé, comme un paysan, de lourds sabots garnis de paille, il trouvait moyen de marcher avec une telle circonspection qu'on eût dit le pas étouffé d'une ombre. Un jour, il eut une belle colère. C'était dans la saison des fourrages: brusquement, la porte s'ouvrit et on vit paraître sur le seuil une bonne figure béate de campagnard qui demanda,—sans malice aucune, je suppose,—«si l'on avait pas besoin de foin». Les écoliers rirent de tout cœur, mais le régent, furieux, faillit se colleter avec le rustre.
III
Il y avait ainsi dans cette existence studieuse des heures de douce gaieté. Le jeudi, tout le collège s'acheminait, un peu à la débandade, vers le fameux «bois de l'Évêché», sorte de «Pré aux Clercs» trégorrois, inclinant ses gazons épais jusqu'à la berge du Guindy et mirant, à haute mer, dans les eaux brunes du fleuve, ses futaies de hêtres et de chênes vieilles de près de quatre cents ans. Là, ces fils des champs arrachés à la glèbe reprenaient contact avec la terre sacrée. Heureux de pouvoir redonner carrière à la fougue de leurs premiers instincts, ils se livraient, avec une espèce de volupté brutale, aux exercices les plus violents. Leurs cris, leurs éclats de joie bruyante n'étaient pas sans effarer le religieux silence qui plane d'ordinaire sur la ville et que rythment seuls des tintements espacés de messes ou des Angélus de béguines.
On rapportait de ces échappées en plein air une provision de belle humeur dont on ne manquait pas de semer quelques bribes sur le parcours. Il y avait, en effet, dans le voisinage du collège, toute une galerie de types burlesques aux dépens desquels il était de tradition que s'égayât la verve peu difficile des écoliers. Tel, Fanche Coha, le légendaire bedeau de la cathédrale, un Quasimodo bas-breton, célèbre à vingt lieues à la ronde pour sa laideur et qu'on faisait mine de contempler avec des yeux d'extase; tel, Briand, un quémandeur d'aumônes, surnommé Petit sou; tel, Maurice Ygrec, épave ballottée par on ne sait combien de mers et qui n'avait retenu de ses lointains vagabondages qu'une romance italienne, le Piscator d'Alrenda; tels encore, Mouz Quénolé, le pasteur de chèvres, et Héry Doguen, le pasteur de porcs que l'on saluait invariablement d'un: Margaritas ante porcos, parce que les mauvaises langues l'accusaient de diriger volontiers son troupeau vers les parcs d'huîtres; tel surtout, Ewanec Seblen, un Figaro grincheux, qui vous poursuivait le rasoir à la main si vous aviez le malheur de toucher à votre menton imberbe en longeant la devanture de sa boutique. J'en passe, et des plus étonnants. M. Renan lui-même ne pouvait se défendre de rire, quand ses amis de Tréguier lui rappelaient le nom de «Tognès ar C'hok», de l'antique sibylle au nez camard qui, éternellement assise sur une pierre, à l'angle de la rue du Collège, possédait le plus riche vocabulaire d'imprécations dont jamais sorcière ait été douée. Que de fois l'horrible vieille ne l'avait-elle pas agoni d'injures, lui prophétisant, à lui et à son fidèle Guyomar, le pire destin!
Une catégorie de gens dont les clercs trégorrois ne songeaient point à se moquer, c'étaient les «commissionnaires». Ces bons voiturins arrivaient à époques fixes, juchés tout en haut de leurs misérables véhicules aux essieux criards, sur un amoncellement de paquets, de marchandises, de produits de toute nature et de toute forme. Ils venaient, au petit trot de leurs attelages, des cantons les plus éloignés; souvent, ils avaient dû voyager toute la nuit, enveloppés dans leurs grosses limousines. Avant de descendre à l'auberge où ils avaient coutume de remiser leurs bêtes, ils faisaient une station devant la porte du collège, ouverte, pour la circonstance, à deux battants.
On les attendait comme des messies; dès l'aube, on les guettait par les lucarnes du toit, on se bousculait dans les couloirs pour se précipiter à leur rencontre, et ils n'avaient pas posé le pied à terre que les écoliers fondaient sur eux, ainsi qu'une volée de moineaux sur un arbre fruitier. D'aucuns les embrassaient avec effusion, collaient avidement les lèvres à leurs vêtements souillés de boue, comme pour respirer toute fraîche l'odeur du sol natal. C'est proprement une litanie que Jean de Kerual entonne en l'honneur des braves rouliers qui lui apportaient chaque samedi, outre le linge et les vivres de la semaine, des nouvelles de ses parents et de son clocher: «Flaquiel, Péron, Huart, s'écrie-t-il, que vos noms soient bénis!»
IV
Au fond, ni ce Jean de Kerual, ni ses compagnons ne se consolent d'avoir dépouillé la rudesse et la simplicité des mœurs primitives. Théocrite et Virgile n'éveillent dans leur esprit que des enthousiasmes de commande. Ce sont des lettrés malgré eux qui n'aspirent qu'à redevenir des barbares. Du commencement à la fin de leurs études, ils restent au collège des dépaysés. Notre auteur raconte, à cet égard, une anecdote bien caractéristique.
Il avait pour voisin, dans la salle de travail, un compatriote, enfant de la campagne comme lui, qui, profitant de ce que son pupitre occupait l'embrasure d'une fenêtre, imagina, le lendemain de la fête des Morts, de semer dans un pot à fleurs un grain de blé recueilli, l'été précédent, sur l'aire paternelle. Jour à jour, il le soigna, le cultiva, l'exposant, selon qu'il le croyait nécessaire, tantôt au soleil, tantôt à la pluie. Ce grain leva, grandit, reçut un tuteur le long duquel monta lentement la tige, et, avant la clôture de l'année scolaire, le jeune laboureur en chambre eut la joie de voir la plante mûre se couronner d'un épi.
Tels étaient ces clercs, mélange singulier de littérature superficielle et de rusticité foncière. Renan fut toujours un isolé parmi eux: ils le coudoyèrent sans le comprendre, et peut-être en le dédaignant. Lui-même nous a révélé le sobriquet dont ils l'affublèrent: ils l'appelaient Mademoiselle, le sentant de race plus fine et d'âme plus complexe. Entrés dans les Ordres, ces «mastodontes» faisaient, d'ailleurs, d'excellents prêtres, vénérés de leurs ouailles. C'était pour eux une façon de retourner à leurs origines. Ils vivaient, dans leurs presbytères de campagne, de la vie de leur entourage paysan. Leur pensée, peu active, ne se hasardait guère au delà d'un cercle borné. Il en fut ainsi de Jean de Kerual; ce qui ne l'a pas empêché de se raconter à nous dans un livre peut-être un peu gauche de forme, mais d'un sentiment exquis.