← Retour

La terre du passé

16px
100%

VI
EN BRETAGNE D'OUTRE-MER

PÈLERINAGE CELTIQUE

De tous les peuples celtiques, celui qui a su se tailler au soleil la place la plus large et le mieux s'adapter aux conditions de la civilisation moderne, sans rien abdiquer des caractères originaux de la race, c'est assurément le peuple gallois. Loyalement associé aux destinées du Royaume-Uni et l'un des agents peut-être les plus énergiques de la prospérité anglaise, il n'en est pas, pour cela, demeuré moins fidèle à tout ce qui lui a paru digne d'être retenu des poétiques institutions de son passé. C'est ainsi que les principales villes du pays deviennent, à tour de rôle, chaque été, le théâtre d'une manifestation solennelle qui est comme la résurrection symbolique, en un décor approprié, des grandes panégyries, semi-religieuses, semi-littéraires, des anciens âges. Cette fête, connue sous le nom d'Eisteddfod, les Gallois la qualifient à juste titre de «nationale». De tous les points de l'antique Cambrie, les populations s'y rendent par foules enthousiastes, heureuses d'affirmer périodiquement, contre toute tentative d'empiètement du dehors, l'unité de la conscience collective. C'est vraiment la communion d'un peuple au banquet de l'esprit traditionnel.

L'Eisteddfod de cette année 1900 s'est déroulée à Cardiff, la capitale du South-Wales, dans la semaine du 18 au 24 juillet. Si elle n'avait présenté, comme ses devancières, qu'un intérêt purement gallois, quelque attrayant, d'ailleurs, que soit le spectacle, nous n'aurions pas cru devoir en entretenir le public français. Mais, comme pour protester peut-être au nom du doux idéal celtique contre l'exclusivisme de certaines théories, aujourd'hui en cours, qui travaillent à reconstruire je ne sais quelle muraille de Chine entre les peuples, les Kymris ont pensé que le moment était venu d'ouvrir leur cercle, leur Gorsedd, et de convier à y prendre place non seulement leurs congénères et compatriotes d'Écosse, de l'Ile de Man et d'Irlande, mais les Bretons de France eux-mêmes, séparés d'eux depuis quelque treize cents ans.

Je ne voudrais pas attribuer à l'événement plus d'importance qu'il ne mérite. Quelques gazettes ont imaginé d'y voir l'indice d'une sorte de pacte subversif. Il ne se serait agi de rien moins que de la reconstitution de je ne sais quelle nationalité mythique, sous l'égide de quelque nouvel Arthur. J'avoue humblement, quant à moi, qu'en acceptant l'aimable invitation de sir Thomas Morel, mayor de Cardiff, je ne me suis pas un seul instant avisé que ce pût être pour collaborer à d'aussi magnifiques desseins… Non: ce sont là rêves d'un autre temps, et les Gallois, pas plus que les Bretons, j'en suis sûr, ne sont gens à donner dans ces chimères.

Le vrai, c'est qu'ils se sont simplement souvenus des liens d'étroite parenté qui jadis unirent nos ancêtres aux leurs; et ils nous ont offert de resserrer les nœuds d'une tradition pour ainsi dire familiale, que les siècles avaient relâchée, sans la rompre. Cela n'est certes pas pour changer la face de la terre. Mais, tout de même, n'y aurait-il pas dans ce renouveau de l'ancienne fraternité celtique un phénomène assez mémorable pour valoir d'être signalé?

I

C'est le samedi soir, 16 juillet. Saint-Malo hausse dans le crépuscule son archaïque décor de ville féodale. Nous sommes dix ou douze Bretons de Bretagne épars sur le pont du Southwestern. Le reste de la délégation, venant de Paris, doit nous joindre en terre anglaise, par la voie du Havre. Le sifflet du départ a henni dans le calme nocturne. Presque aussitôt, l'îlot du Grand-Bé dessine au tournant du môle sa croupe noire de monstre échoué. J'avais rêvé d'y aller cueillir une des fleurettes de mer qui foisonnent au pied de la tombe de René, pour en faire hommage, là-bas, à Merlin, qui fut son ancêtre poétique et dont il fit revivre parmi nous les prestiges et les enchantements. Je n'en ai pas eu le loisir. Je me contente donc de saluer au passage le morne où il repose. La nuit est complètement descendue. C'est à peine si aux confins du ciel occidental flotte une dernière bande de clarté, d'un vert d'émeraude pâlie. Seule, la mer semble avoir gardé du jour dans ses profondeurs. Elle est d'une douceur charmante et d'une paix infinie.

Accoudé au bastingage, je songe à des nuits d'autrefois, des nuits vieilles de treize cents ans. Sur ces mêmes flots voguaient, à la faveur des ténèbres, des barques barbares, des currachs aux frustes membrures de chêne tendues de peaux de bœufs. C'était la flottille de l'exode breton, fuyant devant la tempête saxonne, emportant vers les rives armoricaines les émigrés de la Grande Ile. La phrase si suggestive de l'historien Gildas me revient en mémoire: «Ils se rendaient au pays d'outre-mer avec de plaintifs gémissements, et, sous leurs voiles gonflées, en place du chant céleusmatique, ils murmuraient le psaume: Seigneur votre droite nous a dispersés parmi les nations». Les eaux qu'ils sillonnèrent, voici que nous les franchissons à rebours, nous, leurs lointains descendants. Dans le recueillement de l'espace, ma pensée remonte vers l'ancêtre primitif de mon clan; je me le représente, courbé, tel qu'il dut être, au banc des plus humbles rameurs. Et je sens tressaillir en moi la chaîne invisible, la mystérieuse chaîne d'âme qui nous relie l'un à l'autre, par delà les temps. En quel lieu de la Cornouaille transmarine, en quel repli sinueux de la montagne kymrique eut-il son berceau?…

J'ai dormi, l'oreille contre le hublot; les voix des sirènes celtiques qui hantèrent jadis ces parages m'ont chuchoté des songes merveilleux. Lorsque je regagne la passerelle, je me demande si je ne rêve pas encore. Nous voguons dans une atmosphère irréelle; le ciel matinal ondule en mousselines blanchâtres, moirées d'indéfinissables nuances. La terre, paraît-il, est toute proche, mais refuse de se laisser entrevoir. Des éclairs argentés tournoient, qui sont peut-être des goélands. Le steamer lui-même a des allures de mystère dans le vaste silence enchanté. Cela vous remet en l'esprit les fabuleuses navigations des Pérédur et des Brandan. Et, pour ajouter à l'illusion, soudainement une cloche tinte, une sorte de gong de la mer aux longues vibrations mélodieuses, au timbre magique et surnaturel. Quelle Is resplendissante va tout à l'heure surgir des eaux?…

—C'est le phare des Aiguilles, me dit le pilote. Nous entrons dans le chenal de Wigh.

Le charme est rompu: la brume se dissipe et le rêve s'envole… En attendant la «paix celtique», annuellement proclamée à l'Eisteddfod, ce sont des visions de guerre qui défilent devant nos yeux; des gueules de canon bâillent aux embrasures des forts; des torpilleurs s'échelonnent le long de l'île blonde, pareils à d'immenses alligators au repos… Southampton maintenant—et toute la tristesse lourde, accablante, d'un dimanche britannique, compliquée de l'horreur banale d'une cité industrielle. J'aspire vers l'Ouest, vers la fraîcheur galloise que je savoure, par avance, comme l'haleine d'une autre patrie.

II

Nous avons pris le premier train du lundi. Il nous entraîne à travers de molles campagnes, sous un air embrasé. La chaleur est si intense que le paysage, exténué, semble s'y dissoudre. Heureusement que l'horaire nous a ménagé une halte dans la délicieuse oasis de Salisbury. En sa rivière limpide s'éploient et frissonnent des chevelures d'herbes qui nous rappellent nos fontaines sacrées. Et quels moments exquis passés à la cathédrale,—dans la nef d'abord, toute peuplée de tombes historiques, tout imprégnée de l'arome des siècles défunts,—puis dans le square qui l'entoure et, selon l'expression de Bourgault-Ducoudray, qui est des nôtres, lui fait comme une zone de beauté! Des ormes quasi contemporains de l'édifice prolongent sur le vert moelleux des pelouses leurs grandioses gestes d'ombre. Et c'est un asile incomparable de solitude, de méditation, d'apaisement.

Mais de nouveau nous sommes en route; de nouveau les horizons se succèdent, spacieux et riches, embués d'une vapeur d'or. Les cottages flambent dans le soleil. Façades blanches et toits de tuiles rouges. D'aucuns portent, comme par coquetterie, une coiffure de chaume qui contraste avec leur aspect cossu. Des fleuves s'attardent, flegmatiques, parmi des pâtis luxuriants. Les collines ont des formes nobles sous des couronnes de bois touffus, aux verdures qu'on dirait peignées. Cette nature est trop somptueuse, trop humanisée aussi, pour nos goûts de Bretons. Elle va jusqu'à se prêter à la réclame et souffre qu'on sculpte dans le vif de son calcaire de gigantesques images de chevaux, visibles à des lieues, pour servir d'enseigne à des éleveurs… Que tout cela nous met loin de la maigre et fine Bretagne, dont le charme est surtout fait de discrétion et de sobriété! Retrouverons-nous vraiment, comme on l'affirme, quelque chose de son soave austero sur l'autre rive de la Severn?

«Lorsqu'en voyageant dans la presqu'île armoricaine, écrit Renan, on dépasse la région, plus rapprochée du continent, où se prolonge la physionomie gaie, mais commune, de la Normandie et du Maine, et qu'on entre dans la véritable Bretagne, dans celle qui mérite ce nom par la langue et la race, le plus brusque changement se fait sentir tout à coup… Le même contraste frappe, dit-on, quand on passe de l'Angleterre au pays de Galles». Voici, en effet, qu'au sortir du pont tubulaire, comme par la vertu de quelque opération de sorcellerie que la nuit du tunnel nous aurait dérobée, nos yeux s'ouvrent sur une contrée toute différente de celle que nous avons laissée derrière nous: une contrée non pas moins riante peut-être, mais moins grassement, moins uniformément riante, et où, par endroits, les choses nous apparaissent comme avec des visages familiers. Je les ai déjà traversés, me semble-t-il, ces prés de gazon pâle; je reconnais ces arbres nains, aux troncs noueux, aux ramures toujours échevelées dans la même direction par les vents d'Ouest; je le reconnais, le mur mal crépi de cette ferme, je la reconnais, la mare d'eau stagnante qui verdit au pied de ce talus; et ces esquilles de granit rouge qui, de-ci de-là, percent la maigreur de la terre, que d'âpres sites, chers à mes flâneries, ne m'ont-elles point rappelés!… Il y a bien, il est vrai, dans un ennuagement de fumées—j'allais dire de frondaisons—noirâtres, une forêt de cheminées d'usines qui contrarient quelque peu l'harmonie de la perspective au fond des lointains. Mais, pour Celte que l'on soit, on sait faire sa part à la réalité. Et puis, ces cheminées d'usines, en somme, c'est Cardiff.

III

Nous ne sommes pas plus tôt en gare qu'un cri retentit:

—Par ici, les Bretons!

C'est la voix du professeur Barbier, un Franc-Comtois au parler sonore, attaché depuis de longues années à l'Université galloise dont le collège de Cardiff est un des trois centres. Je veux dire tout de suite combien nous avons d'obligations à cet excellent homme. Il n'a pas été seulement un précieux interprète pour ceux d'entre nous qui possédaient insuffisamment soit l'anglais, soit le kymrique: il nous a servi à tous de guide, ou mieux, de tuteur moral. Sa maison nous fut, toute une semaine, une sorte de foyer toujours ouvert, où nous réunir, nous renseigner, concerter nos multiples démarches et, de temps à autre, par manière de détente, reprendre comme un air de France. En un mot, ce doux Burgonde, d'âme si chaude et de cœur si vibrant, aura plus contribué que bien des Celtes à l'œuvre de la fraternisation celtique.

On se rappelle, dans Labiche, la rencontre des deux anciens Labadens.

—C'est étonnant comme on a peu de choses à se dire, quand il y a vingt ans qu'on ne s'est vu!

Les Gallois et les Bretons, eux, ne s'étaient guère rencontrés depuis des siècles. Les préliminaires de leur reconnaissance eussent risqué fort de traîner en longueur si le professeur Barbier n'avait été là pour les pousser joyeusement dans les bras les uns des autres.

L'instant d'après, nous dévalions, bannière de Bretagne en tête, vers le Barry's Hôtel où l'alderman Jones, délégué par le maire de Cardiff pour être son porte-parole à un truculent déjeuner de bienvenue, associait et faisait acclamer, dans un toast plein d'élévation et d'humour, les noms de S. M. la reine d'Angleterre et du Président Loubet. En suite de quoi, procédant à ses fonctions de nomenclateur, le Hérald-Bard, le barde héraut, Arlynedd Penygarn, indiquait à chacun de nous les hôtes bénévoles qui s'étaient spontanément offerts à nous recevoir. Ma bonne étoile fit que je n'eus point à me séparer de mon éminent ami Bourgault-Ducoudray: je ne lui sais pas un gré moindre de nous avoir logés de compagnie sous le toit de M. Samuel. Car c'est pourtant à cet intérieur israélite que nous devons d'avoir goûté dans ce qu'elles ont de plus cordial, de plus intime, de plus pénétrant, toutes les douceurs et toutes les prévenances de l'hospitalité galloise. J'aurai toujours présentes à l'esprit les attentions, exquisement discrètes et délicates, dont nous y fûmes l'objet; et elle n'est pas près, non plus, de s'éteindre dans mes yeux, l'admirable vue du parc de Bute, dont la mer de feuillages montait jusqu'à ma fenêtre et me versait chaque soir, après la fatigue des cérémonies officielles, sous les averses de feu d'un ciel torride, le philtre, délicieux à humer, de ses ténèbres végétales, de son silence et de sa fraîcheur.

IV

Il ne saurait entrer dans mon dessein de décrire par le menu les imposantes manifestations de tout genre auxquelles il nous fut donné de participer. S'il faut en croire les Kymris eux-mêmes, jamais l'Eisteddfod n'avait revêtu un caractère aussi grandiose, ni ne s'était déployée avec autant d'éclat.

Dès le soir de notre arrivée, une réception avait lieu au Town-Hall, offerte par la municipalité de Cardiff, sous la présidence de sir Thomas Morel, et comprenant plus de quatre mille invités. Les délégations des divers pays celtiques y défilèrent à tour de rôle, les Bretons marchant les premiers, précédés du biniou national. Seuls, les Écossais manquaient. Ils ne parurent qu'assez tardivement; mais quelle entrée! C'est peut-être une des émotions les plus nobles que j'aie jamais ressenties.

J'étais monté, pour respirer, sur le toit en terrasse de l'hôtel de ville, d'où l'on domine dans toute son étendue, avec ses usines, ses chantiers et ses docks, la formidable cité du charbon. La nuit, merveilleusement étoilée, s'embrasait à l'horizon du flamboiement des hauts fourneaux. Par les vasistas ouverts d'une espèce de kiosque central, servant à ventiler les profondeurs du hall, des bouffées de musiques, des échos de chœurs montaient. Soudain, parmi les groupes qui stationnent de-ci de-là ou se pressent devant les buffets en plein air, il se fait un long remuement, et je vois s'avancer des hommes aux statures superbes, de grands vieillards, majestueux et graves, qu'on dirait échappés tout vifs des poèmes d'Ossian. Ils portent le béret des Highlands, le plaid, retenu à l'épaule par une agrafe de pierres précieuses, la jupe ou tartan, bariolée aux couleurs du clan, et, pendue à la ceinture, la pochette de cuir, le sparren, que garnissent des poils de chèvre. On se croirait à la cour de Fingal.

Mais voici le plus saisissant. Derrière ces patriarches viennent de déboucher six bagpipers, aussi archaïquement accoutrés, qui, sur un signe, se rangent, puis s'ébranlent. Alors retentit un pas de marche à la fois mélancolique et martial, empreint tout ensemble de sauvagerie et de mysticité. Cela s'enfle, s'élargit, s'exaspère, puis frémit en modulations vagues, comme pour s'apaiser, et de nouveau repart… Ce fut une sensation inexprimable. Je connus là d'exaltantes minutes de rêve, comme si j'avais vu se lever autour de moi tout le mystérieux passé de ma race, évoqué par la puissante incantation de ces cornemuses d'Écosse dans la nuit. Ah! nos pauvres binious de Bretagne, en comparaison, quelle misère!…

L'avouerai-je? Je fus très loin d'éprouver rien de semblable, en franchissant, le lendemain, dans les rangs du cortège traditionnel, l'enceinte sacrée du Gorsedd, ni même lorsque l'archidruide Hwfa-Môn (dans la vie ordinaire le Rév. Williams) m'eut attiré à lui, au centre du cercle, sur la pierre couchée qui est censée représenter le nombril du monde, pour me conférer, avec de tonitruants éclats de voix, l'investiture de l'ordre bardique. Il ne laissait cependant pas d'avoir sa beauté, le spectacle de ces druides blancs, de ces bardes bleus et de ces ovates verts, évoluant, comme une théorie de mages antiques, sur les fonds vaporeux de Cathay's Park. C'était évidemment d'un effet plus magistral que n'importe quelle figuration d'opéra. Cela avait toutefois un peu le tort d'y faire penser, et le visage glabre du Rév. Williams, sa mimique parfois trop expressive, n'étaient pas, il faut bien le dire, pour écarter ce rapprochement fâcheux. Quant aux autres personnages, dans quelle mesure ils prenaient au sérieux leurs rôles, c'est ce que je ne me chargerai point de déterminer. Il y a dans l'âme galloise un mélange d'ironie paisible et de sereine gravité dont les proportions m'échappent. Mais la gravité, assurément, domine.

Il n'y avait, pour s'en convaincre, qu'à passer du champ du Gorsedd dans l'immense baraquement de planches édifié tout à côté, et où se tenaient les séances littéraires et musicales de l'Eisteddfod. Ici plus de vestiges de l'âge de pierre, plus de cromlechs, plus de dolmens, plus de menhirs,—restitution purement décorative d'une préhistoire qui n'eut, comme chacun sait, rien de celtique. Non, pas d'autre mobilier, dans ce «pavillon», qu'une estrade, des chaises et des bancs. Mais sur cette estrade se font entendre les plus admirables chœurs du monde, et sur ces chaises, sur ces bancs, un public de près de vingt mille auditeurs peut trouver place. J'ai tort de dire: peut trouver. En réalité, la salle est toujours comble; la semaine durant, elle ne désemplit pas; tandis qu'un flot se retire, un autre monte. Je parlais tout à l'heure de l'âme galloise. C'est là qu'il faut entrer en contact avec elle, parce que c'est là vraiment qu'elle vibre toute, là qu'elle se révèle en sa plénitude, là enfin que l'on découvre de quelle puissance de recueillement, de quelle intensité d'émotion et d'enthousiasme elle est capable. Il plane dans l'atmosphère un je ne sais quoi de religieux et de grand. Par-dessus le concert des voix, il semble que l'on perçoive une harmonie plus haute et plus profonde, la symphonie des esprits, le merveilleux unisson des consciences. Jamais je n'ai mieux compris la portée de l'adage kymrique: «Notre vieille Galles est une mer de chant»!

A quel point ce peuple est pénétré de l'excellence de sa race, on put le voir, dans la soirée, à ce même pavillon de l'Eisteddfod, quand, ressuscitant un usage cher aux Celtes primitifs, l'archidruide brandit devant l'assemblée les deux moitiés d'un glaive, destinées, l'une à demeurer en Galles, l'autre à être emportée en Bretagne, et les rapprocha fortement pour faire constater à la foule qu'elles s'adaptaient. Ce fut une minute inoubliable.

A oes heddwch? (Est-ce la paix?) rugit de sa voix léonine l'archidruide.

Heddwch! (La paix) répond une clameur de tonnerre, jaillie de quinze mille poitrines électrisées.

La salle entière est debout, applaudissant et trépignant. Un des lairds d'Écosse crie:

—Vive la France… la belle France!

Et soudain, les douces syllabes françaises volent de bouche en bouche, dominant l'âpreté des derniers hourrahs. Le plus sceptique en eût été remué jusqu'aux larmes[8].

[8] C'est l'occasion, ou jamais, de rappeler les belles paroles de Renan, recevant l'Association archéologique du pays de Galles à Rosmapamon: «Vous êtes bons Anglais, nous sommes bons Français… Un haut devoir nous incombe aux uns et aux autres. C'est de maintenir en bonne amitié les deux grandes nations entre lesquelles nous sommes partagés, et dont l'action commune, la rivalité, si l'on veut, est si nécessaire au bien de la civilisation. C'est si bête de se haïr! En travaillant à la paix, nous travaillerons véritablement à une œuvre celtique».

V

N'en subsistât-il que ces nobles et touchants souvenirs, notre pèlerinage dans la Celtie d'outre-mer n'aura pas été perdu. Mais il est permis d'en attendre des fruits plus durables et plus généreux. Il se peut que l'Eisteddfod de Cardiff devienne la préface d'une intéressante histoire. Nos congénères d'Irlande ont déjà préparé les matériaux du premier chapitre, qui se doit écrire, en 1901, au Congrès de Dublin. «Histoire vite tournée en roman!» diront d'aucuns. «Rêveries séniles d'une race retombée à l'enfance!» appuieront d'autres. A ceux-ci comme à ceux-là je recommande ces lignes de Renan, par où je veux conclure: «Quand on songe qu'une foule d'individualités nationales qui semblaient effacées se sont relevées tout à coup de nos jours plus vivantes que jamais, on se persuade qu'il est téméraire de poser une loi aux intermittences et au réveil des races, et que la civilisation moderne, qui semblait faite pour les absorber, ne serait peut-être que leur commun épanouissement».

FIN

Chargement de la publicité...