← Retour

La Ville au Bois dormant : $b De Saïgon à Ang-Kor en automobile

16px
100%

NOTRE CAMPEMENT A SUONG

CHAPITRE VII
DE SUONG A KOMPONG-CHAM — UN INCIDENT

24 mars 1908.

Aux premières lueurs de l’aube, Guérin ausculte la machine et l’examine en détail jusque dans ses moindres organes. Il est à craindre en effet que les cahots continuels de la journée d’hier, qui ont mis à la plus dure épreuve toutes les pièces de la machine et surtout les essieux, les roues et la direction, n’aient infligé à notre vaillante compagne une de ces secrètes meurtrissures qui brisent à la longue les moteurs, tout comme les vases.

Nous suivons les opérations de notre habile mécanicien presque avec la même angoisse que nous inspirerait l’examen d’un malade par un praticien célèbre.

Mais le calme de Guérin nous rassure ; nous ne le voyons brandir aucun de ces instruments terribles qu’exige une opération sur l’organisme compliqué d’une auto.

La revue s’achève par un cri de triomphe ! Tout va bien, rien n’a bougé ! Toutes les pièces ont merveilleusement résisté au terrible travail que nous leur avons imposé.

Après un simple graissage, nous allons pouvoir repartir.

A dix heures et demie nous démarrons de devant la bonzerie, non sans que le grand prêtre soit venu nous rendre visite.

Je dois avouer que cette entrevue ne contribuera pas à nous initier aux mystères de la religion bouddhique. La causerie a manqué de cette animation qui fait éclore les idées générales. Une poignée de main, un sourire, et c’est tout ! C’est assez du moins, pour nous rappeler que les Français et les Chinois sont les deux seuls peuples qui aient inventé une politesse, et l’on pourrait soutenir que tout l’effort des civilisations se résume dans un geste aimable. Mais nous n’avons pas le temps !

En route pour Kompong-Cham !

… Nous avons pris un nouveau guide, laissant celui d’hier retourner avec les deux charrettes à Kodorum, puis à Kreck.

Et nous roulons !… Du sable, toujours du sable : mais en maintenant une deuxième vitesse modeste et prudente, nous pouvons avancer sans aucun risque et en toute sécurité. Le linh envoyé par M. Beaudoin nous fait escorte avec deux ou trois notables de Suong qui nous ont accompagnés à cheval. Ils caracolent joyeusement et nous suivent ou nous précèdent suivant notre allure.

Parfois, nous sommes encore obligés de stopper pour arranger la route et nous perdons alors un peu de temps qu’il nous faut rattraper…

En avant la troisième, puis la quatrième vitesse…

Oui, la quatrième ! Quelle ivresse… nous osons à peine y croire. Faire de la vitesse à travers le Cambodge, cela dépasse toutes nos plus folles espérances. « Pourvu que ça dure », comme disait le couvreur qui tombait du sixième ! Nous semons les notables. Le linh aussi nous abandonne. Le galop de son cheval ne pouvait tenir contre la concurrence…

D’ailleurs, nous nous résignons sans peine à une défection qui semble tant humilier cet infortuné cavalier : il était plus décoratif qu’utile et nous ne sommes pas là pour étonner les populations par l’apparat des défilés et des cavalcades.

Elles se font rares du reste, les populations ! Depuis Suong nous n’avons guère aperçu que quelques canhas isolées.

Vers midi nous entrons dans la grande forêt.

Disons, à son avantage, qu’elle se présente bien ! Sans parler de la splendeur de cette végétation que je qualifierai de tropicale pour ne pas manquer aux habitudes des explorateurs, la grande forêt cambodgienne nous offre une route à souhait pour le plaisir des pneus !

Nous ne roulons plus désormais sur une piste étroite et ensablée, mais bien sur une grande chaussée, belle comme un vrai chemin de France, droite et large de plus de 20 mètres. C’est l’ancienne route khmer encore en bon état et bien entretenue… Si nous n’en trouvions que de semblables, notre expédition deviendrait une partie de plaisir… Et pourtant, il nous faut encore faire connaissance avec un nouvel ennemi : la poussière !

Sans doute ce fléau n’est pas spécial au Cambodge et les routes européennes nous en avaient déjà donné quelque idée. Toute la planète n’est pas encore goudronnée, ni westrumitée, et nous devions bien nous y attendre…

Le mal est que la poussière d’Extrême-Orient, comme beaucoup de choses de ce pays, dépasse vraiment la mesure : il y en a trop ! Elle n’a pas seulement l’inconvénient d’être excessive, inhumaine et pénétrante ; elle trouve encore le moyen d’être rouge. Cela nous paraît tout à fait impardonnable et nous regrettons cette belle poussière blanche comme de la farine qui s’élève des routes craquantes et sèches de la Provence.

… Cette poussière infernale couvre la route d’une couche épaisse d’environ 30 centimètres, et dissimule traîtreusement, de place en place, des trous perfides qui ralentissent notre marche ; nous n’en faisons pas moins du trente à l’heure, enveloppés d’un nuage qui nous transforme en Peaux Rouges !… Nous avons du moins la consolation de ne plus nous voir qu’à de lointains intervalles.

Le malheureux guide juché sur le marche-pied en prend, comme dit Guérin, « pour son grade et en ramasse plus avec sa figure qu’avec une pelle ! » Je le prends en pitié et je lui donne une paire de lunettes, ce dont il manifeste une joie enfantine… Mais cela ne fait point l’affaire de Brin-d’Amour dit Bec-dans-l’huile, qu’une telle faveur, donnée à un autre qu’à lui, remplit d’une fureur barbare. Notre boy à tout faire proteste en plusieurs langues (je suis même étonné qu’il en sache autant !), il trépigne et pleure de rage… Mais peut-être faut-il attribuer beaucoup de ses larmes au picotement que provoque cette poussière si fine et si ténue qu’on dirait de la poudre.

Brin-d’Amour occupe pourtant une situation privilégiée : il est assis dans le fond de la voiture, près de Bernis qui s’amuse de le voir en fureur, de sorte que Guérin et moi lui servons d’écrans. N’importe ! Brin-d’Amour ne décolère pas et sa mine piteuse en dit plus long que ses paroles, qui me semblent dépourvues d’aménité à notre égard.

Mais la route nous ménage bien d’autres soucis ! Tout à coup, nous la trouvons coupée par le lit d’un torrent desséché dont les berges sont presque à pic…

Que faire ? Ma foi, nous ne prenons pas le temps de la réflexion et, au lieu de nous arrêter à chercher une décision, nous ne nous arrêtons pas du tout ! Le guide n’en mène pas large et Brin-d’Amour crie d’épouvante… La machine fonce droit devant elle et dévale en trombe un côté pour remonter courageusement l’autre pente, aux joyeuses acclamations de tous… et, je crois, de Brin-d’Amour lui-même.

Les personnes aventureuses qui naguère ont bouclé la boucle à l’ancien Pôle Nord n’auront aucune peine à comprendre la nature de l’émotion un peu spéciale qui précéda ce plongeon dans le vide. La profondeur du torrent la rendait assez vive, mais elle n’alla point sans plaisir.

Tout à fait aguerris par l’expérience, nous recommençons plusieurs fois ce petit jeu, car le torrent n’était que premier d’une série et nous éprouvons que maintenant rien ne nous arrêtera plus.

Rien… sauf le déjeuner !… car il est près d’une heure et notre héroïsme ne va pas jusqu’à risquer de mourir d’inanition.

Nous nous arrêtons près d’une canha pour avoir de l’eau… et nous remportons auprès des habitants notre succès habituel. Ils nous accueillent de fort bonne grâce et nous aident de leur mieux ; le riz est vite cuit, et nous mangeons de fort bon appétit le poulet froid et les œufs que nous avions emportés.

Tout cela est bien un peu saupoudré de poussière rouge, mais nous en sommes quittes pour nous imaginer que c’est du poivre de Cayenne et nous n’en buvons que mieux l’eau fournie libéralement par nos hôtes.

A deux heures nous repartons, mais dès les premiers tours de roues nous constatons avec tristesse que notre belle route a perdu tous ses charmes. La chaussée est en si mauvais état, que nous en sommes réduits à rouler humblement sur le côté, dans un sentier étroit et sablonneux, tout encombré de grandes herbes et de petits arbustes qui se dressent sournois et tenaces entre les ornières.


UN DES BATIMENTS D’ANG-KOR-THOM

De temps en temps, le carter grince, c’est une branche un peu plus forte qui vient de le toucher. Nous ne nous en inquiétons guère, car nous ne sommes plus qu’à six ou sept kilomètres de Kompong-Cham et la plus franche gaieté ne cesse de régner, selon la formule des reporters mondains. Une joie débordante s’est emparée de nous : après avoir vu tout en rouge, nous voyons maintenant tout en rose.

Encore quelques minutes et nous serons arrivés.

Nous pourrons nous reposer à l’aise, nous laver commodément, manger dans des assiettes, nous asseoir sur des chaises, dormir dans des lits, enfin retrouver un peu du confort perdu depuis neuf jours. Il y a comme cela dans la vie des heures où le chocolat du matin vous apparaît dans une apothéose.

Nous filons ! Tout va bien… La troisième ronfle à ravir, quand tout à coup un choc violent suivi d’un bruit sinistre arrête net la voiture.

C’est la panne, la redoutable panne imprévue et soudaine.

Guérin ne fait qu’un bond de sa baignoire à terre, se penche, relève un visage angoissé et me dit :

— Marche arrière !

Je recule d’environ quarante centimètres, et le moteur cale !

Nous descendons en désordre et nous voilà tous à plat ventre, dans cette position humiliante qu’impose aux automobilistes la recherche des causes… La cause, en l’espèce, c’est une souche, une jolie souche d’environ 20 centimètres de diamètre que l’épaisseur des herbes ne nous a pas permis d’éviter.

Quant aux effets, ils sont déplorables : la barre d’accouplement de la direction est tordue, la roue de gauche a renoncé à son parallélisme (si nécessaire !) avec celle de droite, tout le carter protecteur est arraché et réduit à l’état d’accordéon ; pour comble de malheur, la souche malencontreuse empêche absolument soit d’avancer soit de reculer.

— Nous voilà frais ! dit Guérin.

Et cette constatation, que la chaleur ambiante devrait pourtant nous rendre si agréable, nous plonge dans un abîme de désespoir.

Nous sommes consternés. Il y a de quoi. Mais puisque le mal est fait, il ne nous reste qu’à le réparer ! M. de la Palisse lui-même, qui est la plus parfaite incarnation de la raison pratique, ne penserait pas autrement.

Après un coup d’œil navré sur le désastre, notre brave Guérin endosse la blouse et se met, sans mot dire, à démonter la barre. Puis, muni d’un gros marteau, il la frappe à coups redoublés pour tenter de la redresser.

Cependant, à l’aide d’une scie articulée, nous débitons la souche de malheur et nous parvenons enfin à l’arracher des entrailles de la voiture. La souche enlevée, la barre redressée ou à peu près, nous pouvons repartir…

Vraiment je ne saurais dire assez mon admiration pour le courage et l’adresse de ce brave Guérin qui, par cette chaleur accablante, couché dans le sable brûlant, ne perd pas une minute sa gaîté et sa bonne humeur. C’est un vrai Français… et je ne sais pas de plus bel éloge. Avec des hommes de cette trempe-là on peut tenter l’impossible et l’on n’a jamais le droit de désespérer.


UN INCIDENT

La réparation si vite faite nous rend tout notre entrain. Nous retrouvons même l’affreux courage de commettre quelques mauvaises plaisanteries sur notre carter accordéon, que nous emportons soigneusement d’ailleurs, espérant qu’il nous servira dans la suite à autre chose qu’à accompagner la complainte que méritent nos infortunes ! Et nous reprenons plus prudemment cette fois la course si fâcheusement interrompue… D’abord, nous entendons bien sous nos pieds quelques bruits de casserole et de ferraille, et ce fracas de ferblanterie nous semble de mauvais augure, mais peu à peu le moteur se remet à régler et tout rentre dans l’ordre.

Déjà nous apercevons les rives du Mé-Kong et cette présence du grand fleuve remplit le paysage d’une solennelle beauté. Mais hélas ! nous n’avons pas le loisir de nous laisser aller à l’admiration… il est écrit que ça n’ira jamais tout seul et que jusqu’au bout nous aurons des difficultés.

La dernière (pour aujourd’hui !) se présente sous l’aspect désagréable et peu encourageant d’un torrent (encore un !) qu’il nous faut passer dans des ornières très profondes. Juste au milieu de la descente l’essieu touche la terre… mais la proximité du but nous donne des ailes. Un coup de marche arrière, un coup de pioche ! et en route ! Nous longeons maintenant la rive gauche du fleuve, entre les huttes d’un petit village : sur l’autre rive se dresse la ville de Kompong-Cham et nous pouvons voir d’ici l’édifice blanc de la Résidence.

Un autre guide, envoyé à notre rencontre, nous fait arrêter la voiture à l’endroit où la berge est le moins escarpée et juste en face de la maison de M. Beaudoin, dont nous ne sommes plus séparés que par la largeur du fleuve ; mais, selon la forte expression de Guérin, « ce n’est pas une cuvette ! »

Il est quatre heures. Hervé de Bernis et Guérin prennent un sampan pour aller prévenir le Résident de notre arrivée.

Nous en profitons, le compagnon et moi, pour faire un brin de toilette, au petit bonheur, sur le bord de l’eau : nous mettons une cravate et une veste.

Une chaloupe à vapeur se détache de l’appontement qui nous fait face et se dirige vers nous.

M. Dessenlis, chancelier de la Résidence, en descend avec Bernis et Guérin. Il vient très aimablement, de la part de M. Beaudoin, nous souhaiter la bienvenue et nous emmener loger à la Résidence, avec armes et bagages. Nous acceptons de grand cœur cette gracieuse hospitalité.

Quant à la voiture, elle va rester ici, toute la nuit, sous la garde de deux linhs et de l’inévitable Brin-d’Amour qui se distingue surtout dans les fonctions sédentaires et de tout repos. Demain matin, on la passera sur l’appontement de la douane, remorquée par la chaloupe de la Résidence. Les charrettes qui viennent d’arriver resteront aussi sur le bord du fleuve jusqu’à demain.

Nous embarquons dans la chaloupe et nous traversons le Mé-Kong, un vrai bras de mer !

M. Beaudoin, qui ne nous attendait que demain, nous reçoit avec la plus charmante cordialité, nous fait faire le tour du propriétaire, nous montre nos chambres et une salle de douches. C’est, pour le moment, la salle de la Résidence qui nous inspire le plus d’admiration.

Après tout ce que nous venons de traverser, une douche bienfaisante nous semble une volupté inexprimable… Et pouvoir se changer, enfin !…

Il va sans dire que nous n’avons ni smoking, ni costumes blancs, le blanc n’étant pas précisément la couleur de l’automobilisme.

Notre garde-robe se réduit à un complet culotte à peu près présentable. Enfin, puisque M. Beaudoin veut bien excuser notre négligé, nos remords ne nous empêchent pas de faire honneur au dîner… et rarement il nous fut donné d’en faire d’aussi gai et d’aussi agréable.

M. de Caland nous l’avait bien prédit. Tout de suite, grâce à l’aimable accueil de M. Beaudoin, nous nous sentons à l’aise et vraiment sous le charme. Nous jouissons avec délices de l’heure exquise, de la causerie délicate et légère, en un mot, nous retrouvons la France…

Rentré dans ma chambre, je refais par la pensée tout le chemin déjà parcouru et j’établis le petit bilan de notre voyage.

Voici neuf jours que nous avons quitté Saïgon… et nous ne sommes encore qu’à 200 kilomètres du lieu de notre départ. Nous avons fait en moyenne 22 kilomètres par jour. Il n’y a pas à se le dissimuler, une telle vitesse ne suffirait pas à nous classer dans un circuit et nous n’avons battu aucun record… si ce n’est pourtant le record de l’obstacle. Mais tel n’était pas notre but. Si lentement que nous avancions, nous arriverons toujours les premiers à Ang-Kor et rien ne sert de courir.

Je m’estime déjà fort heureux que nous ayons gagné un jour sur les prévisions de M. Beaudoin qui connaît le pays mieux que personne, qui comprend si bien l’intérêt de notre tentative et qui se rend compte des difficultés que nous traversons.

… Mais ma joie la plus vive et la plus réelle est encore de coucher ce soir dans un grand lit… où il fera bon rêver de la Ville au Bois dormant !


LA PASSERELLE DE KOMPONG-CHAM

ANG-KOR-THOM — PILÔNE
Chargement de la publicité...