La Ville au Bois dormant : $b De Saïgon à Ang-Kor en automobile
CHAPITRE PREMIER
ARRIVÉE A SAÏGON
28 février 1908.
Saïgon ! Enfin !
Depuis l’aube, à mesure que le Polynésien remontait la rivière, la silhouette de la ville s’est précisée, blanche et rouge sur le fond vert du paysage cochinchinois. Partout autour de nous, sur les deux rives du fleuve, jusqu’aux confins de l’horizon, du vert, rien que du vert, toute la gamme des verts, du vert nuancé des rizières, au vert profond et comme vernissé des arbres aux feuilles immobiles. Toute cette nature semble peinte par un impressionniste truculent ! « C’est une symphonie en vert majeur », eût-on dit aux temps anciens (déjà) du naturalisme…
Dois-je avouer, pourtant, que cette symphonie ne suffit pas à distraire mon inquiétude ?… Décidément, par ce clair et chaud matin, l’automobiliste remplace en moi l’amant de la nature exotique ; à chaque tour d’hélice, mon angoisse grandit et s’exaspère : et tous mes états d’âme se pourraient résumer en trois mots (Mané, Thécel, Pharès du chauffeur !)
— Et la voiture !?!?
… La chère et précieuse voiture laissée voilà quinze jours déjà aux soins du brave Guérin qui nous a précédés ici… La Diétrich dont je n’ai plus de nouvelles depuis le Caire.
Dans quel état allons-nous la retrouver ? Comment a-t-elle supporté sa dernière étape de paquebot ? Pourvu, mon Dieu, qu’il ne lui soit rien arrivé ! Sans elle, c’en serait fait de tout l’imprévu, de tout le charme, de tout le nouveau et l’inédit de ce voyage… de cette randonnée vers la sublime et mystérieuse ville morte, vers Ang-Kor, à travers la Cochinchine et le Cambodge.
Mais le Polynésien vient de stopper. Parmi la foule blanche massée sur l’appontement, je reconnais le fidèle Guérin. Sous le casque colonial, son front me paraît soucieux… Est-ce que par hasard ?…
De loin, Guérin me semble esquisser des gestes sémaphoriques, mais incompréhensibles : des signes de détresse sans doute !
Mon anxiété redouble… j’ai beau me répéter fortement la maxime de Calderon : « Le pire n’est pas toujours certain ! » je me sens en proie aux plus sombres pressentiments, tel un héros de roman… feuilleton !
Enfin, voici Guérin qui monte à bord !
Ce que je craignais est arrivé. Le poète espagnol a tort contre M. de Talleyrand qui a dit si justement :
— Il faut toujours s’attendre à de l’imprévu.
… Et tout notre voyage, du reste, ne sera qu’un long commentaire de cette parole… épiscopale et prophétique !
Les contingences, ces satanées contingences, contre quoi mon professeur de philosophie me mit si fort en garde, se sont acharnées sur ma pauvre voiture…
En débarquant de l’Annam la caisse qui contenait le si précieux fardeau, le câble a cassé par deux fois et laissé tomber le tout à fond de cale, d’une hauteur que Guérin croit pouvoir évaluer à 10 mètres…
Un mètre de plus ou de moins… la conclusion est qu’il faut s’y mettre. A quoi bon se demander s’il sied de voir en cet accident un mauvais présage ? La volonté déjoue le destin ! Le mal est fait, il faut le réparer. A l’œuvre !
Forgerons, carrossiers, mécaniciens, tout le monde s’en est mêlé… et, au bout de quelques jours, il n’y paraît plus.
Toutefois, la Justice… (et la Vérité donc !) me font un devoir, d’ailleurs agréable à remplir, de reconnaître hautement que, sans la solidité extraordinaire de la voiture, notre voyage se serait terminé avant d’avoir commencé !… En effet, rien dans le châssis ni dans le mécanisme n’a gardé trace du choc effroyable dont ils avaient eu à souffrir. Bravo pour les Diétrich !
1er mars 1908.
Et maintenant, il s’agit… d’agir : mais on n’entreprend pas un pareil voyage sans un itinéraire bien établi.
Puisque aussi bien, grâce à l’initiative de Guérin, le malheur est en bonne voie de réparations (… et ce pluriel n’est pas involontaire), nous allons consacrer les deux ou trois jours qu’exige la mise en état complète de la voiture à recueillir des renseignements sur les chemins — si l’on peut appeler ainsi les voies de… non-communication qui nous séparent, bien plus qu’elles ne nous en rapprochent, des fameuses ruines d’Ang-Kor !
J’interroge d’abord Guérin, qui depuis quinze jours a eu le temps de se documenter : sa réponse concilie la netteté avec la concision. Ici tout le monde est unanime à déclarer que notre entreprise relève de la folie furieuse, et qu’il est matériellement impossible de tenter un pareil voyage en automobile.
— C’est de l’automaboulisme, a déclaré un fonctionnaire facétieux, et il faudrait avoir l’âme chevillée aux records…
Ces à peu près, de mauvais augure, ne me découragent pas : je m’attendais à de telles prédictions.
Hervé de Bernis tente une suprême démarche et va rendre visite au Résident supérieur, M. Outrey… Il revient accablé : un désespoir tranquille se lit dans son œil bleu.
Ainsi, tous les renseignements concluent à nous conseiller de reprendre le prochain courrier et de laisser Ang-Kor à d’autres… Je commence à en avoir assez des renseignements !
Ils sont trop !… quand il n’y en a plus… il y en a Ang-Kor.
La voiture est prête… qu’importe tout le reste ?
Je me rappelle les beaux vers de Baudelaire :
Le mouvement se prouve en marchant !
Enfin, je veux bien consentir à tenter une dernière chance.
Puisque les renseignements sont si décourageants ici, allons en chercher ailleurs !
Notre itinéraire passe par Tay-Ninh, Kompong-Cham, Kompong-Thom, Siem-Reap, Ang-Kor !… Commençons toujours par aller voir le Résident de Tay-Ninh. Un bout de causette, après un bout de route.
… Après quoi, nous reviendrons à Saïgon nous occuper des ravitaillements. Et ensuite, ma foi, à la grâce de Dieu !
2 mars 1908.
Donc, à six heures du matin, nous montons en auto, Gustave de Bernis, Guérin, « le compagnon », un interprète annamite, et moi au volant.
Encore que l’interprète annamite se fût présenté de lui-même et dans les meilleurs termes, je ne crois pas qu’il soit inutile de le présenter à mon tour. A l’entendre, c’était une perle. Par la suite, il m’a fait souvent songer à l’humble origine de ce précieux bijou… Son nom ? Le fidèle Guérin l’avait surnommé Brin-d’Amour et jamais nous ne l’avons appelé autrement !
Sur « le compagnon », je ne puis dire qu’une chose… oh ! bien peu !… c’est que, tout le temps de ce long et pénible voyage, aux heures de lassitude ou de désespoir, nous trouvions toujours dans ses paroles un réconfort ou un encouragement. Merci de tout cœur « au compagnon ».
Un bagage est nécessaire !… a dit Victor Hugo.
Cette juste parole ne fut jamais plus de circonstance…
Nous emportons donc deux jours de vivre, des pneus de rechange, des provisions d’essence, et la seule carte de la région qui nous paraisse mériter ce nom, une belle carte en vérité, de dimensions imposantes, fortement entoilée, toute bariolée de noms et de références ; elle n’a qu’un défaut : c’est que l’on n’y trouve jamais ce que l’on y cherche. Mais les cartes servent-elles jamais à autre chose qu’à inspirer le goût des voyages à ceux qui restent chez eux ? Quand on les consulte à tête reposée, à la clarté des lampes, il semble que le paysage se déroule sous les yeux : on se sent envahi d’une délicieuse nostalgie. Il en est autrement, hélas ! quand on leur demande un renseignement net et précis. La route, qui paraissait si droite et si belle, se hérisse d’obstacles et ne conduit plus nulle part : on éprouve alors combien la réalité diffère du rêve.
Ainsi, je m’étais composé à grand’peine un joli petit itinéraire, dont la première étape devait nous conduire jusqu’à Tracop, et tout fier de ma science, j’eus le tort de vouloir l’étaler aux yeux bridés de Brin-d’Amour… Une longue discussion s’ensuivit… une discussion en annamite bien entendu… en fin de quoi, notre guide-interprète-cuisinier voulut bien conclure que j’avais raison sur toute la ligne et que nous pouvions marcher.
Nous voilà donc partis à pleine allure, sur une route admirable : les routes sont toujours belles quand on part ! Au bout d’un quart d’heure nous trouvons une rivière et un bac… Je ne m’y reconnais plus, nous stoppons : je consulte la carte ; par miracle le bac et la rivière y sont indiqués… et j’y découvre que nous sommes juste à 15 kilomètres… en sens opposé de Tracop.
Mon juste courroux s’exprime en un vocabulaire choisi mais véhément contre Brin-d’Amour qui demeure impassible (ah ! certes… impassible n’est pas français). Après quoi, nous nous résignons à faire demi-tour. Et nous voilà repartis sur une autre belle route… qui aboutit, elle aussi, à une rivière… la même peut-être ! avec cette différence pourtant que cette fois-ci nous n’y trouvons pas le moindre bac. C’est déjà mieux !
… Je cherche de nouvelles épithètes à l’adresse de Brin-d’Amour, mais ma provision commence à s’épuiser.
En désespoir de cause, nous essayons de parlementer avec quelques indigènes qui sont venus se grouper à distance respectueuse — autour de la machine, dont l’immobilité, sans doute, les rassure.
Quelle cacophonie, mon Dieu !
Enfin, Brin-d’Amour veut bien condescendre à remplir ses fonctions d’interprète… Toutes les mains se tendent, d’un accord unanime, vers une longue suite d’ornières, là-bas, tout là-bas !… qui évoque l’idée d’une percée de labourage à travers la forêt vierge : il paraît que, décidément, c’est notre route et, cette fois-ci, la bonne !
Nous sommes quand même enchantés de faire sa connaissance. Il va sans dire que les paysans nous préviennent charitablement qu’elle est impraticable en auto… Du moins, nous apparaît-elle ainsi comme pavée de bonnes intentions. Et voilà si longtemps que nous la cherchons, que, pour rien au monde, nous n’y voudrions renoncer !
Un coup d’accélérateur… et la brave Diétrich bondit en avant comme un coursier sous l’éperon.
De cette nouvelle route, nous ne savons rien, sinon qu’elle s’annonce mal et qu’elle a la réputation de conduire à Tracop : mais, mon professeur de philosophie m’a appris à me défier du consentement unanime des peuples. Cette route inconnue n’a pour elle jusqu’ici… que le suffrage annamite ; et, je ne sais pourquoi, cela ne me rassure qu’à demi.
Qu’allons-nous trouver au bout ?
Peut-être Tracop, peut-être une rivière, peut-être pire ?
Nous verrons bien…
SERPENT NAGAH