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La Ville au Bois dormant : $b De Saïgon à Ang-Kor en automobile

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LA FORÊT VIERGE

CHAPITRE IV
LA PREMIÈRE JOURNÉE DANS LA BROUSSE

Lundi 16 mars 1908.

Cette fois-ci, c’est le vrai départ… le départ à l’aventure, l’embarquement pour ailleurs !

A six heures et demie du matin, après avoir fait nos adieux à M. Prère dont l’affectueux dévouement nous laissera toujours un si agréable souvenir, nous quittons la Résidence de Tay-Ninh… et les bienfaits de la civilisation. Jusqu’ici, il restait encore, pour ainsi dire, un peu d’Europe à nos semelles (Michelin) ; désormais, la vieille et mystérieuse Asie va nous prendre tout entiers.

Toutefois, nous n’abandonnons pas Tay-Ninh sans emporter encore une dernière preuve de l’amabilité de M. Prère… sous la forme de deux coqs qui ornent l’arrière de la voiture et d’une provision de cocos pour étancher notre soif de l’inconnu !

A peine partis, nous faisons connaissance sur la route de Tracop avec les émotions inséparables d’un premier début.

Nous n’avons pas fait cinq cents mètres que le moteur commence à pétarader, comme pour protester contre la dure besogne que nous allons exiger de lui.

Cette manifestation intempestive nous contraint à nous arrêter pour resserrer la tige d’allumage d’un des cylindres qui vient de se dérégler. (Voilà, je pense, ce que les reporters, dans leur langage un peu spécial, appellent : des précisions !)

Une demi-heure de réflexions et nous repartons !

Après quelques kilomètres parcourus sans encombre, nous laissons à droite la route de Tracop et nous prenons le chemin de Sockiet.


C’est déjà fini de rire !… Nous n’avançons plus qu’avec beaucoup de peine. De tous côtés, nous sommes envahis par cette végétation que tous les explorateurs s’accordent à qualifier de luxuriante : nous plongeons dans une vraie mer de feuillages, nous fonçons dans un inextricable lacis de branches…

Par bonheur, la solide capote remplit glorieusement ses fonctions d’éperon, elle brise et arrache tous les obstacles : elle plie, mais ne rompt pas.

Bon ! voilà maintenant que nous marchons ventre à terre : cela ne signifie pas, hélas ! que nous dévorons l’espace, mais que la machine touche ! Elle se heurte à toutes les aspérités de ce sol inégal et raboteux. Tant et si bien qu’il faut s’arrêter et se résigner à lui frayer la route, puisqu’elle ne peut pas l’emporter.

Et nous nous transformons en terrassiers… Ah ! comme l’on comprend que ces modestes travailleurs aient élevé la grève à la hauteur d’une institution… Encore ignorent-ils la rigueur implacable de cette atmosphère qui règne dans l’ombre chaude de la forêt. Ici le sabotage est interdit : et nous nous escrimons de notre mieux avec notre arsenal de pelles et de pioches.

Enfin ! la voie est ouverte ! Hervé de Bernis, ruisselant et joyeux, sifflote un air allègre… il appelle cela siffler au disque.

Nous remettons en marche… Pas pour longtemps !

Il nous faut bientôt faire connaissance avec un autre genre d’obstacle : l’enlisement ! Les roues se refusent obstinément à tourner dans le sable où la voiture s’enfonce jusque au-dessus des essieux.

De terrassiers, nous voilà devenus bûcherons. Dans la forêt qui nous enveloppe, nous coupons, taillons et abattons de menues branches feuillues. Cela fait un magnifique tapis d’une longueur de 200 mètres que nous étendons devant l’auto récalcitrante. Cet aimable procédé la décide à repartir.

A la façon dont elle glisse
Oh ! oh ! c’est une impératrice !

Mais ne chantons pas victoire… la forêt nous ménage encore d’autres surprises, on dirait vraiment qu’elle se défend contre nous et se plaît à nous tendre des pièges.

A peine désensablés, un arbre nous barre la route. Et quel arbre ! Un phénomène végétal comme on n’en voit qu’ici !

A nous les haches et les scies ! Mais vraiment les bûcherons improvisés que nous sommes se sentiraient quelque velléité de jeter le manche après la cognée, si nous n’étions soutenus par la ferme volonté d’arriver et par l’horreur naturelle du demi-tour !

Enfin, le géant tombe sous nos coups, et nous repartons tout fiers… jusqu’à un autre arbre, qui semble nous dire ironiquement : On ne passe pas !

Il est d’ailleurs très pittoresque, ce second adversaire ! Négligemment incliné au-dessus de la route, mais retenu par la cime à un fouillis de lianes, il symbolise à merveille le déraciné de Maurice Barrès ! Le mal est que la voûte naturelle qu’il forme nous surplombe d’un peu trop près… Je passe quand même, mais la capote s’accroche à une liane, la secousse ébranle tout ce portique végétal, le déraciné se décroche et vient s’écraser à quelques centimètres de l’arrière de la voiture avec un fracas épouvantable. Nous l’avons échappé belle !

Pour nous redonner un peu de cœur, voici maintenant que les ornières se creusent et se multiplient sous nos roues. Il faut encore avoir recours à notre arsenal de pelles et de pioches et reprendre notre dure besogne de terrassiers… et nous n’avons à compter que sur nous-mêmes, pauvres Robinsons de la brousse. Autour de nous, c’est la solitude absolue… pas le moindre indigène, pas le moindre coolie.

Et à l’horizon
Aucune maison,
Aucune !

Il est vrai que notre horizon est plutôt borné.


La triomphante inutilité de Brin-d’Amour s’affirme davantage à chaque obstacle. Sans doute, nous connaissions par ouï-dire la nonchalance orientale, mais elle pourrait passer pour la plus fiévreuse activité auprès de cette inertie « extrême-orientale » !… Ah ! non ! Brin-d’Amour ne pratique pas le culte de la vie intense ! Dans cette cité future dont nous menace le socialisme, Brin-d’Amour trouverait tout de suite une sinécure, il serait Inspecteur du Travail ou Ministre des Repos particuliers. Personne ne s’entend comme lui à regarder travailler les autres !

D’ailleurs, l’inaction même le fatigue. Et tandis que nous piochons, il va s’étendre à l’écart, en déclarant d’une voix lassée qu’il n’en peut plus et qu’il meurt de soif… On aurait mauvaise grâce à lui répondre qu’il n’est pas le seul : Brin-d’Amour n’en croirait rien !

Toutefois, je ne voudrais pas insinuer que notre boy représente toutes nos vaillantes populations indo-chinoises et je ne cherche pas à l’élever à la dignité de type général, quoique ce soit un type bien particulier ! Je me méfie des synthèses hâtives où les voyageurs se laissent trop souvent entraîner. Brin-d’Amour est un Cochinchinois qui ne veut rien savoir, il faut bien le constater, mais de là à conclure que tous les Cochinchinois sont paresseux, il y a loin !

Et la meilleure preuve que Brin-d’Amour ne doit pas suffire à jeter le discrédit sur toute sa race, c’est que le brave guide que nous a confié M. Prère fait tout ce qu’il peut pour nous venir en aide, malgré ses soixante ans bien comptés.

« Son Indolence Indo-chinoise » Brin-d’Amour devrait bien prendre exemple sur son courageux compatriote… Ce bon vieux, sec et noueux comme un sarment de vigne, montre une activité endiablée. Il est partout, il se multiplie, que dis-je ? il s’élève au carré.

Enfin, au moment même où nous reprenons notre route… (car, elle est bien à nous, puisque nous la frayons à mesure que nous avançons), un pénible accident vient attrister cette matinée, déjà si mouvementée. Pendant que nous nous servons de la voiture comme d’un bélier, pour nous ouvrir un passage à travers le fouillis de la forêt, notre pauvre Guérin a la main prise entre une grosse branche et la carrosserie. Au premier abord, je crains qu’il n’ait tous les doigts écrasés. Par bonheur, tout se borne à une forte contusion. Mais notre courageux blessé a beau tenter de nous rassurer, en nous faisant observer gaîment que « c’est la main gauche et que, par conséquent, ça n’a aucune importance ! » nous voyons trop qu’il souffre affreusement et nous déplorons de ne pouvoir mieux le soulager. Nous avançons en silence.

A une heure de l’après-midi, nous nous arrêtons près d’une mare. Ce serait le moment de déjeuner, mais nous sommes trop fatigués pour manger. En revanche, nous mourons de soif !

Une heure de repos nous rend quelque énergie.

Nous repartons. La chaleur se passe de commentaires ! Hervé de Bernis trouve la température « résolument ambiante ». Ce n’est pas trop dire.

Quant à moi, j’ai entamé dans mon for intérieur une lutte vaine et désespérée. Je me débats entre les incertitudes de la topographie dans l’espace, j’appelle de tous mes vœux le génie bienfaisant (les légendes locales en sont pleines) qui me dirait à quelle distance nous nous trouvons exactement de Sockiet, où nous aurons une rivière à traverser. J’avais d’abord espéré que nous pourrions arriver ce soir même à Kreck. Hélas ! je commence à pressentir qu’il va falloir en rabattre et remettre à un autre jour notre entrée triomphale dans cette ville !

Ma seule consolation me vient de la tenue admirable de la voiture à travers cette forêt… désenchantée : elle continue à rouler, puissante et régulière, sans donner signe de fatigue ni de chauffement. Vraiment, je conçois qu’un fervent de l’auto puisse en arriver à aimer sa machine, comme un cavalier aime son cheval. Et il ne faudrait pas beaucoup me pousser pour me faire avouer que les machines doivent avoir une espèce d’âme obscure, qui leur fait à chacune une personnalité mécanique. J’ai connu d’affreux tacots qui me paraissent assez représenter la canaille de l’automobile, de braves moteurs alertes, francs, mais malicieux comme des gavroches, d’autres solides et réguliers comme de bons bourgeois. Cette voiture-ci est vraiment une voiture de race !

Ah ! si les machines pouvaient parler, elle nous renseignerait mieux que l’inutile Brin-d’Amour ! Elle nous dirait peut-être combien de temps il nous faut marcher encore, pour arriver à Sockiet…

Tout à l’heure, je l’ai demandé à notre vieux guide : il m’a répondu de son ton le plus tranquille :

— Six heures !

J’en suis resté abasourdi… Six heures ! Comment ? Voilà sept heures que nous sommes partis : la distance de Tay-Ninh à Sockiet, ne dépasse pas, s’il faut en croire l’autorité du topo, 27 kilomètres, et il nous faut marcher pendant six heures encore ! J’ai beau me répéter que, selon la formule kantienne, le temps et l’espace sont des conditions subjectives de notre pensée, vraiment cette consolation métaphysique ne me suffit pas. Il me semble pourtant que nous avons, depuis ce matin, dépassé la vitesse moyenne de 2 kilomètres à l’heure !

Mais attention ! Une seconde !… voici du monde ! comme on dit chez Fursy. Quels sont ces inconnus qui s’avancent à notre rencontre ?

L’œil exercé et d’ailleurs perçant d’Hervé de Bernis les reconnaît pour des Cambodgiens. Je constate seulement qu’ils sont beaucoup et paraissent animés des meilleures intentions. Bientôt, ils entourent la voiture et profèrent à l’envi ces paroles confuses que l’Officiel qualifie de rumeurs en sens divers.

Brin-d’Amour daigne sortir de son apathie, pour prendre langue avec eux.

Ce sont, paraît-il, des habitants de Sockiet et des environs envoyés par le Résident pour nous aider à traverser la rivière.

Qu’ils soient les bienvenus et que la rivière nous soit propice, mais je ne la croyais pas si proche !

La voilà pourtant, cette rivière de Sockiet, qui va compléter notre liste d’obstacles pour cette première journée.

J’arrête sur les bords de la berge, presque à pic en cet endroit.

Et, comme à Paris, « tout le monde descend ».

Nous commençons par considérer notre nouvel adversaire ; au premier abord, elle ne semble pas bien terrible. Paisible et lente, elle n’a en ce moment que très peu d’eau, mais elle se distingue des rivières civilisées par l’absence de pont, qui donne quand même à réfléchir. Il va nous falloir la traverser par nos propres moyens avec la voiture qui ne s’en tirera pas sans un « bain d’essieux »… que je prévois avec quelque inquiétude.

Bernis et le fidèle Guérin partent en éclaireurs. Ils montent dans une barque et vont reconnaître le chemin à parcourir pour aborder, à la sortie du gué, sur la rive opposée.

Cette sortie ne se trouve pas précisément en face de la descente de notre côté, ce qui va nous forcer à traverser en biais 20 ou 25 mètres dans 40 centimètres d’eau.

Nos deux éclaireurs reviennent enchantés. Et, en effet, la difficulté ne semble pas jusqu’ici insurmontable.

Seul, le perfide Brin-d’Amour arbore un mystérieux sourire qui ne rappelle en rien celui de la Joconde. Est-ce que par hasard il pressentirait une de ces déconvenues qui le remplissent parfois d’une joie sournoise ?… Nous ne perdons pas notre temps à le questionner, bien sûrs d’ailleurs qu’il ne répondrait rien. Et chacun se met à l’œuvre.

On attache des cordes à l’avant de la voiture. De sa main valide, Guérin saisit le volant : les braves gens de Sockiet s’attellent à la besogne et aux cordes et tirent d’un effort unanime et soutenu par des onomatopées gutturales.

Plouf ! Voilà la Diétrich à l’eau !

Ses débuts aquatiques sont tout à fait rassurants. Tout va bien, je commence à respirer… quand tout à coup, au beau milieu de la rivière, la voiture s’arrête et manifeste l’intention la plus évidente de s’enfoncer : elle aura rencontré un de ces fonds de grève, comme il y en a tant dans le cours de la Loire, et le sable fin aura cédé sous un tel poids.

Le désespoir s’empare de nous : car nous assistons vraiment au naufrage de nos espérances ! L’eau monte à vue d’œil et menace de tout inonder : déjà le réservoir et la première malle ont disparu entièrement. Encore quelques minutes et c’en est fait de notre voyage.

Dans un tel désarroi, une première mesure s’impose : décharger la voiture. J’essaie de le faire comprendre à Brin-d’Amour, mais il se recueille dans son sourire qui ne traduit plus qu’un abrutissement complet.

Résistant au désir naturel de le jeter dans les 40 centimètres d’eau de la rivière, je saute dans la barque et m’adressant aux hommes de bonne volonté, je me mets à pousser des cris inhumains, auxquels répondent à la fois soixante Cambodgiens et Annamites. Nous hurlons tous en même temps et cela forme une cacophonie à décourager tous les véristes italiens !

Enfin, sans qu’on puisse savoir pourquoi, Brin-d’Amour se décide à comprendre. Il parle au peuple et l’on se met à exécuter mes ordres ; mais pendant ce temps, la voiture s’est enfoncée un peu plus.

Je revivrai toujours ces moments d’angoisse… Je reverrai toujours ce brave Guérin, de l’eau jusqu’aux genoux, cramponné désespérément au volant et ne se souciant plus de sa blessure. Il symbolisait vraiment le devoir et rien ne lui aurait fait abandonner sa machine.

Enfin, à force de hurler et de tirer sur les cordes, les indigènes finissent par amener sur la rive opposée une masse grise et ruisselante… qui, sous le soir qui tombe, ressemble à la fois à un chat mouillé et à un vieux parapluie. Il faut un effort d’imagination pour reconnaître notre vaillante Diétrich dans cette chose informe et pitoyable. A l’intérieur tout ruisselle, mes jumelles, le télescope de ma carabine, un kodak qui n’a plus rien d’humain ! Les cartouches sont en bouillie et l’eau se précipite en cataractes de la machine, comme d’un moulin à eau.

Comment pourrons-nous jamais réparer de tels dégâts ?

Mais ce n’est pas l’heure de s’attarder à ces tristes réflexions.

La nuit vient avec cette rapidité que connaissent bien tous ceux qui ont voyagé en Extrême-Orient.

Nous ne pouvons pas rester là : il faut gagner le village le plus proche.

Renseignements pris, c’est Tapang-Prey, dont nous sommes encore éloignés de 6 kilomètres.

Mais aucun de nous ne veut se résigner à abandonner la voiture ! Cela nous paraîtrait une sorte de trahison !

Je demande si l’on peut trouver dans les environs des bœufs ou des buffles pour traîner la machine. On me répond qu’il n’y en a qu’au village, où il n’est plus temps d’aller les chercher… Évidemment, à cette heure-ci, les coccinelles sont couchées et tout porte à croire que les bœufs en ont fait autant. Ces braves bêtes ne sont guère préparées à un service de nuit ! Il reste bien la main-d’œuvre annamite ! Et si les soixante indigènes qui entourent la voiture et la considèrent avec une admiration craintive voulaient la tirer jusqu’au village… Mais comment entamer les négociations ? Là se manifeste encore l’influence providentielle de M. Prère !

Après cinq minutes d’inutiles palabres avec celui qui me paraît le chef de toute cette foule, je me décide à sortir de ma poche un papier précieux que je brandis victorieusement. A son seul aspect, mon bonhomme change de visage : il le lit en donnant toutes les marques extérieures du respect et le fait lire à ses compagnons qui poussent des grognements approbatifs et révérencieux.

Voici la teneur exacte de ce talisman qui va changer la face des choses et des hommes :

Chang’h, Bo. Quan’

Ordre aux chefs et sous-chefs des cantons et aux notables des divers villages de la province de Tay-Ninh qui s’y conformeront.

M. le duc de Montpensier a l’intention de se rendre à Kreck et de continuer ensuite son voyage d’exploration jusqu’à Kompong-Cham (Grand Fleuve).

Si en route, il a besoin de coolies, de charrettes à bœufs ou à buffles, de chevaux ou de bœufs, il faut les lui fournir le plus vite possible.

Je vous prie de faire savoir aux coolies, propriétaires de charrettes, de chevaux et de bœufs, qu’ils seront largement payés par M. le Duc. Je leur promets que si M. le Duc ne les payait pas, je les paierai de mon propre argent.

Les autorités cantonales et communales qui ne se conformeraient pas à cet ordre seront très sévèrement blâmées.

Tay-Ninh, 14 mars 1908.

L’Administrateur,
Signé : Prère.

Ah ! que l’on serait mal venu à nier l’influence morale de la littérature ! Aussitôt qu’il eut pris connaissance de ce précieux document, le chef se répandit en lays, ce qui veut dire en protestations de dévouement ; et sa réponse, d’une prolixité extrême-orientale, peut se résumer ainsi :

— C’est parfait ! Je vais faire tirer la voiture jusqu’à Tapang-Prey par ces messieurs (et son large geste embrassait toute la multitude) à raison de cinquante cents par homme…

Le prix du cent n’a de valeur fixe que dans le répertoire de l’Ambigu. Ici il représente le centième d’une piastre et les prétentions du bonhomme s’élèvent donc à une demi-piastre par tête. Étant donné le nombre de ces modestes auxiliaires, dont les deux tiers n’auront absolument pour toute besogne qu’à regarder travailler les autres, à moins de les gêner par un zèle encombrant et intempestif, la petite note paraît, si l’on peut dire, au-dessus de la portée !… Mais, ma foi tant pis ! Devant la joie de sortir d’embarras, j’accepte sans discuter.

Et, maintenant tranquille, je laisse la voiture sous la garde d’Hervé de Bernis et du fidèle Guérin, et nous nous mettons en route gais et contents, le compagnon et moi.

Chemin faisant, ayant eu l’heureuse idée d’emporter ma carabine-fusil, j’abats, à travers la nuit qui descend sur la forêt, plusieurs coqs sauvages et un magnifique singe, au grand amusement des Cambodgiens qui nous servent d’escorte.

Et nous avançons lentement à la lueur des torches qui réveillent les oiseaux sur les branches.


Enfin, nous nous arrêtons devant la canha qui doit nous servir de logement.

Mon Dieu ! ce n’est pas un château des bords de la Loire ! (et peut-être fallait-il s’y attendre quelque peu). Pourtant la simplicité de sa construction ne laisse pas que de nous plaire. Par un effort d’imagination à la portée des intelligences les plus primaires, qu’on se représente quatre gros piquets surmontés d’un toit en paillote (paille de riz). Cela rappelle ces kiosques champêtres que les braves épiciers en retraite font dresser au fond de leur jardin.

J’ajouterai, avec une précision géométrique, que notre kiosque a la forme d’un rectangle de six mètres environ sur trois.

Un immense lit bas, qui peut servir aussi de table, remplit presque tout l’intérieur.

Dans un coin, nous découvrons une pièce de bois dont la forme singulière nous intrigue. C’est, paraît-il, une cangue pour les prisonniers. On ne saura jamais ce qu’elle peut bien faire là. Je la soupèse, elle me semble d’une légèreté tout à fait engageante. Au fond, cet instrument de supplice sur lequel on a versé tant de littérature humanitaire ne doit pas être beaucoup plus gênant qu’un faux col fortement empesé. On l’inflige plutôt aux prisonniers comme une marque d’infamie dont ils paraissent d’ailleurs se soucier tout autant qu’un poisson d’une banane. A mon vif regret, je ne puis donc en tirer des effets de terreur pour mes lecteurs bénévoles.

Quant aux murs de la canha, la description que j’en ai tentée suffit à démontrer qu’ils sont remplacés par la plus franche cordialité.

Sous le toit de paille que soutiennent les quatre piquets, tous les vents peuvent circuler librement. Du reste, on peut être tranquille : ils n’abuseront pas de la permission.

Nous n’avons même pas de mur Guilloutet pour nous dérober aux regards indiscrets — et ces bons Cambodgiens, comme tous les peuples d’Extrême-Orient, sont encore plus badauds que les gavroches parisiens ou les cockneys de Londres. Aussi, notre vie privée risque fort d’attirer l’attention. Enfin, je ferai poser les toiles de tente et des nattes contre les piquets.

En attendant l’arrivée de l’auto, nous commençons à nous installer. Quelques braves Cambodgiens nous apportent des noix de coco, des œufs et du riz, de quoi faire tous les frais d’un banquet de végétariens.

Pendant que nous le préparons, une rumeur lointaine nous annonce que notre pauvre machine approche, traînée par les coolies… Cela grandit, grandit, puis éclate en un vacarme étourdissant qui participe à la fois de l’émeute… et de la meute. Une assemblée parlementaire ne parviendrait pas à faire tant de bruit, même en renversant un cabinet. Je me précipite au-devant de ces virtuoses.

Quelle vision d’enfer !… aux flammes vacillantes des torches qui empourprent la foule hurlante, la Diétrich semble un dragon monstrueux capturé par tout un peuple et ramené en triomphe. Tirée, poussée, traînée, bousculée par cent bras, elle oscille, roule et tangue au-dessus de ces flots humains et l’on dirait maintenant un navire en détresse.

Enfin le cortège, Guérin au volant, s’arrête près de la canha.

Nous nous précipitons à l’assaut de la voiture pour en retirer les malles, la cuisine, les sacoches.

Hélas ! la malle à effets est transformée en aquarium ! Et quant à la cuisine, c’est à croire que tous les mauvais génies de la forêt s’en sont servis comme d’alambic pour composer une bouillabaisse ensorcelée… le thé, le curry, le sucre, la farine et le sel se confondent en une sauce indescriptible.

Par une chance dont il faut se louer, la malle supérieure qui contient la pharmacie et les conserves a échappé au naufrage.

Quant à notre pauvre machine, elle ne gagne pas à être vue de près.

Elle rappelle ces choses dont Bossuet a parlé quelque part (d’après Tertullien, d’ailleurs !) et qui n’ont plus de nom dans aucune langue.

Mais les nécessités immédiates du campement ne nous laissent point le loisir de nous attarder à déplorer notre infortune… Il faut encore, après tous les avatars de cette journée funeste, nous transformer en cuisiniers…

D’un geste empreint d’une mâle décision, j’ouvre deux boîtes de tripes et, brandissant une casserole, je me mets à faire chauffer notre dîner. Oh ! ce n’est pas que l’appétit nous talonne : nous sommes bien trop tristes et trop fatigués pour que notre pauvre repas nous semble un plaisir. Rien ne prête d’ailleurs à ces douces causeries qui sont le charme et l’excuse des joies gastronomiques.

Enfin, cette formalité vite expédiée, nous faisons disposer des malles et des tentes autour de notre canha qui manque vraiment d’intimité. Une fois à l’abri des regards indiscrets et indigènes, nous montons nous-mêmes les lits pliants sur la grande table centrale. Prévoyant qu’il nous faudra rester ici plusieurs jours, pour nettoyer la machine et vider l’eau des réservoirs, je fais envoyer un coolie à la recherche du milicien qui nous ramènera les charrettes.

Enfin, nous nous couchons, brisés de fatigue.

Mais la fatigue n’a pas toujours cette vertu dormitive que les médecins de Molière reconnaissent à l’opium. Devant mes yeux ouverts dans l’obscurité de la canha, passent et repassent tous les événements de cette triste journée. Vraiment ce voyage entrepris de si bon cœur aurait mérité de mieux commencer. Je comptais bien sur les émotions inséparables d’un premier début ! mais je ne les avais prévues ni si variées ni si désagréables. Je rêve tout éveillé aux merveilles d’Ang-Kor… Elles me paraissent lointaines et comme irréelles. Quels nouveaux obstacles vont se dresser devant nous avant que surgissent au-dessus de la forêt mystérieuse les tours des palais et les coupoles des temples ? Et verrons-nous jamais la Ville au Bois dormant ?

Le voyageur s’interroge avec angoisse… et l’automobiliste lui répond avec une précision tout arithmétique :

— Nous avons roulé une journée entière… et comment !… à travers la brousse cochinchinoise. Et après tant d’efforts qu’avons-nous fait ? 40 kilomètres !… et avec une voiture qui, sur une route ordinaire, n’eût pas mis une demi-heure à parcourir le même trajet.

Or, tout permet de présumer qu’à mesure que nous avancerons les routes deviendront plus impraticables, en admettant même qu’il y en ait.

Donc…

Par bonheur, mes yeux se ferment avant d’avoir entrevu la conclusion de ce syllogisme désenchanté.


PASSAGE DE LA RIVIÈRE DE SOCKIET

TOURS KHMER D’ANG-KOR-VAT
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