La Ville au Bois dormant : $b De Saïgon à Ang-Kor en automobile
LE PONT A KOMPONG-THOM
CHAPITRE IX
DÉPART DE KOMPONG-CHAM
LE PONT DE PNOW ET TANG KRASSANG
LE FEU DANS LA PRAIRIE
ENSABLÉS — ARRIVÉE A KOMPONG-THOM
28 mars 1908.
Allons ! Il faut nous résigner à quitter cette résidence où nous avons reçu un si charmant accueil. Ce matin, dès six heures et demie, les bagages sont chargés sur l’auto, tout le monde est prêt… et nous faisons nos derniers adieux à M. Beaudoin et à M. Dessenlis. Vraiment il nous semble que nous quittons des amis que nous aurions toujours connus et nous voudrions mieux leur dire toute notre gratitude.
Pour la première fois, depuis notre départ de Saïgon, nous démarrons tristement et sans enthousiasme.
Nous refaisons d’abord la route déjà parcourue jusqu’aux ruines et nous la suivons jusqu’au 15e kilomètre où l’a poussée l’initiative de M. Beaudoin. C’est donc encore à lui que nous devons notre magnifique allure. A partir du 16e kilomètre la face des choses devient rébarbative ! Nous suivons à travers la forêt un chemin accidenté, ce qui fait dire à Guérin « qu’il ne faut pas pousser la sensibilité jusqu’à se désoler devant des accidents de terrain. » (!!!) Nous franchissons deux montées naturellement suivies de deux descentes rocailleuses, puis une quantité de petits ponts en bois… dont la solidité mérite les plus grands éloges, car tous résistent victorieusement à la dure épreuve que leur impose le poids de la voiture et nous nous étonnons joyeusement qu’ils n’aient pas craqué à notre passage.
Au sortir de la forêt, nous trouvons une vaste plaine que traverse une route sablonneuse. Cela ne nous dit rien qui vaille, mais le moteur travaille ferme et nous avançons sans encombres. Bientôt, par bonheur, cette route se sépare en deux et nous suivons celle de droite dont le sol est gazonné. Alors nous roulons sur le velours. A nous la quatrième vitesse. Cette route idéale est toute jalonnée de perches en bambous que couronne une touffe de feuilles : ce sont nos poteaux indicateurs.
— Tout un corps de balais, dit Guérin, et il ajoute :
— Quand on a été à la peine, c’est bien le moins qu’on soit jalonneur !
Je le regarde sévèrement, car je crois bien me rappeler que j’ai déjà lu cela quelque part… dans les œuvres complètes de Willy, sans doute !
Tout d’un coup, sans qu’on sache pourquoi, cette belle chaussée se termine dans une rizière.
Adieu la vitesse ! Voilà les bêtises qui recommencent.
N’importe ! nous avons gagné une fameuse avance sur notre horaire, il n’est que dix heures et nous avons déjà avalé 75 kilomètres, c’est-à-dire les trois quarts de ce record inespéré que nous promettait hier M. Beaudoin.
Maintenant nous roulons à travers des rizières, dont les indigènes ont coupé de place en place les remblais séparateurs afin de nous laisser passer. Malgré cette aimable attention, le terrain est très dur et nous retombons aux cahots : c’est la promenade des mille secousses.
Les fameux balais nous précèdent toujours et nous indiquent notre chemin.
A dix heures et demie, nous rentrons en forêt. La route est tortueuse et terriblement étroite, mais nous n’avons pas le droit de nous plaindre, car les coolies ont coupé les branches et les lianes qui auraient gêné notre passage. Et après les tristes aventures de ces derniers jours, nous nous estimons trop heureux de ne pas avoir à nous arrêter toutes les cinq minutes pour déblayer le chemin.
Néanmoins, les tournants sont d’une brusquerie tout à fait blâmable ! A chaque virage les coffres des marchepieds accrochent… et crient leur souffrance. Les pneus ne disent rien, mais ils n’en pensent pas moins. A onze heures et demie, nous retrouvons la plaine… Là-bas, tout là-bas à l’horizon, se dresse un bouquet de cocotiers que l’interprète nous montre d’un geste large et fier.
Baraï ! c’est Baraï ! où d’après nos prévisions les plus audacieuses nous ne devions arriver qu’à la nuit tombante. Nous avons peine à le croire… mais il faut bien se rendre à l’évidence. Si impossible que cela paraisse à notre modestie nous avons fait, en plein Cambodge, cent kilomètres avant déjeuner. M. Beaudoin serait fier de nous ! et ma foi, nous le sommes aussi un peu, tout de même !
… Mais un petit accident nous rappelle à la réalité, une branche accroche et arrache la valve du pneu arrière qui s’empresse de s’aplatir. Tant pis, nous n’en sommes plus à nous émouvoir à de pareilles vétilles ! Et aussi bien, puisque la route est sablonneuse, nous ne risquons rien et nous ne daignons même pas nous arrêter. Un peu plus loin, dans une ornière profonde, le carter touche avec force. Guérin descend, se couche sur le dos et travaille à le démonter, mais nous voyons la terre promise et l’espérance nous soutient.
Enfin, nous repartons et nous entrons dans Baraï en première vitesse, à midi et demi. J’aurais préféré midi juste ! mais le sable et le pneu nous ont quelque peu retardés.
Nos charrettes, elles aussi, ont fait de la vitesse, sous l’habile conduite de Nam-Ay ; elles sont là depuis le matin. On dirait vraiment que la Némésis indo-chinoise a renoncé à nous dresser des embûches.
Le gouverneur indigène de Baraï nous reçoit avec des honneurs qui ne laissent pas que de nous intimider quelque peu et la « Voiture de feu » lui inspire un mélange de crainte, de respect et d’admiration qui se traduit par des politesses à n’en plus finir.
Après mille protestations de dévouement, il nous remet une lettre du Résident de Kompong-Thom.
Bien persuadé que jamais nous ne pourrons parvenir avec la voiture jusque dans sa province, M. Chambert a la bonté de nous envoyer cinq chevaux pour nous et quatre éléphants pour nos bagages !
Tant de prévenances nous désempare. Certes, nous n’en voulons nullement à l’aimable Résident d’avoir douté de nous ; c’est qu’il ne sait pas encore de quoi nous sommes capables. Mais nous allons bien le lui faire voir ! Un grand complot se forme pendant le déjeuner, nous décidons à l’unanimité que non seulement nous arriverons à Kompong-Thom, et bien entendu avec la voiture, mais que nous y arriverons ce soir même !!
(Chœur des Conspirateurs, trémolo à l’orchestre.)
Le même enthousiasme nous soulève tous et le feu sacré de l’automobilisme nous pénètre. Nous nous sentons capables des plus grandes choses. Le déjeuner en souffre… mais qu’importe. Mange-t-on quand on a des ailes ?
Nous sortons de table en proie au plus généreux délire.
En hâte, Guérin, le plus emballé de nous tous ! remet une chambre à air neuve et fait les pleins d’huile et d’essence pendant que l’on charge les éléphants avec les caisses des deux charrettes de Kompong-Cham. Les braves bœufs venus de Tay-Ninh resteront ici sous la garde du gouverneur. En effet, le voyage ne leur a pas réussi, et les pauvres bêtes se ressentent de leurs fatigues. Elles sont maigres et efflanquées à faire pitié. Le village nous en fournira six autres.
… Ici se passe une chose bizarre et qui déroute toutes les notions que l’on peut avoir de l’arithmétique : nous avions en arrivant à Baraï cinq charrettes pour porter tous les bagages, nous en déchargeons deux pour en mettre le contenu sur le dos des éléphants (qui, comme on sait, ont le dos bon !…) et voilà qu’il faut, paraît-il, prendre cinq autres charrettes supplémentaires !… C’est une de ces combinaisons indo-chinoises où les quatre règles se mêlent et s’enchevêtrent pour le désespoir des Occidentaux. Si nous avions le temps, j’aurais plaisir à élucider ce problème, mais nous sommes pressés de partir ! Aussi je renonce à y rien comprendre et, en désespoir de cause, nous laissons Nam-Ay se débrouiller. Son intelligence chinoise lui fournira les ressources nécessaires pour s’en tirer tout seul à son honneur et à son profit… sinon au nôtre !
A trois heures et demie, nous quittons Baraï, escortés par une vingtaine d’habitants à cheval. Notre nouveau boy Tiam s’est, lui aussi, procuré une monture et caracole de son mieux. Je remarque encore dans notre cortège une étrange petite voiture cambodgienne composée d’un siège perché sur deux roues et qui s’appelle norgélette.
C’est, nous dit-on, un moyen de locomotion merveilleux pour le pays, car il permet de traverser sans encombre les terrains les plus mauvais. Je ne sais pourquoi, je préfère quand même notre Diétrich.
ANG-KOR-THOM
… Au sortir de Baraï, nous roulons dans une plaine immense qui s’étend à perte de vue devant nous. Le sentier que nous suivons est sablonneux et creusé çà et là d’ornières perfides qui se dissimulent sous les hautes herbes. Ces pièges perpétuels ralentissent notre marche et nous maintiennent dans un état d’exaspération constante.
La fâcheuse panne semble nous guetter à chaque tour de roue…
Enfin, nous l’évitons à force de prudence et, vers cinq heures, nous arrivons à Pnow où nous attend un obstacle de tout premier choix.
En effet, nous avons à traverser ici une rivière qui a le triple talent (pour citer une chanson de France !) d’être à la fois large, profonde et de courant très fort.
Avec cette extrême obligeance, dont nous trouvons les preuves à mesure que nous avançons dans sa province, M. Chambert a fait établir une passerelle qui semble se tendre vers nous comme une amie. Cette passerelle « de fortune » est construite avec des branches et des bambous qui supportent des planches très longues, mais assez minces.
Nous commençons par l’examiner avec soin, comme les grands acrobates des music-halls inspectent les agrès sur lesquels ils doivent exécuter un exercice périlleux.
De prime abord, la solidité de ce léger édifice nous inspire quelque inquiétude : un brusque plongeon dans la rivière ne vaudrait rien pour notre voiture… et deux sûretés valent mieux qu’une ; aussi enlevons-nous quelques planches du centre pour renforcer les côtés où passeront les roues de la voiture.
Le temps nous manque pour prendre d’autres précautions. Si nous voulons arriver ce soir à Kompong-Thom, il faut se hâter et ne pas se perdre en hésitations.
Tout le monde descend et je reste seul à la direction.
Bernis et Guérin se tiennent en avant sur le pont improvisé pour m’avertir au cas où les roues ne suivraient pas la bonne voie… une voie de bois marquée par des planches supplémentaires qui font les fonctions de rails.
… De plus en plus, j’ai l’impression d’être un de ces numéros « sensationnels » pour qui le manager réclame le silence au public… et je crois entendre une voix solennelle prononcer la phrase qui fait passer un petit frisson dans le dos des spectateurs…
« L’exercice auquel va se livrer devant vous l’illustre professeur X… étant des plus dangereux, le public est instamment prié de ne pousser aucun cri et de ne troubler l’opérateur par aucune manifestation !… »
Are you ready ?? — Go !!
J’appuie sur la pédale d’accélérateur.
La voiture s’engage en première vitesse sur la passerelle fléchissante qui craque et plie, comme je m’y attendais d’ailleurs.
Je me rappelle alors cet épisode du Tour du monde en quatre-vingts jours où un railway, lancé à toute vapeur, franchit un précipice sur un pont tremblant qui s’écroule aussitôt après son passage.
A moi ! Mânes illustres de Philéas Fogg et de Passe-Partout !
J’accélère… la voiture bondit en avant. De sombres craquements retentissent de toute part, je m’attends au plongeon…
Mais déjà la voiture escalade la berge. Sauvé !!!!!
Mes compagnons applaudissent… la foule trépigne et hurle, je sens que d’un seul coup je viens de conquérir à l’automobilisme « les couches profondes » de la population cambodgienne. J’en ressens une légitime fierté… mais je suis surtout heureux d’avoir passé sans encombres, car je puis bien me l’avouer à présent, dans tous les sens du mot, « je n’en menais pas large !! » Mais rien ne réconcilie avec le danger comme de l’avoir bravé et je recommencerais volontiers… si nous ne devions pas arriver ce soir à Kompong-Thom.
Je me dérobe à une ovation et je remercie le gouverneur cambodgien, non sans lui demander de conserver le pont pour notre retour.
Et nous repartons.
Quand on vient de passer un obstacle, la vitesse devient un besoin impérieux. Nous le satisfaisons donc et nous roulons en troisième à travers champs. Les notables de Baraï, qui s’amusent comme de grands enfants, nous suivent dans un tourbillon de poussière, au galop précipité de leurs chevaux qui n’en peuvent mais… l’un d’eux même, enivré de vitesse, court à bride abattue devant la voiture. Il nous force à modérer notre allure et nous aveugle de sable. Nous avons beau donner des coups de trompe, faire mugir la sirène, lui crier de s’écarter, rien n’y fait ! Le cheval affolé n’en galope que plus vite !
Alors, exaspérés, nous prenons la quatrième vitesse et au risque de tout casser, commence une course effrénée… dont nous sortons glorieusement vainqueurs.
Cette randonnée ne se termine qu’en entrant à Tang-Krassang où nous passons sur un superbe pont — un vrai celui-là ! — haut de vingt mètres et long de cent vingt. Passage sans accident, bien entendu ! Tout marche à souhait.
Nous traversons Tang-Krassang parmi les cris des habitants. Notre escorte est semée depuis une demi-heure et nous continuons notre route, toujours guidés par les balais qui nous continuent leurs bons offices de muets indicateurs.
A six heures et demie, en pleine clairière, nous nous ensablons jusqu’aux essieux. Il faut descendre et pousser pour aider le moteur…
Plus loin, la voiture touche… et nous voilà armés de pioches, en train d’aplanir le milieu de la route. Guérin travaille ferme en grommelant que, si nous arrivons jamais, nous pourrons nous vanter, à plus d’un titre, d’avoir fait la route de Saïgon à Ang-Kor.
Pendant qu’il nous prodigue ces encouragements, la nuit tombe tout à coup avec son habituel manque de politesse et de crépuscule. Et nous allons nous trouver obligés d’allumer les phares, non par crainte d’une contravention, mais parce que nous n’aurons que leur lumière pour nous guider. Le malheur est que les phares se sont mis en grève et ne veulent plus rien savoir… comme il arrive d’ailleurs dans toutes les circonstances où l’on a besoin d’eux. Les projecteurs se refusent énergiquement à fonctionner. Enfin, à force de discuter nous parvenons à obtenir de l’un des phares, celui dont la glace est du reste cassée depuis Tampho, qu’il consente à nous donner quelque lumière.
Nous repartons donc avec une voiture borgne, en tremblant à chaque instant qu’un souffle de vent n’éteigne notre œil unique !
Le palefrenier de la Résidence de Kompong-Thom qui avait amené les chevaux de Baraï vient de nous rejoindre ; je le fais monter sur le marchepied pour nous indiquer le chemin, car il fait noir comme dans un drame de l’ancien Ambigu et nous ne distinguons plus rien. Toujours du sable, toujours la forêt… et cette nuit profonde dont peuvent se faire une idée seulement ceux qui se sont trouvés seuls dans un pays ignoré, sous un ciel lourd sans étoiles et sans lune.
Cette route nous semble interminable, chacun de nous s’avoue à part soi qu’il n’est peut-être pas très prudent de se lancer dans l’inconnu en pleine nuit, mais nous nous gardons bien de nous confier nos impressions… Nous nous sommes juré de ne nous arrêter qu’à Kompong-Thom. Coûte que coûte, nous y arriverons ! Enfin, nous sortons de cette forêt ténébreuse ! Il n’en fait pas plus clair d’ailleurs, car de gros nuages couvrent le ciel… Mais nous sommes en plaine et nous n’avons plus à craindre de heurter quelque chose ou de rester accrochés par des lianes, ces pieuvres de la forêt ! La plaine dans laquelle nous roulons ne nous rappelle en rien la route de Paris à Trouville. Elle est couverte de grandes herbes, hautes de plus d’un mètre, qui se couchent sur notre passage, si bien que nous avons l’impression d’avancer sur une mer.
… Cette impression devient d’autant plus vive que tout à coup nous faisons un plongeon perpendiculaire dans un trou noir qui s’ouvre sous nos roues. Un cri d’effroi retentit au fond de la voiture… Mais déjà nous voilà remontés de l’autre côté de ce trou, qui n’était heureusement qu’un ravin. Nous commençons à prendre l’habitude de ce genre d’obstacles !… C’est égal, la nuit aidant, nous avons traversé en même temps que le ravin une seconde d’angoisse !
Nous en sommes tout de suite payés par une émotion délicieuse !! Là-bas, quelques points d’or étoilent l’obscurité. Notre guide pousse des cris de joie : il vient de reconnaître les lumières de Kompong-Thom !
Un enthousiasme unanime accueille cette bonne nouvelle. Il est, hélas ! de courte durée.
Sans doute c’est bien Kompong-Thom et nous voyons le but, mais nous en sommes séparés par des marécages qu’il nous faut tourner un à un, de sorte que nous avons beau avancer, la distance ne diminue pas. Tantôt à droite, tantôt à gauche les lumières de Kompong-Thom clignent comme de petits yeux pleins de malice et semblent se moquer de nous. Nous sommes en proie à cette exaspération qui saisit les derniers voyageurs de la ligne Panthéon-Place Courcelles, quand cet omnibus légendaire (et déjà cité !) fait le tour de tous les monuments qu’il rencontre. Je pense à Courteline… Mais je n’en suis pas moins furieux ! Enfin, le chemin devient praticable et se dirige droit sur la ville… quand, par une suprême ironie du sort, nous sommes arrêtés par l’obstacle le plus inattendu : une ligne de flammes qui jaillit brusquement devant nous, puis nous enveloppe et nous entoure de toutes parts ! Cela pourrait sembler un phénomène surnaturel, dû à l’intervention des génies qui gardent cette contrée et nous serions donc Dragon contre Dragon ! Mais non, nous n’aurons même pas la consolation que le merveilleux se mêle à nos aventures ! Cet incendie n’est pas dû à la malveillance, même divine, mais tout simplement à la prévoyance des indigènes qui ne nous attendaient pas si tôt et qui ont mis le feu à la plaine pour détruire les herbes.
… Cet obstacle a du moins cet avantage qu’il ne permet aucune hésitation. Il faut passer et tout de suite, sous peine d’être rôtis comme de simples poulets, car le vent attise le feu qui nous environne d’un cercle toujours plus étroit.
En avant donc !… Nous nous ruons en troisième vitesse au milieu des flammes qui semblent s’ouvrir sous notre assaut, puis, entraînées par l’appel de l’air, s’élancent à notre poursuite comme une immense vague prête à nous engloutir. Nous les gagnons de vitesse, mais nous en gardons tout de même une certaine chaleur entre les omoplates !
Aucun de nous ne pourra jamais oublier ces minutes-là.
Et si l’essence surchauffée avait pris feu, quelle terrible explosion nous eût dispersés dans le paysage !
Enfin, nous voilà bien vivants, grâce à Dieu… et toujours en vue de Kompong-Thom !
Nous tournons encore, nous tournons dans tous les sens… et nous nous trouvons soudain au pied d’un mur que la lueur de l’unique phare semble faire sortir de la nuit !… Une telle obstination du destin contraire finit par nous inspirer quelque gaîté.
Mais de bonnes paroles du guide apaisent nos rires sardoniques. Il paraît que ce mur n’en est pas un… et que nous nous trouvons au pied de la chaussée de la route en construction. Encore faut-il y grimper ! Et cela ne se fait pas sans peine, embrayages, débrayages, marche arrière et tout le diable et son train de pneus ! Enfin, d’un suprême élan nous escaladons cette chaussée abrupte (Bravo, la Diétrich !) et nous roulons enfin sur une route carrossable et bien entretenue.
Quelques instants après nous entrons dans Kompong-Thom et en suivant le cours de la rivière Stung-Sen nous nous arrêtons devant le perron de la Résidence… Deux ombres affolées le descendent, agitant les bras, et se précipitent vers nous : c’est M. Chambert, suivi de son chancelier, M. de Conchy.
Le Résident ne nous cache pas sa stupéfaction. Il ne peut pas croire que nous sommes bien là, devant lui, avec une automobile, quand ce matin nous étions encore à Kompong-Cham. Il nous accable de questions. Il nous avoue que ses notions du temps et de l’espace sont bouleversées… et d’ailleurs nous prouve le plus aimablement du monde qu’il n’en est rien : car il est le premier à s’aviser que huit heures et demie viennent de sonner et que nous devons mourir de faim. Nous sommes forcés d’en convenir. Il nous conduit alors à nos chambres, de magnifiques chambres situées au premier étage de la Résidence, et nous fait servir un excellent dîner, ainsi qu’à Guérin qui loge dans une maison voisine entièrement à son usage.
La voiture, sous la garde de deux linhs, reste devant la Résidence entourée de son public habituel d’admirateurs ! On la garera demain.
Et chacun s’en va se coucher, car nous sommes très fatigués, moi surtout qui de toute la journée n’ai pas quitté mon volant.
Les dernières heures de cette route dans la nuit ont été les plus dures que nous ayons encore passées, les plus exaspérantes aussi. Mais nous sommes si heureux et si fiers d’avoir accompli un vrai tour de force !
Pour des gens qui ne cherchent pas (et pour cause !) à faire de la vitesse, nous pouvons nous vanter de détenir un joli record. Nous avons tenu notre serment. La surprise de M. Chambert nous récompense de tous nos efforts et nos ennuis sont vite effacés par la joie d’être arrivés, non pas par les moyens mis si gentiment à notre disposition, mais par nos propres forces et dans notre bonne voiture !
… Je ne ressens d’ailleurs aucune confusion à avouer que mes propres forces personnelles sont bien déprimées et que j’ai besoin d’une bonne nuit pour me remettre d’aplomb.