← Retour

La Ville au Bois dormant : $b De Saïgon à Ang-Kor en automobile

16px
100%

HALTE A KODORUM

CHAPITRE VI
DÉPART DE KRECK — UN PEU DE VITESSE
ARRIVÉE A SUONG

23 mars 1908.

Au revoir, Kreck !

… Toute la matinée a été consacrée aux derniers préparatifs. Les essais du moteur justifient les plus belles espérances, les coolies sont chargés, les colis arrimés (ou vice versa), il ne reste plus qu’à partir. Nous emportons de Kreck un bon souvenir, de la viande froide, du riz et des œufs pour notre déjeuner.

Notre départ suscite un grand concours de populaire ! Tout le village est dehors pour voir démarrer l’auto, qui a reçu ici le glorieux surnom de Voiture de feu… (un bien joli titre pour un roman d’aventures) !

Je fais demander au guide de monter sur le marchepied pour nous indiquer la route. Mais sa dignité s’y refuse. Cavalier avant tout, il ne veut pas entendre parler de confier sa monture à qui que ce soit. Et sans doute il se méfie de nos trente chevaux vapeur, qui ne lui disent rien qui vaille.

Cette difficulté m’embarrasse quelque peu… mais pas longtemps : car une foule d’indigènes se pressent autour de la voiture et lèvent les mains en agitant leurs doigts comme des écoliers qui implorent de leur maître la permission de quitter la classe pendant quelques instants. Je ne me méprends pas sur le sens de cette pantomime. Visiblement nous sommes entourés d’hommes de bonne volonté qui ne demandent qu’à remplacer notre centaure obstiné : tous donneraient un picul de riz pour monter dans la voiture de feu. Parmi la foule des candidats, j’en choisis un dont les yeux bridés pétillent de désir et d’intelligence. Tout joyeux, il s’installe aux pieds de Guérin et je prévois que ce guide improvisé saura se montrer à la hauteur de ses fonctions. Comment reviendra-t-il à Kreck ? Il ne paraît guère s’en préoccuper, et j’avoue que son insouciance me gagne et calme tous mes scrupules.

Un tour de manivelle et en route !

Au bruit du moteur la foule s’écarte brusquement, comme la mer sous la proue d’un navire. Hommes, femmes et enfants se dispersent à toutes jambes, en poussant des cris où l’épouvante se mêle au plaisir d’avoir peur… des cris tout pareils à ceux des midinettes de Paris « quand elles se paient les montagnes russes ». Le cheval du guide désaffecté n’a garde de perdre une si belle occasion de s’emballer. Il part à fond de train… et son cavalier doit commencer à regretter le marchepied qu’il a refusé si dédaigneusement tout à l’heure… car il ne se maintient en selle que grâce à une acrobatie méritoire et son équilibre me paraît bien instable.

Quant à nous, nous retrouvons enfin la joie de passer de la première à la seconde vitesse et l’agréable ronflement du moteur, qui règle bien, rythme nos espérances et nous annonce une bonne journée. Ce sera la première, s’il plaît à Dieu, et nous l’aurons bien méritée !

Au sortir de Kreck, nous rentrons dans la forêt, mais elle nous semble moins impénétrable et moins hostile. Les arbres sont plus clairsemés et ne nous opposent plus une muraille de verdure. Les rayons du soleil éclairent le sous-bois. La route même nous paraît accueillante. Il est évident qu’en prévision de notre passage, on l’a débarrassée des souches, des lianes et de tous les obstacles qui nous avaient jusqu’ici coûté tant de peines… et de pannes. Ces soins intelligents nous révèlent déjà l’amabilité de M. Beaudoin et nous y sentons comme l’invisible présence d’une main amie. Combien nous bénissons, sans le connaître encore, ce Résident providentiel qui nous évite tant de fatigues et de retards. Déjà, nous ressentons pour lui la même reconnaissance émue que les naufragés de l’Ile Mystérieuse pour le capitaine Nemo ! Il n’a pu empêcher pourtant que le chemin soit toujours tortueux, ce qui rend difficile la conduite de la voiture ; mais qu’importe, nous marchons et c’est l’essentiel !

Je constate même que certains passages assez mauvais ont été marqués par des branches coupées. C’est à n’y pas croire… et le Touring-Club n’aurait pas fait mieux.

Les arbres s’espacent de plus en plus et bientôt nous voici dans la clairière. La forêt semble s’écarter pour nous laisser passer. Nous quittons « l’âpreté des hautes solitudes » : à chaque instant on aperçoit de jolies canhas entourées de cocotiers ; des rizières verdoient, parsemées de flaques d’eau qui miroitent au soleil ; des bœufs, des buffles et des chevaux s’ébattent dans les prés. Tout cela forme un paysage riant et donne une impression de gaîté laborieuse et sereine qui rappelle les tableaux de l’école hollandaise. On se sent dans une région très riche, abondante et peuplée.

Et la route devient si belle que la troisième vitesse s’impose. Hourrah ! Nous y voilà… Nous roulons comme en France ! Le vent de la course nous rafraîchit le visage… On respire, les poumons s’élargissent, le sang circule, et nous en oublions le soleil de plomb qui tape sur nos têtes… Nous nous croyons les maîtres de l’espace.

Mais voici qui va rabattre notre fatuité ! Si nous ne risquons guère de rencontrer par ici des agents cyclistes pour constater notre excès de vitesse, la faune locale ne s’accommode pas d’un tel délit.

Elle nous apparaît, la faune locale, sous la forme imposante de trois vaches que le bruit du moteur empêche de ruminer paisiblement. Sans doute les vaches cambodgiennes n’ont pas encore acquis cette habitude de regarder passer les trains qui a comme cuirassé d’indifférence les vaches européennes. Celles-ci trouvent que nous sommes de trop dans le paysage et en même temps, par un regrettable illogisme, elles trouvent que nous le traversons beaucoup trop vite. N’écoutant que leur courage, elles se précipitent devant la voiture… puis lui tournent le dos et se mettent à trotter en nous barrant le chemin. J’ai beau donner des coups de trompe pour les effrayer, elles se contentent de prendre un petit galop de chasse et les soubresauts de leurs grosses croupes règlent notre allure et nous imposent des débrayages exaspérants.

— Y a pas à dire, opine Guérin, elles se fichent de nous.

… Mais il faut s’avouer vaincus ! Nos trois éclaireurs soulèvent un tel nuage de poussière que nous en sommes aveuglés et nous voilà réduits à stopper, en attendant que nos entêtées consentent à regagner le pâturage. La fatigue finit par les y contraindre et nous reprenons la seconde vitesse.

Oh ! sans doute, la troisième nous plairait bien davantage, mais nous roulons maintenant sur une couche de sable très profonde et qui exige des précautions. Toutefois le moteur tire bien et nous avançons. Vers une heure, en traversant une grande plaine nous avisons un village où, d’un consentement unanime, nous décidons de nous arrêter pour déjeuner ; je demande à notre guide bénévole le nom de cet endroit, il me répond laconique et précis :

— Kodorum !

Ces trois syllabes, aux consonances latines, me plongent dans un tel étonnement que je n’en puis croire mes oreilles.

Kodorum, où nous ne devions arriver que pour coucher ! Une telle chance me laisse défiant et sceptique.

Je fais répéter au guide ce nom inespéré : il s’obstine et ses affirmations, accompagnées d’une pantomime expressive, ont bien l’accent de la vérité… Elle nous est confirmée, d’ailleurs, par les habitants du village qui viennent à notre rencontre… et qui, tout de même, doivent savoir à quoi s’en tenir.


EXPRESS-BAR

Nous sommes donc bien à Kodorum et il faut prendre notre parti de cet incroyable bonheur.

Les automobilistes ont souvent eu l’occasion de constater que rien ne pousse à aller vite comme la certitude qu’on est en avance. Conformément à cette disposition d’esprit commune à tous les chauffeurs, nous décidons, puisque nous venons de gagner du temps, d’en gagner encore davantage et nous déjeunons… contre la montre, entourés de tous les habitants de Kodorum qui semblent respectueusement étonnés que des êtres humains puissent se repaître avec une telle rapidité. Mais nous ne songeons qu’à repartir sans perdre une minute.

Les décisions sont aussi rapides que les bouchées !… Nos charrettes ne sont pas là ? N’importe ! Nous ne nous morfondrons pas à les attendre ! Il faut pourtant payer les deux conducteurs de Kreck et les remplacer. C’est une occasion unique d’utiliser les talents épistolaires de Brin-d’Amour. Incontinent je l’élève aux fonctions de scribe, ce dont il paraît très flatté, et je lui fais écrire une lettre en chinois pour Nam-Ay, notre chef de convoi : il s’agit de lui expliquer qu’il aura à payer et à renvoyer les deux charrettes et à en prendre deux autres jusqu’à Suong où il devra arriver dans la nuit. La lettre écrite, nous la remettons avec le prix des charrettes au chef du village ; et nous repartons.

Trois ou quatre « autorités locales » nous accompagnent à cheval et cette escorte improvisée nous prête l’importante apparence d’une cavalcade historique, qui serait destinée à célébrer le « Progrès des Moyens de Transport à travers les âges ».

Après avoir quitté Kodorum nous rentrons dans la brousse. Le chemin est de plus en plus sablonneux et les ornières de plus en plus profondes. Partout la prévoyance de M. Beaudoin a disposé des coolies, armés de coupe-coupe qui travaillent à déblayer la route devant nous.

Mais les pires difficultés viennent de la nature du sol ; les ornières font de leur mieux pour nous arrêter, et vraiment elles se surpassent !

Les ressorts de la voiture battent tous les records de souplesse et de résistance : à chaque cahot je m’attends à un effondrement… Non ! cela tient encore — et cela tient du prodige.

Aïe, nous voici bloqués !… Renonçant à nous décourager par ses ornières que nous franchissons si allégrement, la route a pris le parti de faire le gros dos, autrement dit de se bomber, de s’arrondir sous notre châssis : le carter protecteur touche la terre, il nous faut reprendre notre besogne de terrassiers et enlever avec les pioches tout le milieu de la route.


SUR LA « ROUTE » DE SUONG

Ce travail fait, et non sans peine, nous retombons en pleine brousse… Décidément les obstacles se renouvellent avec une constance et une variété qui ne permettent pas de s’ennuyer un instant. Aidés des coolies nous débroussaillons… à coupe-coupe que veux-tu. Après une demi-heure de travail acharné et d’ailleurs encouragé par une distribution de piastres aux vaillants bûcherons, nous repartons gaîment. Encore la forêt… mais le sol est beaucoup plus dur et nous n’avons aucune peine à maintenir une allure avouable et régulière. C’est tout au plus si, de temps en temps, une souche malencontreuse arrête notre essor.

Vers cinq heures nous débouchons… ou plutôt nous « débuchons », comme on dit en style de vénerie, dans une immense plaine toute couverte de rizières (heureusement sèches, sans quoi nous risquerions de rester embourbés).

A l’horizon, dans un bouquet d’arbres, se groupent de pittoresques canhas, à demi cachées par les branches. C’est Suong !

Encore un coup d’accélérateur, beaucoup de cahots, de sauts, de bonds et de secousses et nous arrivons.

On semble nous attendre. Une délégation d’indigènes vient à notre rencontre et nous escorte jusqu’à la bonzerie, destinée, paraît-il, à nous recevoir. Ce trajet, à travers les rues étroites et tortueuses, et naturellement pleines de badauds, exige toute une série d’embrayages, de débrayages, de virages, de marche avant et de marche arrière, après quoi le jury le plus sévère nous accorderait un permis de circuler enthousiaste.

Enfin, nous stoppons contre l’échelle de la bonzerie.

Nous sommes bien heureux… Mais il fait rudement chaud.

Guérin constate avec fierté que nous n’avons pas perdu notre temps.

En effet, voilà une journée bien remplie, je suis forcé d’en convenir. Tout permet d’espérer que demain nous serons à Kompong-Cham et cette perspective ne laisse pas que de nous émouvoir quelque peu : car ce sera la première résidence que nous rencontrerons depuis notre départ de Saïgon et elle marquera presque le tiers du voyage. Seulement, voilà, de quoi demain sera-t-il fait ?

Nous y penserons plus à loisir… quand nous aurons dîné : c’est la première question qui se pose ! La joie d’avoir si bien marché ne nous a point coupé l’appétit… au contraire ! et nous n’avons rien à manger.

Je détache Brin-d’Amour en fourrageur avec la délicate mission de nous rapporter, moyennant finances, du riz et si possible un poulet ; puis, en guise d’apéritif, nous procédons à nos ablutions.

Pendant cette bienfaisante opération, un Annamite vient prévenir Guérin que le directeur des douanes l’attend chez lui.

Il faut dire que Suong, dont le nom ne figure pas sur la carte, n’en est pas moins une ville très importante et l’un des centres de l’alcoolisme cambodgien (ce qui tendrait à prouver que ce vice-là, du moins, n’est pas d’importation européenne… et que la civilisation extrême-orientale n’a rien à nous envier !). On trouve donc à Suong une grande distillerie de choum-choum (eau-de-vie de riz). Elle appartient au gouvernement qui remplit son rôle en exploitant les besoins de ses protégés et cela nécessite naturellement la présence d’un directeur des douanes.

Mais en quoi ce haut fonctionnaire peut-il bien avoir affaire avec Guérin ? Et pourquoi l’a-t-il fait demander ? Nous sommes tous très intrigués… Notre fidèle mécanicien se serait-il livré à quelque contrebande mystérieuse ? A-t-il dissimulé dans les coffres de la voiture une provision clandestine de Fine Champagne 1847 ? Nous nous amusons à le taquiner un peu. Le brave garçon ne sait à qui entendre… il est aussi étonné que nous et en arrive à se demander s’il n’a pas, par hasard, commis quelque délit involontaire…

— Ça doit être pour l’essence ! conclut-il… Tant pis, j’y vais, on verra bien !…

Et, n’écoutant que son courage, il part avec le mystérieux Annamite.

Un bon point pour Brin-d’Amour ! Contre toute espérance il apporte du riz et deux petits poussins et, pour une fois, manifeste l’intention de préparer le dîner… Nous n’avons garde de modérer cet accès de zèle inaccoutumé.

A sept heures, la table est mise et Guérin ne revient pas ! Qu’a-t-il pu lui arriver ? Son absence commence à nous inquiéter et nous allons partir aux renseignements quand nous le voyons reparaître la mine joyeuse et chargé comme un brick hollandais, serrant contre sa poitrine quatre bouteilles de bière, une bouteille d’absinthe et… luxe inappréciable ! aubaine inattendue ! manne providentielle !… du pain, du vrai pain à la croûte dorée !

Son retour lui vaut un accueil triomphal et tout s’explique : à bord du Tonkin, qui l’avait amené quinze jours avant nous à Saïgon, Guérin avait fait la connaissance du directeur des douanes et celui-ci, ayant gardé le meilleur souvenir de son compagnon de traversée, s’était empressé de le prévenir à l’annonce de notre arrivée à Suong.

Je laisse à penser si toutes les provisions sont les bienvenues et si nous portons un toast à cet excellent fonctionnaire.

Nous dînons le plus gaîment du monde ; cette petite fête, qui se prolonge assez tard, s’achève par une promenade exquise autour du temple, sous un clair de lune à faire rêver les imaginations les moins romanesques. Puis nous rentrons nous coucher.

Comme les charrettes ne sont pas encore arrivées, notre cantonnement se trouve réduit… au triste nécessaire, c’est-à-dire que nous sommes contraints de nous étendre sur le plancher de la bonzerie avec les coussins de la voiture en guise d’oreiller. Cette literie primitive est un peu dure, sans doute, mais il faut bien s’en contenter et nous en prendrions notre parti… s’il y avait un peu de silence autour ! Mais nous avions compté sans nos hôtes… A peine couchés et les lumières éteintes, voilà que les élèves bonzes commencent à chanter leurs prières dans la cabane située à notre droite : et peut-être cette lente mélodie, aux accents doux et monotones, nous servirait-elle de berceuse, si les chiens, les inévitables chiens ne jugeaient à propos d’en fournir l’accompagnement ! Soit en manière de protestation, soit pour rendre hommage eux aussi à quelque divinité, ils hurlent à intervalles inégaux et remplissent la nuit de leurs glapissements. Cela dure une bonne heure et, quand nous commençons à jouir enfin du silence rétabli, la mélopée des élèves bonzes reprend à notre gauche et leur concert spirituel suscite un nouveau concert cynégétique à démolir les tympans les plus résistants.

Notre insomnie nous permet du moins d’assister à l’arrivée des charrettes qui entrent à grand fracas dans Suong, vers une heure du matin. Il faut d’ailleurs qu’elles aient bien marché et Nam-Ay mérite des éloges que je ne lui ménage pas.

Nous profitons de la présence des charrettes pour y prendre nos oreillers et quelques couvertures, car la fraîcheur de la nuit contraste vivement avec la chaleur étouffante du jour.

Oreillers ! Couvertures !

Nous rentrons nous installer dans la bonzerie, les chantres se sont tus, les chiens aussi. Un silence profond enveloppe enfin toutes choses et nous nous endormons heureux et tranquilles.


GRANDE GALERIE DU CLOITRE D’ANG-KOR-VAT
Chargement de la publicité...