La Ville au Bois dormant : $b De Saïgon à Ang-Kor en automobile
LE DÉPART
CHAPITRE II
LE VOYAGE D’ESSAI A TRACOP
DÉBUT DE LA DIÉTRICH DANS LA BROUSSE
2 mars 1908.
Les premiers mètres ne valent pas grand’chose, mais en revanche les suivants, et ils sont beaucoup !… deviennent bientôt abominables : c’est une consolation.
Les ornières se creusent, sous nos roues, de plus en plus profondes et sablonneuses : le carter commence à donner des signes d’inquiétude — en quoi il semble se conformer à ma triste pensée. Toutefois, nous continuons en première vitesse et nous arrivons à un carrefour, où trois chemins s’offrent à nous. L’absence de poteau indicateur ne nous surprend pas autrement. A tout hasard nous prenons le moins mauvais… si l’on peut établir des comparaisons dans le pire !
Maintenant la route s’enfonce dans la forêt. On se croirait dans un tunnel… un tunnel végétal. Le grand mystère de la forêt nous enveloppe, les branches et les lianes s’entre-croisent au-dessus de nos têtes. A maintes reprises nous nous couchons presque dans la voiture pour éviter une branche, car la capote n’est pas encore adaptée à la carrosserie.
Le chemin devient si étroit que les marchepieds éraflent les troncs d’arbres et les bords du sentier aux places où il est encaissé.
Et le tunnel se complique d’un labyrinthe, c’est un tunnel en spirale ! Comme nos roues, ce maudit sentier tourne, tourne toujours — et son étroitesse rend la direction très pénible. Honneur aux virages malheureux !
Il ne faut point s’en étonner toutefois, c’est un trait commun à tous les sentiers de charrettes, de mépriser la ligne droite : ils rappellent en cela ce classique « Panthéon — Place Courcelles » immortalisé par Courteline. Ils font consciencieusement le tour de tous les obstacles. Souvent même, ils tournent pour rien, pour le plaisir.
Crac ! ça y est… Tout d’un coup, dans une clairière, les roues d’arrière restent prises dans un trou plus profond, tandis que celles d’avant travaillent à faux, s’inclinent d’une façon peu rassurante ; le réservoir touche et le moteur cale.
Mais nous ne calons pas, nous. Vite à bas de nos sièges, nous entamons la lutte avec le spectre terrible de la panne ! A l’aide d’une hachette, Gustave de Bernis creuse deux tranchées devant les roues d’arrière et dégage le réservoir. Cependant, le sort des roues d’avant me remplit d’une juste crainte !
Enfin, le travail s’achève. On remet en marche, et en poussant un peu, nous parvenons à gagner une bonne suée et le côté du chemin.
Sauvés pour cette fois !… J’ai comme un vague pressentiment que nous ne sommes pas au bout de nos peines.
Il est onze heures. Brin-d’Amour ignore éperdument à quelle distance nous nous trouvons du fameux Tracop… Nous ne savons rien, sinon qu’il fait une chaleur étouffante, que nous avons très faim et encore plus soif : le déjeuner s’impose.
Après avoir mis la voiture à l’ombre, nous l’imitons et nous nous installons sous un gros arbre, qui ferait fortune à Robinson ; puis nous attaquons joyeusement le menu, bien qu’il ne rappelle ni Voisin, ni Paillard, ni le Café Anglais !
Quand nous sortons de table, si l’on peut s’exprimer ainsi, nous constatons que la chaleur communicative des banquets n’est rien auprès de celle qui tape sur la Cochinchine… Mais il est une heure, et ces considérations atmosphériques ne sauraient nous empêcher de repartir à la découverte de l’introuvable Tracop. Nous secouons Brin-d’Amour qui déjà s’apprêtait à goûter la douceur d’une sieste réparatrice. Notre guide interprète se résigne, non sans peine, à suivre ces Européens dont l’activité paraît lui inspirer quelque mépris ; et nous remontons dans la voiture.
Enfin, à deux heures, nous arrivons en vue d’une hutte isolée… (disons une canha pour répandre un peu de couleur locale sur ces pages sévères). Les habitants sont sur le seuil, attirés sans doute par ce besoin de voir passer les voitures qui est commun à toute l’humanité, et qui, chez eux, semble d’ailleurs tout naturel… Je donne un coup de sirène en guise de bonjour : ils s’enfuient épouvantés et se perdent dans le paysage.
Nous arrêtons devant la canha et nous avons toutes les peines du monde à ramener nos fugitifs : enfin, grâce à l’éloquence de Brin-d’Amour qui leur crie des phrases rassurantes et leur affirme sans doute la pureté de nos intentions, ils s’apprivoisent peu à peu et reviennent autour de la machine. Et la conversation s’engage !
… Ces pauvres gens commencent par nous avouer que, de toute leur vie, ils n’ont encore vu qu’un seul blanc… voilà sept ans de cela : c’était un garde principal ! Je ne sais si nous leur inspirons autant de respect, toujours est-il que nous ne semblons pas leur déplaire. Ils ont fini par se convaincre que nous ne sommes pas des génies malfaisants : et ils s’humanisent au point de nous offrir l’hospitalité. Le plus cordialement du monde, ils nous régalent de cocos et de pastèques, et nous voilà bons amis.
Je leur fais demander par Brin-d’Amour des nouvelles de cet invisible Tracop qui semble se reculer comme un mirage à mesure que nous avançons…
— Tracop ! nous traduit Brin-d’Amour, sans marquer aucun étonnement, mais vous y êtes !
Je crois rêver… Ainsi ce gros village, que nous promettait la carte, se réduit à cette pauvre canha !
Nous nous amusons un instant de notre déconvenue.
Désormais, la géographie nous inspirera quelque méfiance…
A deux heures et demie, après avoir pris congé de nos hôtes, nous nous remettons en marche par le même chemin qui nous a amenés au but de notre expédition. Les choses vont à merveille maintenant que la route est déblayée par notre passage… Elles vont même si bien, et la voiture aussi, qu’à trois heures et demie nous nous arrêtons à l’entrée de Tay-Ninh, devant la boutique d’un Chinois, dans l’intention de nous rafraîchir un peu. Puis, nous allons, Gustave de Bernis et moi, rendre visite au Résident, M. Prère. Nous trouvons près de lui le plus gracieux accueil et, du reste, l’amabilité semble vraiment l’apanage de tous les administrateurs. J’ose mettre la sienne à contribution et je lui demande les renseignements indispensables pour notre voyage vers Kompong-Cham. Il ne nous dissimule pas que nous sommes les premiers à tenter pareille aventure et qu’il n’a jamais envisagé la possibilité d’une excursion à Ang-Kor en automobile ! Il déplore de n’en pas savoir beaucoup plus long que nous sur ces voies de communication que sont les sentiers à charrettes… de sorte qu’au bout d’une demi-heure de conversation, entrecoupée de regards éplorés sur la fameuse carte, qui paraît si renseignée et qui partage notre ignorance, je ne suis pas plus avancé qu’au départ de Saïgon.
Il ne nous reste qu’une seule ressource, et M. Prère est assez aimable pour nous l’offrir, sous la forme d’un topo qu’il nous fera établir par le télégraphe, dont la ligne va jusqu’à Kreck… Il ne s’exagère point d’ailleurs l’exactitude de ce vade mecum, mais enfin, ce sera toujours un topo ! Et il nous promet encore de nous fournir un guide jusqu’à Kreck.
Nous repartons pleins d’espoir… et de vastes pensées.
Est-ce que vraiment la philosophie de M. Alfred Capus aurait cours de l’autre côté de la terre ? Et serait-il donc vrai qu’ici, comme dans notre Europe trop civilisée, tout s’arrange. Ainsi, nous aurons un topo ! — joie ineffable ! — et un guide, et quoi encore ? Avec tout cela, si nous n’arrivons pas, ce sera une vraie honte !
Nous rentrons à Saïgon, tout fiers d’avoir si bien employé notre journée d’essai : nous y retrouvons Hervé de Bernis et, pour mettre nos idées en ordre, nous nous réconfortons d’un bon dîner au « Continental ».
3 mars 1908.
Aujourd’hui, je fais envoyer à Kompong-Cham par les voies les plus rapides (et je frémis en y songeant !) toutes les grosses pièces de rechange qu’un accident peut rendre nécessaires : roues, direction, ressorts, six enveloppes munies de semelles Michelin et toute une provision d’essence, d’huile, de carbure, etc… Voilà pour les ravitaillements.
Et maintenant, mes lecteurs n’échapperont point à la description de la voiture ! Je m’en voudrais trop d’oublier cette brave et fidèle amie. Tous les automobilistes me comprendront : ils savent qu’un vrai chauffeur s’attache à sa machine comme un bon cavalier à son cheval et qu’il finit, pour ainsi dire, par la considérer comme un prolongement de sa personnalité.
Celle qui fut l’âme de ce voyage mérite bien une mention honorable au début de ce cahier de route.
Représentez-vous par la pensée (ce qui n’exige pas d’ailleurs un bien grand effort !) une bonne 24/30 H. P. Lorraine Diétrich à châssis américain très renforcé et dont les énormes ressorts sont faits pour supporter le poids total de 3700 kilogrammes et surtout les chocs, les cahots, les secousses et les cent mille avanies que nous réservent les fameux sentiers à charrettes.
Par coquetterie, j’ai fait mettre des pignons de treize dents afin de pouvoir à l’occasion goûter un peu les joies de la deuxième vitesse.
Dans un voyage comme celui que nous entreprenons, on ne s’étonnera pas trop que je m’arrête aux détails de la carrosserie. Peut-être ne paraîtront-ils pas inutiles à ceux qui, comme je l’espère, voudront nous imiter et boire l’obstacle ailleurs que sur la route nationale de Paris à Trouville.
Donc, la carrosserie, un double phaéton très court (pour laisser place par derrière à deux malles, à quatre lits pliants, à quatre pneus de rechange et à la tente indispensable), ne présente qu’une seule porte, l’autre côté servant de dépôt aux cartouches ; sur le marchepied de droite, un grand treuil avec 40 mètres de câble en acier, destiné à désembourber la voiture ou à lui permettre de remonter une pente trop raide : ce treuil se fixe à un arbre ou à un piquet assez solide au moyen d’un appareil complémentaire disposé sur le marchepied de gauche. Puis, viennent un extincteur, le générateur en acier bleui et une grande caisse en tôle contenant tout le matériel de cuisine : une table et trois chaises pliantes, trois pioches et trois pelles.
A gauche, sur l’aile d’arrière, une boîte contenant deux lampes portatives à acétylène. Sur le marchepied, la réserve de 50 kilogrammes de carbure, en un tonnelet absolument étanche, et l’appareil du treuil.
Devant le radiateur, trois fortes haches.
Enfin, une grande capote en toile grise, qui non seulement nous garantira du soleil, mais nous servira surtout à écarter les branches et ainsi à nous ouvrir un chemin à travers la forêt. On conçoit que pour bien remplir un tel rôle (qui de prime abord ne paraît pas de son emploi), il faut à cette capote une solidité en quelque sorte granitique.
Du reste, tous les organes de la voiture, châssis, moteur et carrosserie, seront soumis à une rude épreuve.
Pour la machine, je suis tranquille : son nom seul me dispense d’en dire plus long. Et quant à la carrosserie, je me fie au travail de Berton-Labourdette ; je connais et j’apprécie hautement le fini et la solidité des voitures qui sortent de chez lui et je crois pouvoir répondre que celle-ci fera honneur à sa maison.
BOUDDHA DANS L’INTÉRIEUR D’ANG-KOR-VAT