La Ville au Bois dormant : $b De Saïgon à Ang-Kor en automobile
LE RÊVE
CHAPITRE III
LE CHANT DU DÉPART — UNE ROUTE PAVÉE
DES MEILLEURES INTENTIONS
8 mars 1908.
Le départ est fixé au dimanche 15 mars dans l’après-midi. Nous irons coucher à Tay-Ninh où M. Prère est assez aimable pour nous offrir l’hospitalité. Déjà, il nous a donné une preuve, et bien précieuse, de l’intérêt qu’il porte à notre tentative, car il a tenu sa promesse et le fameux topo est arrivé. Je le dévore des yeux, j’y voudrais lire d’avance toutes les péripéties de ce voyage, mais peut-être vaut-il mieux ignorer l’avenir et garder « les longs espoirs et les vastes pensées ».
Les premiers renseignements du topo m’enchantent !
J’y vois que d’ici à Kreck nous n’aurons à traverser qu’un seul torrent où l’eau n’atteint que 40 centimètres… quelque chose comme une rue de Paris pendant la fonte des neiges : il nous suffira, comme disent les Angevins, de « guécher. »
La distance de Tay-Ninh à Kreck serait, d’après le topo, de 90 kilomètres environ…
90 kilomètres ? Mettons 200 pour ne pas risquer une amère désillusion, car la distance indiquée par mon topo est évaluée… à vol de télégramme ! C’est en effet la longueur du fil télégraphique qui réunit les deux villages, et à moins de le suivre en aéroplane (ce que nous ferons peut-être un jour !), cette route aérienne bénéficie de tous les avantages que les géomètres s’accordent à reconnaître à la ligne droite : elle ignore les malicieux sentiers qui tournent sur place et ne conduisent jamais où l’on voudrait aller.
Mes lecteurs pourront voir eux-mêmes ce fameux topo que je dois à l’obligeance de M. Prère. Ils se rendront compte aussi que Kreck est séparé de Kompong-Cham par 70 gentils kilomètres qu’il nous faudra avaler pêle-mêle avec les obstacles, sans savoir comment… à moins toutefois que le Résident de Kompong-Cham, M. Beaudoin, ne veuille bien venir à notre aide et nous tirer d’embarras, en nous donnant un autre guide. Je lui écrirai à cet effet, et je dois dire que le sens de sa réponse ne m’inquiète nullement. Je suis tranquillement sûr qu’il fera tout son possible pour nous seconder, car M. Lalande de Caland, que j’ai connu ici l’année dernière, puis revu en France, m’a vanté maintes fois l’amabilité de M. Beaudoin. Je sais déjà qu’elle est proverbiale.
Et puisque le nom de M. Lalande de Caland vient sous ma plume, je tiens à dire ici combien je regrette l’absence de ce compagnon charmant et de grande valeur. J’avais espéré qu’il pourrait venir en Cochinchine cette année et prendre part à notre voyage. Hélas ! des raisons indépendantes de sa volonté l’ont retenu en France. Il m’eût été si agréable de l’avoir près de nous, que j’ai ressenti une vraie peine en lui disant adieu à Paris, et je ne m’en console pas.
9 mars 1908.
Encore un contre-temps ! Les Messageries fluviales ne peuvent pas prendre mes colis de pièces de rechange pour Kompong-Cham. Et le temps passe… comme s’il n’avait rien de mieux à faire ! Nous devrions être partis depuis dix jours déjà, sans l’accident du débarquement !
Enfin, après nous être consciencieusement cassé la tête, nous n’avons trouvé pour tourner la difficulté qu’un seul moyen… et qui réalise à merveille le type du pis-aller : ce sera de nous résigner à nous faire suivre d’étape en étape par plusieurs charrettes à bœufs. Ainsi, nous marcherons bœufs à bœufs, côte à côte !
Cette résolution désespérée est tout naturellement suivie d’une dépêche à M. Prère pour lui demander quatre charrettes et un milicien comme surveillant.
La réponse ne se fait pas attendre, comme je l’avais espéré de l’infatigable obligeance de M. Prère ; j’aurai charrettes et soldat !
14 Mars 1908.
Il ne nous reste plus maintenant qu’à dénicher l’oiseau rare, le merle blanc… le cuisinier interprète, mais il faut croire que maître Jacques n’existe que dans Molière.
Toutes nos recherches demeurent vaines, et, en désespoir de cause, nous en sommes réduits à nous contenter de l’indéracinable Brin-d’Amour. Comme pis-aller, celui-là ne craint personne.
Il ne nous reste plus qu’à partir… et peut-être ne semblera-t-il pas inopportun, ni importun, de préciser le but et les raisons de ce voyage, que je souhaiterais plus utile qu’un « voyage d’agrément » et dont je voudrais que notre belle colonie pût tirer parti.
Oh ! je ne songe point à accomplir des exploits qui me classent d’emblée parmi « les hardis pionniers de la civilisation ». N’allez pas croire que je prétende égaler les Livingstone, les Stanley, les Francis Garnier, ou les Savorgnan de Brazza ! Je ne cherche même pas à éclipser mes glorieux émules de la grande confrérie des chauffeurs, ces héros de la course Péking-Paris dont les exploits ont, à tant de titres, étonné les deux mondes ! Ces audacieux coureurs, qui ne boivent que l’obstacle et ne dévorent que l’espace, n’ont point à s’inquiéter de ma modeste concurrence… Et quelle rivalité pourrait-on craindre quand on fait du 40 à l’heure à travers les rochers sur une auto, d’ailleurs traînée par des Chinois (car enfin, on ne peut pas voyager sans coolies ni bagages !) et quand on franchit des torrents et des rivières en quatrième vitesse ? Nul ne peut songer à renouveler de telles prouesses. Je ne cherche pas à établir un record et je ne veux pas lutter de vitesse avec des chauffeurs qui marchaient d’un train qu’on eût pu croire parfois transsibérien…
… Je ne veux tout simplement que voir ce que l’on peut faire avec un bon mécanicien et une bonne machine livrés à eux-mêmes dans des chemins jugés impraticables ! Et tout en poursuivant cette expérience, je serais heureux de parvenir à démontrer qu’il serait possible, sinon facile, d’établir un moyen de communication entre Saïgon et les merveilleuses ruines d’Ang-Kor-Thom et Ang-Kor-Vat, aujourd’hui inabordables pendant la saison sèche, et qui, pour cette raison, restent presque ignorées, alors qu’elles devraient être un de ces lieux de pèlerinage artistique, où, de tous les pays, viennent se réunir les Amants de la Beauté.
C’est devenu un lieu commun — et comme tant d’autres lieux communs, malheureusement trop vrai et trop souvent constaté — de répéter que les Français ignorent les beautés de leur propre pays et ne font rien pour les mettre en valeur. Cette indifférence s’étend, à plus forte raison, à notre empire colonial, dont il semble que l’on commence à peine à soupçonner l’existence.
Faudra-t-il donc attendre que des étrangers viennent nous révéler qu’un récent traité avec le Siam a enrichi notre Indo-Chine d’une des merveilles du monde ? Sans doute, l’élite de nos savants et de nos artistes sait bien que ces temples et ces palais d’Ang-Kor surpassent les plus belles ruines de l’Inde, mais tandis que l’Angleterre a su attirer à Bénarès, à Lahore, à Delhi, à Agra, tous les touristes qui visitent l’Asie, il ne s’est trouvé jusqu’ici que quelques audacieux (d’adorateurs zélés à peine un petit nombre !) pour risquer ce voyage d’Ang-Kor qui mériterait d’être classique. Cela tient à ce que, dans les circonstances actuelles, ce voyage garde les apparences peu encourageantes d’une expédition coûteuse et difficile. Pour aller à Ang-Kor il faut presque une âme d’explorateur ! Jugez-en plutôt.
Le pèlerin passionné qui a conçu le dessein de visiter les illustres ruines se trouve d’abord contraint de choisir la saison où il y a de l’eau dans les rivières et qui s’étend de juillet à janvier.
S’étant ainsi mis d’accord avec les éléments, le touriste prendra à Saïgon un bateau des Messageries fluviales qui le conduira jusqu’à Pnom-Penh, capitale du Cambodge. Cela représente déjà une petite traversée de quarante heures.
De Pnom-Penh, le touriste devra continuer jusqu’à l’entrée de la rivière de Siem-Reap : soit encore vingt-quatre heures de voyage ; après quoi les difficultés ne font que commencer, car, une fois parvenu à l’entrée de cette rivière, le touriste impénitent est déposé dans un sampan qui le conduit en vingt-quatre heures à trois ou quatre kilomètres de la ville de Siem-Reap.
Une fois là, il ne lui reste plus qu’à fréter une charrette à bœufs qui veuille bien le conduire jusqu’aux ruines. Et c’est encore l’affaire de plusieurs heures, en admettant que tout marche à souhait.
Tout cela ne serait rien encore, s’il ne fallait pas prendre la précaution indispensable d’emmener un cuisinier et d’emporter des conserves, des lits pliants, des bougies… en un mot, tout ce qu’il faut pour vivre pendant plusieurs jours sous un toit de quatre piquets décorés du nom de sala ; car ce voyage incertain et mal commode se complique de toute une partie de camping, fort dispendieuse, et qui exige un travail de préparation ; de sorte que les touristes qui n’ont pas pris le parti désespéré de mourir en route risquent fort d’arriver au terme du voyage harassés de fatigue, déprimés et furieux et dans un état d’âme et de corps… tout à fait incompatible avec l’enthousiasme et l’admiration.
Dans des conditions pareilles, l’on ne saurait s’étonner que les ruines d’Ang-Kor soient moins visitées que les Chutes du Niagara, l’Acropole ou le Tadj-Mahal !…
Comme certains grands artistes, elles sont d’un abord difficile.
Pour leur attirer une foule immense d’admirateurs, il suffirait de construire une route entre Saïgon et Ang-Kor et d’installer, à Ang-Kor même, un hôtel confortable et pratique.
Rassurez-vous !… Je ne demande pas que l’on déshonore ces ruines sublimes par le voisinage d’un de ces caravansérails luxueux et encombrants comme on en a trop construit, ces dernières années, au centre de Paris. Mais il n’est pas nécessaire de condamner à mourir de faim et de soif, de fatigue et d’épuisement les voyageurs qui voudront connaître les beautés de l’art cambodgien ! Et je souhaite seulement qu’un Français avisé ait l’idée d’ouvrir, à distance respectueuse des palais et des temples, un hôtel simple et propre qui permette aux touristes de séjourner le temps qu’il leur plaira entre Ang-Kor-Thom et Ang-Kor-Vat et d’admirer, tout à leur aise et sans crainte d’inanition, une des plus authentiques merveilles du monde.
Cet hôtel ne risquerait pas de manquer de voyageurs, mais encore faudrait-il une route pour les y conduire !
Cette route serait une belle œuvre d’utilité publique et mieux encore d’utilité française, et je voudrais que ce voyage servît à démontrer qu’elle n’est pas irréalisable.
On a beaucoup travaillé en Indo-Chine depuis quinze ans : car, si trop de Français ignorent les colonies, du moins ceux qui viennent s’y fixer ne perdent pas leur temps.
Quelques politiciens grincheux et qui, d’ailleurs, n’ont jamais quitté leur fief électoral, auront beau répéter que « les Français ne sont pas colonisateurs ! » C’est là une assertion gratuite et qui, pour cette raison, ne devrait plus trouver cours dans la presse. Et notre immense empire colonial suffit à lui donner un démenti assez rassurant.
Sur la vaste terre, comme dans leur propre pays, les Français se sont toujours montrés, entre autres choses, d’admirables constructeurs de routes. L’Indo-Chine leur doit déjà un réseau de grandes voies qui surpassent les plus anciennes et les plus belles de l’Extrême-Orient.
Espérons donc que la sage et méthodique activité de nos compatriotes s’emploiera bientôt à ouvrir ce grand chemin d’intérêt mondial qui reliera Saïgon, métropole de la riche et belle Cochinchine, aux ruines sublimes d’Ang-Kor-Vat et d’Ang-Kor-Thom : ce serait un immense bienfait pour la colonie et pour l’Art…
Mais voici assez de phrases, il s’agit de partir… et d’arriver. Tout est prêt, enfin ! Les pièces de rechange sont rendues à Tay-Ninh, d’où nous prendrons demain notre essor. Là, je les ferai charger sur les charrettes qui doivent nous accompagner.
C’en est fait, nous partons demain.
Tous nos amis sont d’ailleurs unanimes à déclarer que nous n’arriverons jamais ; ils ne nous cachent point l’agréable espérance de nous voir revenir au bout de quelques jours.
Nous verrons bien…
Dimanche 15 mars 1908.
Nous allons donc refaire aujourd’hui cette route de Saïgon à Tay-Ninh qui nous est déjà familière. Pour nous, le vrai départ ne datera que de demain, où nous nous élancerons dans l’inconnu.
Ce matin, nous sommes tous allés à la messe.
A deux heures, le cœur un peu serré tout de même à la pensée de quitter nos amis de Saïgon que nous reverrons Dieu sait quand ! nous nous rendons au garage d’Hippolito, où nous rejoignent le commandant Bertrand et M. de Mayréna.
La voiture est toute prête, en tenue de campagne. Rien ne manque, pas un boulon…
Nous disons adieu à Gustave de Bernis qui voudrait bien nous accompagner, mais qui se trouve forcé de rentrer en France, et nous serrons les mains de nos deux autres amis.
Allons ! nous prenons place, le fidèle Guérin au volant.
Le moteur ronfle ; il semble, en vérité, qu’il fredonne l’Invitation au Voyage. Nous démarrons, nous sommes partis ! Dès cinq heures, nous arrivons à la résidence de l’aimable M. Prère qui nous a offert l’hospitalité.
A Tay-Ninh, les charrettes nous attendent… et aussi les caisses qui contiennent les pièces de rechange.
Qu’elles sont belles, ces caisses ! mais qu’elles sont imposantes : elles atteignent des dimensions gigantesques, où je reconnais cette noble folie des grandeurs, qui est le péché mignon d’Hippolito. Notre première impression est que jamais tout cela ne pourra tenir dans les charrettes… et l’événement la justifie bientôt… Le contenant et le contenu refusent absolument de s’accorder. Tout est à refaire ! Il faut démolir les caisses, et empiler dans les charrettes, en équilibre instable, tous les accessoires : pneus de rechange, bidons d’essence, pneus de réserve, etc… Ce diable d’Hippolito aurait bien pu tout de même avoir le coup d’œil un peu plus juste. Sa mégalomanie nous contraint à une besogne de déménageurs qui nous prend toute la soirée.
Enfin, tant bien que mal, l’arrimage est achevé.
Les charrettes partent à la nuit, elles iront attendre notre passage à Kreck.
Après un bon dîner nous allons nous coucher… dormir, rêver peut-être. A demain les grandes émotions ! Et que saint Christophe nous protège !
ANG-KOR — L’ESCALIER DU VERTIGE