La Ville au Bois dormant : $b De Saïgon à Ang-Kor en automobile
A LA RESCOUSSE
CHAPITRE X
SÉJOUR A KOMPONG-THOM — CHASSES
FAUX DÉPART — ON OPÈRE GUÉRIN
25 mars 1908.
Ayons l’affreux courage de l’avouer : nous avons fait la grasse matinée !… C’est tout juste si nous sommes prêts à l’heure du déjeuner. La confusion que nous en éprouvons est singulièrement adoucie par le bien-être que nous a laissé cette nuit réparatrice. Nous avons dormi longtemps, beaucoup… et beaucoup à la fois — mais pas très vite, il faut le reconnaître, et nous ne nous sentons pas la force de le regretter.
Ma première pensée est pour la voiture. On l’a garée sous un hangar et Guérin lui tâte le pouls, l’examine en détail, resserre un écrou par-ci, un boulon de la carrosserie par-là. A part ces petits accrocs inévitables, rien n’a bougé, tout va bien ; il faut le voir pour le croire !
A une heure, les éléphants arrivent, sans se départir de cette solennelle lenteur qui leur est coutumière. Mais point de charrettes.
Pour nous conformer à une habitude coloniale, que nous n’avons guère imitée jusqu’ici, nous faisons la sieste : c’est une occupation pleine d’agréments, mais qui m’exaspérerait, je crois, si elle devenait quotidienne. Pour une fois, je m’en accommode le mieux du monde.
Après la sieste nous faisons une promenade à cheval de l’autre côté de la rivière.
M. Chambert nous fait gentiment part de la forte résolution qu’il a prise de ne nous laisser partir qu’à la dernière extrémité ! Comme je lui ai laissé voir ma passion pour la chasse, il tient à nous garder le plus longtemps possible, afin que nous chassions tous les jours dans les environs. Et déjà il arrange une grande battue pour demain matin ; nous serons à dos d’éléphants, ce dont nous nous réjouissons fort.
Les quelques jours que nous devons passer à la Résidence s’annoncent pleins d’agrément et de charme.
30 mars 1908.
A la demande générale, la chasse est remise à demain pour laisser reposer les braves éléphants revenus de Baraï et qui gardent encore dans les jarrets quelque fatigue du voyage.
Nous remplaçons la chasse par une promenade à cheval : j’en suis fort heureux, car l’automobilisme ne m’a aucunement brouillé avec l’équitation. En matière de sports surtout, il faut pratiquer le plus large éclectisme ; l’homme d’un seul sport risque de devenir un redoutable « Fâcheux », Molière s’en était avisé déjà. Aujourd’hui, les fâcheux sont devenus des raseurs, leur nom seul a changé.
… Des instructions sont données aux gouverneurs pour faire déblayer notre route le plus possible jusqu’à la province de Battambang.
M. Chambert écrit au Résident de cette province pour lui demander de bien vouloir en faire autant dans sa juridiction ; je ne puis dire assez combien je suis touché de cette aimable collaboration que nous avons trouvée partout jusqu’ici, et j’en reste très fier, car elle me prouve que notre voyage peut être utile à la colonie.
J’ai un itinéraire détaillé jusqu’à Siem-Reap.
Un pont sera établi ici, pour nous permettre de passer la rivière et nous n’en prévoyons pas d’autre sur toute la route. Nous n’aurons à traverser que deux grandes mares très peu profondes.
Espérons que nous en avons fini avec ces pannes aquatiques, qui ont déjà failli nous être si fatales, et que dorénavant la chance nous favorisera jusqu’au bout.
31 mars 1908.
A cinq heures et demie du matin, Guérin vient m’avertir que les éléphants sont là !
Nous les escaladons, grâce à une gymnastique sévère, et nous nous installons tant bien que mal, plutôt mal que bien dans les paniers pendus à leurs flancs.
Puis, les énormes bêtes s’ébranlent. Le sol tremble. On redoute un cataclysme, on a l’impression de se trouver juché sur une colline pendant un tremblement de terre.
Les paniers nous coupent les jambes, les secousses nous coupent la respiration et Guérin insinue sournoisement que « nous n’y couperons pas pour une courbature ! »
Après des oscillations qui n’ont rien d’isochrone, nous arrivons sur le terrain de chasse. Une véritable surprise nous y attend ; en effet, les rabatteurs ont eu la singulière idée de faire la battue à l’envers et d’envoyer le gibier dans la direction exactement opposée à celle où nous sommes venus l’attendre… Ont-ils voulu par là se distinguer ? ou la pratique du sabotage aurait-elle déjà envahi l’Extrême-Orient ? Toujours est-il que les effets d’une telle manœuvre ne comportent pas de commentaires. Ils se devinent aisément.
Navré d’une telle déconvenue, je passe ma juste fureur sur un aigle qui plane au-dessus de nos malheurs et je l’abats d’un coup sans lui laisser le temps de comprendre pourquoi !
Guérin déclare que, décidément, l’éléphant n’est pas un moyen de transport et que ça ne vaudra jamais l’auto. A l’appui de cette déclaration véhémente, il prend le parti de revenir à cheval.
1er avril 1908.
Dès six heures du matin, nous repartons pour la chasse mais sans emmener cette fois ni Bernis ni Guérin et surtout sans rabatteurs.
Toute notre stratégie consiste à marcher en ligne avec les cinq éléphants à travers l’inextricable fouillis d’herbes qui nous submerge et où nous disparaissons presque entièrement.
De temps en temps, cette sorte de mer végétale se creuse d’un remous ou se plisse d’un sillage qui révèle le passage d’un cerf, d’un chevreuil, d’un sanglier, peut-être même d’une panthère.
Juchés sur nos vastes montures, nous avons l’impression d’être embusqués dans la tourelle d’un cuirassé que menacerait une escadre de torpilleurs… ou de sous-marins. Et le mouvement des petites herbes frôlées, qui s’inclinent et se redressent, s’entr’ouvrent et se referment, nous permet de deviner la présence du gibier. Il faut donc tirer vite et au jugé… Mais ce qui rend la comparaison plus exacte encore entre nos éléphants et les bateaux de guerre, c’est que le roulis de nos montures nous rend le tir très difficile. Nous entretenons un feu de salve nourri qui jette le désarroi autour de nous. La mer verte de l’herbe ondule et frissonne en vagues inégales. On sent que là-dessous des bêtes affolées s’enfuient de toutes parts, mais elles nous demeurent invisibles et nous ne pouvons compter que sur la chance. Elle me favorise enfin, et l’une de mes balles abat un beau chevreuil. En rentrant à la Résidence, M. Chambert photographie notre voiture entourée des éléphants, et cela forme une espèce d’allégorie de « l’Anachronisme ».
Le pont qui doit permettre à l’auto de traverser la rivière est déjà assez avancé pour que nous puissions fixer notre départ au 3 avril, après le déjeuner.
Mais voilà que Guérin, en travaillant à la voiture, vient d’écorcher la plaie de sa main qui était presque entièrement guérie et cet accident ne laisse pas que de m’inquiéter : je me rends compte que le pauvre garçon souffre beaucoup plus qu’il ne veut le laisser voir.
Il finit par m’avouer qu’il ressent des élancements très douloureux. Notre compagnon et M. Chambert le pansent de leur mieux. J’espère qu’il sera rétabli demain. En cas contraire il serait imprudent de poursuivre notre voyage.
2 avril 1908.
Le pont est terminé ! C’est un travail splendide et qui fait honneur à la main-d’œuvre cambodgienne. Il semble qu’un train de marchandises y passerait sans accident et, pour que rien ne nous retarde demain, nous allons l’utiliser dès à présent…
Comme nous l’espérions, tout marche à souhait : au passage de l’auto, pas un craquement, pas un fléchissement… et pas la moindre émotion. La seule difficulté consiste, une fois passés, à remonter la berge à la fois escarpée et sablonneuse ; il y faut le concours bruyant des nombreux coolies qui ne parviennent pas sans peine à tirer la voiture du sable où elle s’est enlisée jusqu’aux essieux. Là encore, la main-d’œuvre cambodgienne finit par triompher et nous sortons sans plus d’encombres de ce mauvais pas. Mais, si la main-d’œuvre cambodgienne est excellente, le malheur est que la main de Guérin ne va pas mieux aujourd’hui, au contraire ; ses douleurs n’ont fait qu’augmenter durant la nuit et notre inquiétude s’accroît d’heure en heure. De tous les déboires que nous avons eu à subir, la souffrance de l’un des nôtres est encore le pire et celui que nous avions le moins prévu.
DE POUTRE EN POUTRE
3 avril 1908.
Il semble vraiment que le mauvais sort s’acharne et que tout se tourne contre nous. Un si violent accès de fièvre m’a terrassé la nuit dernière que je ne me sens pas en état de partir aujourd’hui. Mais cet accablement passager n’est rien auprès de la souffrance qu’endure le malheureux Guérin dont le bras enfle malgré les cataplasmes et dont la plaie prend un mauvais aspect. Les douleurs sont devenues intolérables et lui donnent une fièvre intense : il lui serait impossible de partir et son état exige les soins immédiats d’un bon médecin. Mais hélas, il n’y a pas de médecin à Kompong-Thom. On n’en peut trouver un qu’à Kompong-Chnang et les moyens de communication, surtout pour un blessé, ne sont pas faciles ; le seul pratique est la voie fluviale.
M. Chambert a la bonté de mettre sa jonque à notre disposition et à dix heures du soir, Guérin part accompagné d’Hervé de Bernis et plus désolé de ce triste contre-temps que de sa blessure elle-même. Je ne puis dire avec quelle tristesse je vois s’en aller nos deux compagnons. Il me semble que notre expédition se disloque et qu’il va falloir renoncer à notre voyage.
4 avril 1908.
Ce matin, pour m’occuper et m’entretenir dans l’illusion que tout n’est pas perdu sans retour, je ramène l’auto à son garage et je nettoie les soupapes.
… Notre beau pont est déjà presque tout à fait démonté, le Chinois qui avait prêté les planches les ayant réclamées dès hier.
M. Chambert nous entoure d’intentions si aimables que nous nous félicitons que la fortune adverse nous retienne auprès de lui, car il sait nous consoler de notre tristesse.
Il trouve que nous avons eu assez de malheurs et cherche à nous persuader de renoncer à la fin de notre voyage…
Ne pas aller à Ang-Kor ! En sommes-nous là vraiment ? Hélas ! il faut bien s’avouer que si notre pauvre Guérin met trop longtemps à se rétablir nous nous verrons forcés de repartir sans lui. Une perte de temps trop prolongée peut tout faire échouer, car la saison des pluies approche et dès qu’elles commenceront à tomber, les plaines que nous avons à traverser ne seront plus qu’un immense lac infranchissable.
Jamais encore, depuis notre départ de Saïgon, nous ne nous sommes trouvés dans un aussi cruel embarras.
Nous attendons avec anxiété une dépêche de Bernis qui nous renseignera sur l’état de ce malheureux Guérin.
5 avril 1908.
Nous avons fait ici la connaissance de M. Colin qui s’intitule, non sans une légitime fierté « le seul colon du Cambodge ». Lui aussi s’intéresse à notre expédition et dans l’aimable intention de me distraire et de me faire oublier les ennuis de mon inaction, il m’a très gentiment offert de me mener à la chasse.
Ce matin donc, à sept heures, je pars avec lui et le compagnon pour certain endroit qu’il connaît et où se trouvent, paraît-il, beaucoup d’élans qui sont, comme nul ne l’ignore, de grands cerfs, faits pour remplir d’enthousiasme un Nemrod européen. En route, pour me faire la main, je tire à balle un chacal et un marabout.
Après trois heures de marche, nous arrivons à une pagode, aux abords de laquelle les élans ont coutume de se donner rendez-vous… Mais ils n’y viennent que vers quatre heures et il nous faut attendre leur bon plaisir…
Or, nous mourons de faim et de soif, et nous n’avons pour toute nourriture et pour tout breuvage que les noix de coco qui pendent à notre portée.
Dans une pareille disette je ne vois d’autre secours que l’inépuisable générosité de M. Chambert et je lui dépêche un indigène avec un mot griffonné à la hâte pour le supplier de nous envoyer le plus vite possible à boire et à manger… Et nous attendons dans une canha en regardant les bonzes de la pagode déguster leur riz.
A une heure, Tiam arrive à cheval suivi d’une escorte de coolies qui fléchissent sous le poids des flacons et des victuailles. M. Chambert a répondu sans perdre une minute à notre attente et nous a envoyé en hâte tout ce qu’il avait de prêt… c’est-à-dire de quoi repaître plusieurs Gargantuas. Nous occupons donc à déjeuner les loisirs que Messieurs les Élans veulent bien nous laisser.
Mais nous finissons par trouver que ces loisirs se prolongent trop. Les indigènes nous font une battue…
Décidément, ils n’ont pas « la manière ».
Les élans, qui ne veulent rien savoir, se sont enfuis.
Pour se consoler, le compagnon tire mélancoliquement un autre chacal et nous rentrons à pied pour dîner.
J’ai la joie de trouver à la Résidence une dépêche rassurante de Bernis qui me donne de bonnes nouvelles du blessé et m’annonce leur arrivée.
6 avril 1908.
Encore une journée de repos forcé.
Dans l’après-midi je reçois de Kompong-Chnang un second télégramme. Il m’annonce l’arrivée de Bernis qui rentre à cheval ; quant à Guérin, heureusement opéré du phlegmon qui l’a tant fait souffrir, il revient en jonque accompagné par le docteur Dupont.
Ces bonnes nouvelles me consolent de notre inaction et me rendent enfin l’espérance. Nous allons donc pouvoir reprendre notre voyage et partir pour Siem-Reap.
7 avril 1908.
A trois heures, Bernis arrive. Il est très fatigué de sa longue et dure chevauchée, mais il reprend courage en nous la racontant !
Il nous dit aussi toutes les péripéties du triste voyage qu’il a fait en jonque avec le blessé ; ils s’échouaient à chaque instant et n’avaient, pour toute nourriture et pour toute boisson, que ces sempiternelles noix de cocos… qui semblent remplir ici le rôle bien connu des briques dans l’alimentation européenne.
Notre pauvre Guérin a terriblement souffert. Mais grâce à Dieu, le voilà hors de danger : ce n’est plus maintenant qu’une question de soins pour laver et désinfecter la plaie. Auprès de nous ils ne lui manqueront pas.
8 avril 1908.
Comme il nous faut repasser le fleuve en quittant Kompong-Thom et que par la mauvaise volonté du Chinois qui nous loua ses planches, notre pont a rendu son tablier, nous nous trouvons dans un certain embarras.
M. Colin s’offre gracieusement à nous en tirer.
Il veut bien se charger de faire rétablir le tablier pour le passage de l’auto. Et, sous sa direction, des indigènes se sont déjà mis à l’œuvre.
Mais le grand événement du jour, c’est la rentrée de Guérin ! Il arrive après déjeuner, accompagné de l’excellent docteur Dupont qui l’a si vite et si bien opéré — et qui ne veut pas se séparer de son malade avant de le savoir tout à fait hors d’affaire.
En nous revoyant, ce brave Guérin retrouve sa gaîté et sa bonne humeur. Il ne parle que de repartir et demande à reprendre son service… et tout de suite ! J’essaie de le calmer et de modérer son ardeur : mais j’admire son courage : car il n’a pas encore fini de souffrir. Sa plaie n’a pas bon aspect. Elle est très profonde et creusée en trois endroits sous les nerfs.
Pourtant le docteur nous affirme qu’il n’y a plus aucun danger et donne des instructions au compagnon qui devra deux fois par jour faire au blessé des lavages d’eau phéniquée, au moyen d’une seringue spéciale. Moyennant quoi, Guérin pourra repartir avec nous dès demain. Je veux protester, mais notre rescapé insiste si vivement, il se reproche avec tant d’amertume de nous avoir retardés que, sur un signe du docteur, je finis par lui donner raison. Je sais bien d’ailleurs que nous ne pourrons pas partir demain et que ce ne sera pas trop de la journée pour achever le tablier du pont, en éprouver la solidité et faire passer la voiture de l’autre côté du fleuve. Mais je suis si heureux du retour de Guérin que les difficultés me paraissent bien peu de chose : notre groupe est reconstitué, voilà l’essentiel.
9 avril 1908.
Notre pont a repris un aspect tout à fait coquet : il sera terminé tantôt et M. Colin m’affirme que la voiture pourra le franchir en troisième vitesse !… Je m’en garderai bien, mais tantôt vers cinq heures, j’essaierai modestement de faire traverser l’auto sur l’autre rive… Guérin a passé une bonne nuit et se désespère de ne pas quitter dès ce matin Kompong-Thom. Il n’a plus d’autre fièvre que la fièvre du départ.
Je viens d’envoyer en avant les six charrettes, qui restent sous la conduite habile de Nam-Ay. Elles se dirigent vers Kompong-Chen où elles devront nous attendre demain soir.
Après déjeuner, nous faisons une courte promenade dans la Diétrich avec MM. Chambert et de Conchy et le gouverneur cambodgien… qui ne trouve pas de mots, même dans sa langue, pour exprimer son admiration… Puis j’amène la voiture au pont.
A première vue je ne partage pas toute la confiance de M. Colin dans la solidité des planches. J’envisage sans enthousiasme l’éventualité d’un plongeon qui compromettrait la cause de l’automobile aux yeux des populations massées sur la rive et qui pourrait terminer un peu brusquement la carrière de notre héroïque voiture. Aussi je ne m’engage qu’avec une extrême prudence. Et bien m’en prend !… car mes prévisions sceptiques ne se justifient que trop… A peine la Diétrich a-t-elle avancé de trois mètres que les roues d’avant passent au travers des planches qui craquent avec un fracas ironique : le tablier est défoncé et le moteur repose sur les piquets. Voilà notre auto sur pilotis.
Des coolies se précipitent et s’accrochent aux roues d’arrière : ils parviennent à ramener notre pauvre voiture sur la rive. Une fois de plus, tout est à recommencer !
Par bonheur, M. Chambert, à qui nos malheurs inspirent une commisération active et dévouée, donne des ordres pour faire remplacer les planches perfides par d’autres plus épaisses.
Je me reprends à espérer que nous pourrons partir demain.
ANG-KOR-THOM